Titre : LES ENFANTS 25/03/1999



LES ENFANTS de 40
 
CHAPITRE 1
 
Une situation bien compliquée
 
exposée à grands traits
 
Nous sommes cinq garçons et filles séparés de nos parents pendant la guerre de 1939-1945.
 
Nous nous faisons appeler : Jeannot, Zézette, Pierrot, Pitou et Noémie, mais ce ne sont pas nos vrais noms.
 
Nous avons au début de cette période : 12 ans, 11 ans, 10 ans, 9 ans et 8 ans.
 
Jeannot et Noémie sont frères et soeurs.
 
Nénette, Pierrot et Pitou sont frères et soeurs également, mais appartiennent à une autre famille amie de la première et sans lien de parenté. La personne qui nous a recueillis, Monique, nous considère comme appartenant à une seule et même famille, afin de déjouer les recherches qui pourraient avoir lieu à notre sujet.
 
Nous n'avions aucun papier officiel, quand elle nous a pris en charge.
 
Nous lui avons été confiés sans un mot d'explication par le curé du village. De temps en temps celui-ci lui procure un peu d'argent dont on ne sait s'il vient de nos parents ou bien du curé lui-même. Nos parents auraient disparu pendant l'exode. Comme nous sommes plutôt gentils, les villageois nous ont adoptés facilement, mais nous restons sur une prudente réserve compte tenu de la situation et du fait que le sort de nos parents est inconnu et qu'ils peuvent revenir d'un moment à l'autre.
 
Monique est un véritable personnage. Elle est la servante du précédent curé, mais n'a pas voulu rester avec le nouveau qui fait figure pour elle de parvenu. Elle a hérité de son père une petite maison où se trouvent des quantités de vielles choses venant de cette époque et d'un peu de bien qui lui assurent l'indépendance. Elle est douée d'un solide bon sens et d'une forte intelligence pratique. Enchantée de pouvoir se rendre utile, elle assume avec courage et compétence la tache de nous éduquer.
 
De notre propre initiative nous avons adopté un nom de famille : Ledoux. Nous assurons que c'est le nôtre, sans que nous puissions le prouver réellement. Nos prénoms disparates ressemblent plutôt à des surnoms, ils sont de notre invention et nous y tenons beaucoup.
 
Le maire du village nous a fait établir des papiers avec ces identités, ce qui les officialise.
 
Portrait des enfants.
 
Ici tout le monde nous appelle "les enfants". Nous nous connaissions tous depuis longtemps, nous retrouvant à l'occasion des vacances soit chez une grand-mère, soit chez des personnes à qui nous confient nos parents. Nous connaissions par contre peu nos parents car ils ont eu fort peu de temps à nous consacrer. Nous ne les voyions que de temps en temps ces cinq ou six dernières années, étant le reste de l'année pensionnaires, ou confiés à des domestiques. Comme on nous changeait souvent de lieu de résidence, nous sommes déracinés et n'avons pas de région d'attache. La seule chose qui nous stabilise est de nous retrouver tous les cinq et nous sommes devenus extrêmement solidaires. Nous nous sommes habitués à cette position bizarre et ne nous en étonnons plus et surtout nous n'en parlons à personne comme nous l'ont recommandé nos parents la dernière fois que nous les avons vus. Il y va de notre sécurité à tous.
 
Jeannot l'aîné est un joli garçon très brun dont les yeux noirs bordés de longs cils lui attirent toujours l'attention des femmes, ce dont il use et abuse. Cela ne l'a pas gâté pour autant et conscient de son rôle d'aîné il protège de son mieux la petite bande et est aimé de tous. Il travaille bien en classe et ramasse régulièrement tous les prix et toutes les médailles ce qui nous énerve. Car nous ses frères et soeurs autant que les gamins du pays sommes bien incapables d'en faire autant. Il a plutôt le tempérament d'un boy scout et manque un peu de fantaisie et d'imagination.
 
Zézette est aussi blonde que lui est brun ce qui rend difficile de les faire passer pour frère et soeur, mais de tels caprices de la nature existent fréquemment.
 
Toute blonde, coiffée à la Jeanne d'Arc, elle est plutôt petite pour son âge, mais très bien proportionnée et tonique. Encore bien loin d'être formée à 11 ans, elle manifeste en tout un grand courage qu'il s'agisse d'étudier, ce pourquoi elle n'a que peu de dispositions mais parvient à faire très bien au prix d'un nombre d'heures de travail considérable ou qu'il s'agisse d'affronter une difficulté, elle ne se dérobe jamais, bien qu'elle sache à l'expérience que d'autres qu'elles devraient s'en charger. Sans être dupe, elle a un jugement bienveillant sur les gens recherchant toujours à montrer leurs bons côtés.
 
Pierrot, son frère cadet d'un an, est très différent, très blond également, il n'a ni sa bonne santé ni son ressort, mais compense de façon inattendue ses faiblesses. Paresseux jusqu'à l'extrême limite du possible, il s'arrange toujours pour sauver sa mise au dernier moment par une action d'éclat imprévisible. Il recherche la paix à tout prix, étant probablement celui qui souffre le plus de notre existence incertaine, il est attaché de façon maladive à sa place à table, aux horaires, il a horreur de l'imprévu. Il est jaloux de la beauté et des résultats de Jeannot, mais curieusement ne fait aucun complexe d'infériorité. Tout en l'aimant bien, il le juge un peu fayot et pas si malin que cela. Zézette a souvent envie de le protéger, mais il est imprévisible et ne se laisse prendre en charge par personne passant le plus clair de son temps à rêver ou à lire.
 
Pitou, c'est encore autre chose, à neuf ans il baigne dans une sphère de contentement inaltérable, il juge tout de l'extérieur ne prenant pas part véritablement lui-même à la vie de tous les jours. Quand on lui demande, il est toujours prêt à rendre service, mais ne se propose jamais de lui-même, c'est tout de même beaucoup mieux que Jeannot et Pierrot qui, chacun dans leur genre, ont toujours un prétexte pour passer à travers des corvées. Il se promène souvent les mains réunies derrière le dos le visage souriant, approuvant gentiment ce qui est bien et réprouvant aussi calmement ce qui lui parait répréhensible comme s'il était un peu le dépositaire de la justice divine. Les autres garçons ne tiennent aucun compte de ses avis et l'utilisent sans vergogne comme force d'appoint quand ils en ont besoin et le laissent à lui-même autrement sans plus s'en préoccuper. Les grandes personnes le citent en exemple.
 
Noémie, la plus jeune, la véritable soeur de Jeannot, est le prototype de la petite fille modèle telle qu'on la rêve. Calme, extrêmement intelligente, elle comprend tout et sait faire à la perfection tout ce que lui permet son âge et sa taille. Elle est extrêmement jolie et tout le monde l'adore. Sa chance est d'être la plus jeune, les autres n'en sont pas jaloux et à leur contact elle apprend tout sans effort. Elle a l'impression avec eux d'être dans une véritable famille, ses parents lui manquent beaucoup moins qu'aux autres, elle les a peu connus et ne s'en souvient guère.
 
Un mystère plane autour de nous.
 
Quelles sont nos véritables identités ?
 
Qui sont nos parents ?
 
Que font-ils ?
 
Pourquoi ne s'occupent-ils pas plus de nous ?
 
Cela fait des années que nous menons cette vie déracinée. Il ne semble pas que nous soyons des réfugiés juifs, nous avons suivi le catéchisme. Nous sommes manifestement français de langue et n'en parlons apparemment aucune autre.
 
Les habitants du village ont eu beau chercher à nous cuisiner. Nous répétons comme une leçon bien apprise que nos parents sont partis très loin, il y a plusieurs années, que nous n'en avons pas de nouvelle depuis la guerre, mais sommes surs qu'ils reviendront quand elle serait finie. Monique n'en sait pas plus, sinon que nous lui avons été confiés par le curé du village que personne n'ose interroger à ce sujet.
 
Mais de toute manière, notre gentillesse et aussi notre éducation qui semble extrêmement raffinée pour les gens du village ne peuvent que nous attirer les sympathies, si ce n'est auprès des garnements qui ne supportent pas que leurs parents nous citent constamment en exemple. C'est au contraire à cause de cela que nous n'avons pu les rencontrer pendant longtemps soit pour jouer soit pour discuter. Au moins jusqu'à ce que la pêche aux lançons ne contribue à nous rapprocher.
 
Mais, nos meilleurs instants, nous les enfants les passons entre nous. Il nous arrive alors de discuter de nos problèmes et de nous retrouver comme dans une vraie famille. En pratique rien ne se fait sans que Zézette et Jeannot en soient tombés d'accord.
 
Zézette demande parfois à Pierrot son avis surtout pour vérifier que ce Jeannot lui propose est raisonnable, se fiant plus volontiers à l'esprit critique et au bon sens naturel du plus jeune.
 
Nous sommes d'un naturel insouciant, mais ne pouvons nous empêcher de constater l'anomalie de notre situation. Nous sommes de tous les enfants que nous rencontrons les seuls à ne pas avoir de parents et quand nous allions à l'école avant la guerre nos camarades et nos maîtres s'en sont étonnés. Depuis le début de la guerre nous n'allons plus en classe, mais suivons des cours par correspondance que le curé nous a procurés et qu'il complète par quelques leçons particulières ou plutôt discussions avec nous au cours desquelles il s'assure avec l'aide de l'instituteur que nos études progressent. Jeannot avec sa facilité pour les études, n'a aucun mal à suivre les cours et donne un coup de main aux autres quand ils en ont besoin. Zézette avec son acharnement au travail naturel n'a aucun besoin d'être contrôlée mais un peu aidée pour mieux comprendre ou mieux s'organiser. Les problèmes commencent avec Pierrot et Pitou. Le premier ne fait jamais que le minimum et ne soigne guère ses devoirs. Pitou, la tête en l'air, bien que toujours satisfait de lui, ne comprend pas grand chose à ce que l'on demande dans les différents exercices et s'étonne de collectionner les mauvaises notes. Quand cela devient trop préoccupant Jeannot lui donne de véritables leçons particulières et le porte ainsi un peu à bout de bras ! Heureusement les années passant, il s'éveille peu à peu et commence à se prendre en charge.
 
Noémie, fait ses devoirs en s'amusant et en un rien de temps. Elle a de plus une écriture remarquable et ses devoirs reviennent toujours avec la note 20 sur 20. A coté de cela, elle excelle en couture et en tricot et s'essaie à aider à la cuisine.
 
Jeannot est très conscient de sa fonction d'aîné et pour ne pas inquiéter les autres il ne montre jamais aucune inquiétude lui-même, quelques puissent être ses propres sentiments. Zézette a beaucoup de mal à cacher la sienne et, pour se réconforter, elle se rapproche de Pierrot le serrant contre elle et le gâtant autant qu'elle peut, ce qui le ravit. Lui, ainsi dorloté, ne manifeste aucune crainte, sa nature assez égoïste le protège efficacement contre tout ce qui peut l'ennuyer. Il pense rarement à ses parents et se satisfait très bien de la situation actuelle.
 
Les plus jeunes qui se rappellent à peine de leurs propres parents (ils avaient entre trois et cinq ans quand ils les virent pour la dernière fois) n'ont aucun état d'âme et s'étonnent au contraire que l'on s'étonne de leur façon de vivre.
 
De plus, nous avons une grande affection pour Monique qui n'a pas mis longtemps à nous conquérir. Elle est généreuse de formes et de caractère, Elle est capable de faire n'importe quoi pour nous, nous l'avons conquise totalement. Sa grande crainte est de nous voir partir. Même si probablement elle peut nous garder plusieurs années, elle sait qu'elle nous perdra un jour et se demande comment elle le supportera. Elle est heureuse de nous voir nous attacher à elle bien plus lui assurons-nous qu'aux autres personnes qui nous ont accueillis auparavant. Mais elle sait que, plus elle s'attache à nous, plus grande sera sa peine de nous quitter ensuite et ses prières quotidiennes demandent à Dieu de l'aider alors.
 
Mais cela fait maintenant plus de six mois que le curé nous a confiés à elle. Nous sommes à la fin du printemps 1940 et nous formons presque une véritable famille, où seulement manque l'autorité d'un père car Monique nous apporte toute la tendresse qu'auraient dû nous prodiguer nos mères. On nous admire d'ailleurs de réussir, dans ces conditions, à avoir l'air heureux de vivre et de ne jamais nous plaindre.
 
Entre nous cependant il nous arrive de rêver que nos véritables parents reviennent.
 
Nous ne nous imaginons pas exactement ce que nous ressentirons alors, mais en attendons beaucoup de bonheur. Nous sommes un peu inquiets aussi car pour rien au monde nous n'aurions voulu nous séparer et nos parents pourront essayer de reprendre chacun leurs propres enfants sans y prêter attention. Au fur et à mesure que le temps passe, nous nous sentons plus forts et capables de faire face à la situation.
 
CHAPITRE 2
 
 
 
Nos Aventures
 
Nous sommes heureux tous les cinq et pourtant, notre situation n'est pas enviable et nous ne pouvons pas manquer de retourner dans nos têtes des quantités de questions auxquelles bien sur personne ne peut répondre. Pour chasser nos idées noires, Monique nous encourage à saisir la moindre occasion de nous distraire. Sans grand espoir que nous lui ramenions grand chose elle nous propose d'essayer de pêcher dans la petite rivière proche. Elle a trouvé dans ses réserves quelques hameçons qui lui viennent de son père et nous dit de nous débrouiller avec cela. C'est ainsi que commencent nos exploits de pêcheurs.
 
La pêche aux lançons
 
 
Ce jour là nous allons à la pêche mais, malgré notre patience, nous n'avons pas le moindre gardon ni même pu compter la moindre touche et pourtant nous en avons vu de toutes sortes: truites, perches ou chevesnes qui semblaient nous narguer. Ils n'ont sans doute pas faim, car ce que nous leur offrons est de premier choix : asticots fraîchement ramassés le matin même dans le fumier de la ferme et sauterelles attrapées a bord du ruisseau et encore frétillantes, empalées sur nos hameçons.
 
Avec un peu plus d'expérience nous aurions du savoir que cet endroit est bien connu des vrais pêcheurs pour ne donner aucun résultat. Beaucoup de monde passe par-là et nourrit abondamment les poissons visibles à l'oeil nu qui prennent leur temps pour choisir la nourriture qu'on leur présente et ils ne sont pas assez stupides dans ces conditions pour mordre aux hameçons.
 
Mais nous sommes encore tout jeunes et, venant de la ville, nous manquons d'expérience. Il nous manque les conseils des gamins du village qui eux rentrent chaque jour avec des fritures appétissantes, ils conservent secrets leurs lieux de pêche aussi bien que leur façon de procéder. Nous décidons d'un commun accord de nous employer à savoir où ils pêchent et comment ils s'y prennent.
 
Notre soeur est chargée d'établir le contact avec les autochtones, en effet, seules les filles sont abordables, les garçons de notre âge nous snobent complètement ; toujours dehors soit pour travailler selon les besoins de la ferme, soit pour traîner au gré de leur fantaisie, ils ne craignent pratiquement rien alors que tout nous parait dangereux dans cet environnement hostile. Il y a des quantités de serpents et de bêtes de toutes sortes et autour des habitations errent des bandes de chiens faméliques mal nourris et hargneux. Les gamins ont toujours sur eux de terribles lance-pierres, fabriqués à partir d'une fourche de noisetier sur laquelle est fixée solidement avec du fil de fer une sangle taillée dans une vielle chambre à air de voiture ; ils les manient avec une telle précision que les chiens leur manifestent un grand respect ce qui n'est pas notre cas.
 
Nous sommes innocents, à cet âge et ne savons pas ce qu'elle risque, elle non plus d'ailleurs. Ils sont très en avance pour leurs âges et se retrouvent pour la plupart quelques années plus tard pères et mères de famille avant d'avoir quinze ans.
 
Toujours est-il que notre soeur Zézette comme nous l'appelons s'arrange pour devenir l'amie des trois soeurs Burgin auxquelles elle apprend à tricoter. Elle réussit si bien que cela devient pour elles une passion de tous les instants. Elles ne se déplacent plus sans une pelote de laine et des aiguilles et ne peuvent plus se passer de Zézette qu'elles consultent tout le temps quand elles rencontrent une difficulté. Ce qui devait arriver arrive : elles l'invitent à venir avec elles à la pêche avec les garçons pour la remercier et sans doute aussi à la demande de ceux ci qui la trouvent très mignonne. Elle l'est et ils commencent à tourner autour. Prudente, elle n'accepte qu'à la condition que nous l'accompagnions, ils acceptent. Et c'est ainsi que nous avons fait connaissance et rentrons dans leur bande ou tout au moins nous devenons leurs alliés.
 
Ainsi, nous nous retrouvons deux jours plus tard toute une bande d'une douzaine de garnements dont la moitié de filles. Nous n'avons pour tout matériel que des pelotes de ficelle et quelques hameçons que nous avons achetés à la ville pour nos premiers essais infructueux. Les gamins du pays n'en ont même pas, ils se sont uniquement munis d'épingles de nourrice qu'ils ont chapardées à leurs mères. Ils nous emmènent sur le cours d'eau que nous connaissons mais à quelques centaines de mètre au-dessus du lieu de nos essais infructueux, dans une clairière au milieu de taillis que nous pensons inextricables et dont ils connaissaient les passages au milieu de ronces, celles-ci ne sont pas sans épines et nous laissent sur les jambes nues de nombreuses griffures. Aussitôt arrivés, ils jettent à l'eau de gros morceaux de pâtée aux cochons qu'ils ont subtilisé à la ferme. En attendant que les poissons arrivent, ils montent des lignes rudimentaires avec des branches de noisetier des bouts de ficelle légère, un flotteur constitué d'un bout de sureau et au bout une épingle de nourrice savamment tordue. Nous les imitions de notre mieux en nous servant de nos hameçons en bout de ligne. Ils ne semblent pas très confiants dans leur efficacité se demandant surtout comment nous ferions pour enlever le poisson de ce piège quand il sera pris. Il arrive une foule de petits poissons des "lançons" attirés par la pâtée. Et la pêche commence. Ils mettent comme appât des petites boulettes de pain et à notre stupéfaction à peine leurs lignes sont-elles à l'eau que les poissons se mettent à mordre. Ils en manquent beaucoup en les ferrant mal et un bon nombre se détachent à peine sortis de l'eau, mais globalement leurs prises sont bien plus nombreuses que les nôtres. Ils ont une telle habileté pour remettre l'appât et nous mettions tellement de temps à détacher nos prises que nous n'arrivions pas à les égaler. Nous sommes surexcités de prendre tant de poissons, ne nous rendant pas compte qu'ils sont tout petits et ne représentent pas grand chose à manger. Nous continuons la pêche, au moins nous les garçons, pendant des heures et ne nous arrêtons que quand nous en avons attrapé plusieurs centaines. Les filles ont abandonné depuis longtemps, et les garçons du pays au bout d'un moment en changeant leurs réglages de ligne et en accrochant des sauterelles qu'ils attrapent sur place prennent une dizaine de "blancs" des poissons ayant entre vingt et trente centimètres de long qui sont bien plus intéressants à manger. Nous essayons de les imiter sans succès avec nos lignes.
 
- Vos hameçons sont trop petits, nous disent-ils.
 
Les filles se sont rapidement lassées de la pêche et se sont occupées, soit à cueillir des fleurs, soit à tricoter. Quand ils en ont assez, les garçons du pays viennent tourner autour d'elles et commencent à les importuner grossièrement. Ils les renversent dans l'herbe, cherchant à les embrasser dans le cou malgré les gifles qu'elles leur donnent et même essayant, en se mettant à plusieurs sur l'une d'elle, à la déshabiller pour nous montrer comment elle est bâtie et ensuite en attaquant une autre. Il est manifeste que bien qu'elles se défendent énergiquement, elles sont habituées et s'amusent à ces jeux ambigus, seule Zézette qui les intimide n'est pas importunée, nous-mêmes, les garçons de la ville, sommes très gênés d'être témoins de ces comportements équivoques auxquels notre éducation ne nous a pas habitués et nous demandons jusqu'à quel point ils iront.
 
Ceci nous incite à écourter la journée qui menace de prendre une tournure qui nous dépasse et rassemblant notre pêche nous les quittons entraînant avec nous les plus jeunes des soeurs Burgin. Nous sommes inquiets pour le sort de l'aînée restée avec eux. Elle ne craint rien nous disent les autres, c'est la copine de Pierrot le caïd des gamins, les autres ne lui feront rien.
 
N'empêche que lorsque nous nous retrouvons entre nous, Zézette jure bien de ne plus jamais nous accompagner quand nous irons avec les gamins du village, elle est outrée ; ce sont des sauvages, je ne veux plus les voir. En ce qui nous concerne nous pensons que si, nous restons entre garçons, il n'y a aucune raison de nous priver de leur aide si précieuse.
 
Nous retournons souvent à la pêche aux lançons et en prenant des hameçons plus gros nous prenons également des perches et des blancs. Nous devenons de véritables spécialistes.
 
A la maison nos fritures sont extrêmement appréciées et on nous encourage à recommencer. Les garçons du village nous pressent d'emmener de nouveau Zézette avec nous ; nous leur expliquons sans détours que leur comportement du premier jour l'a définitivement dissuadée de venir et qu'ils ne devaient plus y compter. Ils sont à la fois surpris et songeurs car ils sont habitués à faire ce qu'ils veulent des filles et bien qu'elle les intimide, le fait qu'elle les repousse est pour eux une révélation.
 
Nous les convertissons à l'utilisation des hameçons qui ne coûtent pas cher à l'époque et qu'ils se procurent en revendant une partie de leur pêche dans les restaurants situés sur la grand route à cinq kilomètres de là. Nous nous sommes également équipés de véritables flotteurs, et de bas de ligne transparents, que nous lestons avec des petits plombs fendus que nous sertissons sur le fil aux hauteurs appropriées et qui accroissent notre efficacité.
 
Il faut bien dire qu'au bout de près d'un mois ce qui nous semblait une partie de plaisir devient une espèce de corvée. Mais, elle est tellement profitable en ces temps de restrictions ou tout manque y compris l'argent que nous n'osons pas nous y soustraire, nous cherchons à tout faire pour aider Monique.
 
C'est d'ailleurs pour nous un mystère impossible à comprendre de constater que ces petits poissons continuent à se faire prendre en si grand nombre. Il y a dans cette rivière comme une source à poisson au moins à cet endroit là. Les garçons du village nous ont d'ailleurs abandonnés à nos espèces de travaux forcés ce qui permet à Zézette d'abord puis à ses amies de revenir avec nous. Elles se mettent à pêcher elles-mêmes efficacement pendant que nous faisons de longues siestes ou que nous explorons les environs. Il fait à cette époque un temps superbe et il fait très chaud et nous avons envie de nous baigner. Mais, soit pour ne pas déranger nos poissons, soit par peur de tous les serpents d'eau qui circulent dans la rivière et dont nous avons ainsi que les villageois une peur bleue, nous ne le faisons jamais. Nous nous contentons de faire refroidir les bouteilles de boisson que nous emmenons dans l'eau et de profiter de leur fraîcheur ensuite.
 
La pêche à la grenouille
 
Nos balades dans les environs nous font découvrir tout un chapelet d'étangs, à moitié vaseux recouverts de mousse verte et ou pullulent les grenouilles.
 
L'idée d'essayer d'en attraper nous vient aussitôt, au début nous ne voulons en avoir qu'une pour la conserver dans un bocal et vérifier si elle sait, comme on le dit, prédire le temps.
 
Nous amenons donc un gros pot de confiture avec nous pour pouvoir la garder en bon état. Notre plan consiste à surprendre une grenouille, assez loin de l'eau, sur la terre ferme et de l'empêcher de rejoindre l'étang, nous avons apporté des couvertures et des vieux torchons pour jeter sur elle et la faire prisonnière ; en nous disposant tous les cinq judicieusement nous pensons y arriver.
 
Nous passons une bonne partie de l'après-midi soit à faire le guet soit à bondir sur les malheureuses victimes que nous surprenons loin de l'eau. Au début nous sommes carrément ridicules parvenant à peine à les approcher ; elles semblent se moquer de nous, faisant de véritables slaloms au milieu de nous.
 
Mais l'expérience ou la chance aidant nous réussissons une fois ou deux à en emprisonner une sous notre couverture. Mais alors le problème reste entier, comment la saisir ? Nous ne savons jamais exactement où elle se situe et nous relevons relevant petit à petit les bords de la couverture, mais nous sommes à tous coups surpris par le jaillissement soudain de la bestiole qui nous échappe, ce qui fait que le soir, nous rentrons harassés certains qu'attraper des grenouilles relève de l'exploit. C'est ce que nous expliquons à Monique notre hôtesse le soir. Elle nous rit au nez en nous disant qu'étant gamine dans son pays natal elle en a attrapé des sceaux entiers et fait frire des quantités de cuisses de grenouille et que c'est délicieux. Elle nous encourage à y retourner mais avec l'équipement adéquat. Monique va fouiller dans les étagères situées au-dessus de l'établi où son père jadis rangeait ses affaires de pêche, elles contiennent une foule de bricoles de toutes natures accumulées au cours des années. Elle retourne le contenu des tiroirs sur l'établi et parmi les vis, les outils, crochets et poulies de toutes natures elle trouve quatre petites ancres en fil de fer toutes rouillées et nous dit :
 
- voila ce dont je vous parlais, vous allez voir avec cela c'est très facile.
 
Nous ne comprenons pas où elle veut en venir.
 
- Aidez-moi à ranger tout cela et à nettoyer ces engins qui sont tout rouillés. Faites attention, cela pique très fort et dans l'état ou ils sont vous pouvez attraper le tétanos.
 
Elle commence par les mettre dans une petite casserole d'eau qu'elle met sur le feu et laisse bouillir un long moment. Ensuite elle nous montre comment les saisir avec une pince et les brosser avec une brosse métallique.
 
Ces crochets tripodes reprennent rapidement un aspect plus normal. La rouille une fois partie ils sont encore en bon état et leurs pointes sont très effilées. Une fois nettoyés nous les huilons et les rangeons dans un chiffon propre.
 
- C'est très simple, dit-elle, vous accrochez ces petites ancres acérées au bout de vos lignes et vous les recouvrez d'un léger chiffon rouge. Il suffit de l'agiter de légers tressaillements en le gardant à la surface de l'eau pour que les grenouilles soient attirées et viennent se poser sur le chiffon ; vous n'avez plus qu'à relever brusquement la ligne pour les embrocher. Vous pouvez faire ainsi des pêches miraculeuses et si vous en ramenez beaucoup je vous préparerais un plat de cuisses de grenouilles.
 
Le repas du soir est vite terminé et nous discutons ce que nous propose Monique, nous sommes assez incrédules, ne croyant pas pouvoir aussi facilement ramasser des grenouilles comme si de rien n'était. Le souvenir de tous les efforts que nous avons faits dans la journée sans résultat ne nous y incite pas. Mais nous décidons d'un commun accord de repartir aux étangs tout de suite après le petit déjeuner. On verra bien.
 
Le lendemain matin, dès huit heures nous sommes tous les cinq prêts à partir avec notre matériel. Mais ce jour là, il pleut avec force. Nous prenons nos imperméables et les deux parapluies de la maison.
 
Aux étangs pas un cri ou croassement de grenouille, nous sommes très déçus, il faut peut-être attendre que la pluie cesse et que la chaleur revienne.
 
Nous équipons quand même nos 4 lignes l'une après l'autre. Dès que la première est prête Jeannot qui est l'aîné se l'approprie et dispose avec précaution son chiffon rouge, il effleure la surface de l'eau et commence à la faire onduler en imprimant à sa canne de légères vibrations. Il ne s'est pas écoulé une seconde qu'une énorme grenouille bondit sur le chiffon et reste immobile ne bougeant pas plus qu'une statue. En réalité, et nous ne le comprenons qu'après, c'est une grenouille, car dans la lumière faible de cette journée on ne voit qu'une masse noire et nous pensons plutôt à un poisson.
 
Nous crions à Jeannot:
 
- Tire, tire, alors qu'il demeure pétrifié ne sachant que faire.
 
Il tire sa ligne sans trop de conviction entraînant avec elle la grenouille qui pousse un cri déchirant qui nous glace. Elle est accrochée sous le ventre et nous pouvons la saisir sans difficulté.
 
Nous sommes choqués à la fois par la facilité de ce type de pêche et par l'aspect pitoyable de la pauvre victime qui nous soulève le coeur. Nous ne savons que faire de la grenouille toujours vivante et apparemment bien mal en point. Zézette est la première à reprendre ses esprits:
 
- Il faut la tuer pour l'empêcher de souffrir et aussi pour l'empêcher de se sauver pendant que nous attrapons les autres, nous ne pouvons pas les garder vivantes. Il faut ramener de quoi faire un plat de cuisses de grenouille. Il nous en faut au moins six par personne cela fait trente six avec Monique, si nous arrivons à les attraper. Celui qui prend une grenouille doit tuer sa grenouille. Il doit suffire de leur taper la tête contre une pierre.
 
Jeannot n'est pas très content de devoir jouer les bourreaux.
 
- Je ne me sens pas le courage, dit-il.
 
- Tu es une vraie poule mouillée, dit Zézette. Je me charge de la première, pour vous montrer que c'est possible après chacun pour soi et celui qui ne veut pas les achever n'a qu'à ne pas pêcher. On tue bien les poissons que l'on mange et les vaches aussi, cela ne vous empêche pas de manger de la viande.
 
Joignant le geste à la parole, en deux fois rien de temps elle saisit la bestiole par les jambes et fait claquer sa tête contre un tronc d'arbre. C'est radical, elle gît aussitôt inanimée.
 
- Passe-moi ta canne, dit-elle à Jeannot, je l'ai bien méritée et elle se remet à pêcher.
 
Surmontant nos états d'âme, nous équipons les autres lignes et l'accompagnons. Nous en prenons beaucoup, mais l'exécution des pauvres victimes est pour nous un véritable supplice et freine considérablement notre entrain. Nous sommes pressés d'arrêter le massacre et profitant de ce que les prises se font plus rares nous arrêtons dès que nous en avons pris vingt-quatre.
 
Rentrés à la maison nous montrons notre pêche à Monique qui nous félicite moyennement estimant que nous n'avons pas été assez persévérants.
 
- On aura juste de quoi goûter, enfin ce sera toujours cela par ces temps de disette. Venez, je vais vos montrer comment les préparer et Zézette les fera cuire pour midi.
 
Le pire nous attend. Monique sans trembler le moins du monde prend une grenouille et entreprend de l'écorcher. Elle la coupe en deux à la taille et la déculotte littéralement pour lui enlever la peau comme l'on ferait d'un gant que l'on retourne. L'aspect morphologique presque humain de ces grenouilles, le sang qui gicle partout et leurs gueules largement ouvertes nous mettent mal à l'aise.
 
Zézette avec son efficacité coutumière entreprend rapidement de mettre de l'ordre dans tout cela en apportant un seau pour mettre les déchets et en organisant un véritable atelier. L'un de nous coupe les grenouilles en deux le second nettoie à grande eau le bas de l'animal et ôte les viscères qui peuvent rester attachées, elle-même les déculotte prestement tandis qu'un quatrième roule dans la farine les cuisses ainsi préparées que Monique met aussitôt à frire à la poêle.
 
Ainsi disparaît l'aspect sinistre de nos actions pour faire place avec l'inconscience de notre jeunesse à l'impatience de goûter à ce petit festin.
 
Avec une bonne sauce c'est délicieux mais un peu maigre, aussi malgré notre répugnance, fortement encouragés par Monique nous décidons d'y retourner le lendemain et de ne rentrer qu'avec une quantité suffisante pour satisfaire nos appétits. Monique nous a dit pour nous encourager que nous n'aurons que cela à manger. Aussi nous prenons nos précautions nos lignes sont équipées et vérifiées à l'avance ? Nous nous sommes munis aussi d'un tissu rouge du plus bel effet qui se révèle effectivement très efficace. Nous prenons également de très longues lignes pour pouvoir aborder les grenouilles de suffisamment loin sans les effrayer.
 
Nous avons de très bons résultats, mais les étangs ont leurs limites ou bien les grenouilles commencent-elles à se méfier car nous constatons qu'après environ une heure de pêche sur un plan d'eau nous ne prenons plus rien. Nous avons donc fait successivement le siège de chacun des étangs que nous connaissons dans le coin pour arriver à ramener une soixantaine de bestioles de bonne taille.
 
La préparation est faite rapidement et nous constatons à quel point on arrive à s'habituer à tout car nos dégoûts de la veille ne nous effleurent plus guère.
 
Le repas est excellent, même il s'en faut de beaucoup que nous frisions l'indigestion et nous n'en avons plus eu envie avant au moins une semaine de recommencer notre expédition.
 
La fois suivante nous avons beaucoup de peine à en attraper une trentaine, bien que nous ayons acquis un bon coup de main. Les ponctions que nous avons faites sur les étangs sont importantes et peut-être les grenouilles commencent-elles à se méfier de nous, il faudrait en trouver d'autres, mais nous n'en avons pas aperçu d'autre à plus de dix kilomètres sinon près de fermes ou des chiens montent une garde féroce. Pour rien au monde nous n'oserions nous y aventurer. Petit à petit nous abandonnons ce type de pêche qui n'est plus rentable et ce n'est que plus de vingt ans après que j'aurais de nouveau l'occasion de pécher la grenouille.
 
Les Truites
 
La pêche à la main.
 
Au bout d'un certain temps, les expériences de pêche aux lançons ou aux blancs et encore plus la pêche à la grenouille perdent de leur intérêt pour notre petite équipe. Nous avons acquis une grande dextérité et les vertus de patience nécessaires aux vrais pécheurs. Nous voulons nous attaquer à de plus gros gibiers tels que les brochets, les truites ou les grosses carpes que décrivent les brochures de pêche existantes dans la maison qui bien que vielles de près de quarante ans nous mettent l'eau à la bouche. Les parties de pêches qui y sont racontées sont de véritables combats menés contre des poissons nobles, malins, même retors. On doit être fier de réussir à les prendre.
 
Les gamins du village à qui nous en parlons nous disaient que c'est quasiment impossible, qu'il n'y a que les braconniers qui réussissent à en prendre et que ceux ci ne sont pas des gens commodes et qu'ils ont horreur de voir d'autres personnes qu'eux tourner autour de leurs poissons. Il vaut mieux ne pas s'y frotter. Ce n'est pas très encourageant, mais rend la pêche de ces poissons extraordinaires encore plus désirable.
 
Et puis nous en voyons passant rapidement alors que nous péchons ou bondir avec fracas à la surface des étangs.
 
Nous demandons aux gamins s'ils connaissent des braconniers. Ils répondent négativement, ils ne pensent pas qu'il y en a dans le village, mais que ceux qui ravitaillent les hôtels de la route nationale doivent habiter dans les hameaux voisins.
 
Au bout d'une semaine, ne sachant que faire, nous en parlons à Monique, qui se met à sourire en nous entendant.
 
- Je peux peut-être faire quelque chose pour vous, nous dit-elle. N'en parlez à personne et surtout pas aux gamins du village, leurs parents sont de vraies concierges. Quand j'étais jeune j'ai braconné avec un petit groupe situé pas loin d'ici !
 
Cela fait très longtemps, mais cela m'étonnerait que les traditions soient perdues dans ces familles, ce sont des gens sur qui d'ailleurs nous pouvons compter en cas d'ennuis, j'irai les voir et leur demanderai d'emmener avec eux les trois grands dans des expéditions peu dangereuses. Certaines ne sont pas bien risquées.
 
Nous sommes ravis, même les plus petits qui se réjouissent de voir leurs frères et soeur accomplir des exploits. Aussi faisons-nous tous le siège de Monique pour qu'elle aille voir ces gens si mystérieux. Nous jurons tous de garder le secret le plus absolu, comme nous le faisons journellement en ce qui nous concerne, on peut nous faire confiance.
 
Aussi, un lundi, Monique part-elle au petit matin sans nous expliquer ou elle va en nous demandant d'être sages. Elle ne rentre qu'à la nuit tombante. Elle-même est tout excitée de renouer ainsi avec ses souvenirs de jeunesse.
 
Elle revient le soir enchantée de sa journée. Après bien des réticences les enfants de ses anciens amis ont accepté de venir à une partie de campagne au bord de la rivière de saint Junien, qui est la meilleure rivière à truites de la région. Comme il fait très chaud on se baignera et tant mieux si l'on rencontre quelques truites ! En réalité, ne viendront avec nous que des personnes connaissant la façon d'attraper les truites mais ne pratiquant pas le braconnage habituellement. Les vrais braconniers sont trop prudents pour se faire connaître. Ils forment une espèce de clan connu uniquement des aubergistes qu'ils tiennent en les terrorisant et en leur promettant les pires représailles au cas où ils ne sauraient pas tenir leurs langues. On manque tellement de tout à cette époque que les auberges sont obligées de faire appel à eux malgré le danger qu'ils représentent, car certains sont de véritables bandits dont la morale est bien étrange.
 
Nous nous retrouvons donc tous 3 jours plus tard au bord de l'eau dans une anse de la rivière, à cet endroit elle s'élargit et coule plus calmement et le lit est couvert de sable blanc à une profondeur voisine d'un mètre qui en fait un lieu de baignade délicieux. Les berges sont dégagées et bordent des pâtures à l'herbe tendre et verte ce qui est rare dans cette région plutôt aride. Même Monique a pris un maillot de bain, qui date d'environ cinquante ans avec des volants et un véritable caleçon aux jambes longues. Nous pouvons constater qu'elle est encore vigoureuse pour son âge. Ce n'est pas son désir de se baigner qui l'a fait le revêtir mais son désir de participer à la pêche avec les enfants, elle pense pouvoir retrouver facilement les gestes qu'elle a si souvent utilisés naguère. Ses amis sont bien plus jeunes, il s'agissait en fait de deux jeunes hommes d'environ 30 ans et qui travaillent à la ville, mais qui sont en congés payés. Ils savent pêcher la truite mais ne le font que rarement. Nous nous apercevons d'ailleurs rapidement qu'ils ne sont pas très surs d'eux et qu'ils tâtonnent.
 
Le premier effort consiste à se mettre à l'eau. Elle est véritablement glacée et vous raidit les muscles rapidement, pendant longtemps nous avons cru que nous n'y arriverons pas à nous y habituer et il faut l'exemple des deux hommes et surtout de Monique pour que Zézette, Pierrot et Jeannot en dernier aient suffisamment honte d'eux et finissent par les rejoindre dans l'eau.
 
Il faut dire que si les adultes ont de l'eau jusqu'au haut des cuisses, nous, les enfants, en avons jusqu'à la taille.
 
- Venez voir, comment faire nous dit Monique.
 
L'un des hommes penché sur l'eau y a plongé les deux avants bras et très lentement explore les creux existant sur les berges à environ vingt centimètres sous l'eau à la recherche des truites. Cela dure longtemps. Au bout d'un moment il dit :
 
- j'en ai repéré deux, éloignez-vous que j'essaie de les attraper.
 
Il reprend sa position auprès d'un trou et parait quasiment immobile, pendant près de dix minutes et soudain il se redresse en ayant dans la main gauche une truite qui se débat vigoureusement, nous n'avons rien vu ni rien compris. L'homme est très fier de lui.
 
- Pour un citadin je n'ai pas tout à fait perdu la main, dit-il.
 
Mais comment avez-vous fait, nous n'avons rien vu ?
 
Quand je sais où elles sont après une première exploration pas trop rapide pour ne pas les effrayer, je reviens à l'endroit où j'en ai trouvé une et je déplace la main excessivement doucement jusqu'à ce que je sois à son contact ! Si l'on est suffisamment patient elles ne bougent pas et petit à petit je déplace ma main de façon à pouvoir la saisir ce n'est vraiment qu'à l'extrême limite quand ma main l'entoure complètement que je la serre et la sors de l'eau. Tant que l'on va tout doucement elles sont comme engourdies, dès que l'on fait un mouvement brusque, elles deviennent de vraies furies.
 
- Ce n'est pas possible, dit Jeannot elles ne sont pas si bêtes, il y a un truc.
 
Mais non, dit Monique tu peux en prendre toi-même, mais c'est beaucoup plus difficile que l'on croie de les approcher tout doucement, au début, dès que l'on en touche une on a tendance à réagir imperceptiblement et elles le sentent et alors elles se sauvent.
 
Aussitôt, excités, nous avons crié :
 
- Essayons et nous nous sommes mis tous les trois à commencer à explorer doucement les berges ; deux ou trois fois nous en avons senti qui nous glissent entre nos doigts et repérons les endroits pour y revenir ensuite.
 
Cependant nos tentatives pour les approcher sont vaines à croire que les truites savent que c'est nous, si nous approchons doucement les truites s'éloignent doucement, si nous allons plus vite elles disparaissent en un éclair
 
Monique est plus heureuse, et méthodique elle en prend deux de petite taille, tandis que les deux hommes vont plus loin dans la rivière pour retrouver un calme plus propice. Quand ils reviennent pour déjeuner ils en ont pris une douzaine ! Ils en laissent quatre à Monique pour qu'ils puissent en avoir une chacun le soir au repas et partent tôt dans l'après-midi.
 
Après la sieste nous, les enfants, voulons refaire une tentative, nous sommes beaucoup plus attentifs à faire le moins de gestes possible, mais n'en découvrons pratiquement pas. Alors que nous allons abandonner et ne prenions plus beaucoup de précautions Zézette toujours tenace qui est partie sous des fourrés un peu à l'écart en sort soudain une qu'elle tient serrée entre ses deux mains et qui se débat vigoureusement. Elle la lance sur l'herbe de peur qu'elle ne lui échappe, elle est rayonnante de bonheur, elle a damé le pion aux garçons, elle n'est pas prête à le laisser oublier. Malgré leur léger dépit, les deux garçons se précipitent sur elle et l'embrassent, elle a sauvé l'honneur du clan. Monique plus pratique a ramassé la truite dans l'herbe et l'a mise avec les autres dans le panier.
 
Le retour est joyeux. Nous avons envie de montrer à tous les gens que nous croisons la pêche que nous avons réussie, mais la prudence nous en empêche heureusement. A la maison nous sommes très fiers de pouvoir le dire aux petits qui nous regardent médusés, surtout Zézette, avec beaucoup de considération. Ce qui les sidère le plus est de savoir que leur bonne vielle Monique qui pour eux a rang de grand-mère en a pris deux.
 
- Qu'est-ce que vous croyez, je ne suis pas encore une relique, j'ai encore de bonnes mains et je n'ai jamais craint l'eau froide, je me suis mise à l'eau plus vite que vos frères et soeurs, et pour l'instant il n'y a encore que Zézette qui en ait pris une.
 
On décide de les déguster le soir même pendant qu'elles sont fraîches et de plus Monique n'a pas envie de conserver des truites trop longtemps. On pourrait lui demander des explications qui seraient difficiles à fournir sans mettre ses amis en cause.
 
La préparation est très soignée. Monique aurait préféré faire les truites au bleu mais elles ne sont plus vivantes et c'est impossible. Elle fait donc des truites meunières. Zézette ne laisse à personne le soin de les vider et de les préparer ne laissant que le nappage et la cuisson à Monique, les garçons sont exclus de la cuisine et Noémie sert de marmiton sachant se rendre utile comme d'habitude.
 
Nous nous régalons et nous promettons d'y retourner souvent, cependant Monique nous interdit d'y aller sans elle car la rivière est traître, il y a à certains endroits des trous profonds et aussi des tas de bestioles du genre couleuvres, vipères qu'il faut écarter prudemment avant afin d'être tranquille. A cette époque nous y retournons cinq ou six fois et ne somme jamais bredouilles. Zézette reste la championne en prenant une et souvent plusieurs à chaque fois. Monique rendue prudente par les rhumatismes que lui valurent sa première pêche, ne s'y risquera plus qu'une fois et en prendra deux et comme ses rhumatismes lui reviennent ne s'y risque plus ensuite malgré l'envie qu'elle en a. Pierrot ne réussit jamais à en prendre aucune pas plus que Pitou qui s'y est essayé. Ils sont très vexés, sans doute ne sont-ils pas assez patients et consciencieux pour ce genre d'activité. Jeannot réussit finalement à en prendre quatre ou cinq après un démarrage laborieux.
 
Nous continuons à les manger le soir même, mais ne pouvons jamais plus avoir chacun la nôtre et les dégustons en apéritif ou en entrée.
 
La pêche à la ligne.
 
 
Pierrot, vexé de ses insuccès dans la pêche à truite à la main, recherche un moyen de se racheter. En lisant les vielles revues de pêche il s'initie succinctement aux mystères de la pêche à la mouche, de la pêche au lancer ou à la cuillère. Il lui manque évidemment tout le matériel décrit dans ces brochures, d'abord parce que les méthodes de pêche ont beaucoup évoluées depuis lors et le matériel aussi et ensuite dans ce coin perdu à quinze kilomètres du premier bourg digne de ce nom, il n'est pas question de trouver un magasin de pêche sérieux. Il en a surtout retenu que les habitudes des truites variaient suivant les époques et même l'heure de la journée. A certains moments elles se nourrissent de mouches volant au ras de l'eau ou dérivant sur la surface. D'autres fois elles ne dédaignent pas un asticot ou une boulette de pain. Comme il ne manque pas de fil de pêche de plombs et d'hameçons divers dont ils se sont fournis à la suite de leurs premiers essais de pêche aux lançons, il monte une série de quatre lignes et rassemble toutes les sortes d'appâts possibles mouches, insectes, pain, vers de terre et emmène tout cela quand ils partent en expédition à la rivière à truites. Il observe leur manège pendant des heures, lançant dans l'eau à leur passage quelques mouches, vers ou insectes pour voir ce qui les intéressent et comment elles attrapent leurs prises. C'est difficile à voir car après avoir tourné nonchalamment autour de leur future proie, elles sont si rapides à s'en saisir que l'on ne distingue pratiquement rien. Jeannot et Zézette se moquent de lui en lui disant qu'ils ne sont pas venus pour nourrir les truites mais pour en attraper.
 
Finalement il choisit la ligne qui lui semblait la plus favorable et dispose de son mieux le leurre sur l'hameçon et avec mille précautions présentait cet appât aux poissons. Il a alors une patience infinie qui pourtant n'est pas dans son caractère et ne laisse rien au hasard. Il est envahi d'une joie immense la première fois où les truites se jettent sur son hameçon. Ces touches et beaucoup d'autres ensuite ne donnent rien, sans doute ces bêtes malignes se méfient-elles de quelque chose et elles ne mordent pas franchement. Enfin ces premiers signes l'encouragent suffisamment pour qu'il persévère bien qu'il ne prenne rien les deux premières fois. Il remarque que les truites ne se manifestent vraiment que pendant un laps de temps très court et qu'en dehors de cela il n'a aucune touche. Il concentre ses efforts afin d'être capable d'en profiter et pour cela il utilise deux lignes simultanément. Sa première prise intervient alors qu'il n'y pense plus du tout. Occupé à guider la dérive d'une mouche dans une boucle de la rivière il avait abandonné à la dérive sa seconde ligne montée simplement avec un peu de mie de pain. Son attention est attirée par le saut d'une truite qui s'est ferrée seule à cette ligne. Il n'a plus qu'à la ramener tranquillement. Il est triomphant et également tout abasourdi, il a beau s'être donné énormément de mal, dans le fond de lui-même, il ne s'était jamais imaginé réussir. La considération des autres envers lui s'accroît aussitôt notablement. Zézette surtout est très contente, elle aime beaucoup son frère si distrait et si imprévu qu'il soit et se désole de le voir jusque là revenir toujours bredouille. Pierrot néanmoins ne fait pas de pêches miraculeuses. La fois suivante il en prend une seconde un peu par hasard aussi.
 
Maintenant qu'il a réussi à en prendre, les truites ne l'intéressent plus beaucoup. Il trouve le travail à accomplir fastidieux pour un maigre résultat. Il est en fait attiré uniquement par ce qui est nouveau et a horreur de la routine et pêcher la truite n'est plus une nouveauté.
 
Aussi, les autres fois il ne se donne plus grand mal équipant rapidement ses lignes qu'il règle plutôt pour prendre du poisson tout venant et ramène sans beaucoup d'effort quelques lançons et quelques gardons qui complètent agréablement les prise des deux aînés. Ceux ci qui ne prend presque plus de truites à la main car ils ont épuisé le secteur, essaient sans succès d'en prendre à la ligne. Pour avoir de meilleurs résultats il leur aurait fallu comme la première fois connaître d'autres bons endroits et aussi comment améliorer leur technique car ils en laissent filer beaucoup.
 
La pêche à l'épervier.
 
Une dizaine d'années plus tard Pierrot aura le plaisir de renouer avec les joies de la pêche à la truite, en vacances dans le Massif Central, près d'une ferme située en bordure de la Maronne, à la hauteur de la retenue d'eau du barrage d'Enchanet il sera invité à des parties de pêche à la truite mémorables. Tous les moyens sont utilisés : la pêche à la main bien sur, mais aussi la pêche au filet et la pêche à l'épervier. Ces paysans cultivent la terre sans doute mais sans grande conviction et sans grands résultats et, en fait, tirent le plus clair de leurs revenus de deux sources peu banales :
 
- D'une part, des incendies que provoquent dans leurs récoltes les escarbilles projetées par le chemin de fer poussif qui borde leurs champs. Cela leur évite souvent de faire la moisson et la SNCF paye bien, et ils disposent leurs cultures avec une certaine malignité le long de la voie au plus près pour que cela ne manque pas de se produire.
 
- D'autre part, du braconnage à la fois dans le lac dans la rivière et dans les bois. Ils ne sortent qu'avec un fusil à portée de la main et dans le pays peu de gens osent s'aventurer dans ce qu'ils considèrent comme leur domaine sans qu'ils en soient informés et qu'il y consentent.
 
Le fermier a d'ailleurs tué un gendarme qui tournait d'un peu trop près autour de sa femme qui est fort belle, Il sera relâché avec une peine minime et le sursis pour le reste. Ce qui ne l'empêchera pas de marier par la suite sa fille aînée avec un autre gendarme qui n'osera pas intervenir dans leurs actions de braconnage dont évidemment il n'ignore rien.
 
Comme Pierrot est invité chez les propriétaires du domaine avec lesquels le fermier entretient les meilleures relations et qu'il invite ainsi que ses enfants assez régulièrement dans des expéditions de braconnage bénignes, il sera convié à une partie de pêche peu banale.
 
Ce sera une véritable démonstration. On débute par la pêche à la main. Le fermier et ses fils rentrent dans l'eau de la Maronne un peu au-dessus du point où elle converge avec la retenue d'eau. L'eau est extrêmement claire et peu profonde. Revêtus de pantalons de toile et pieds nus, ils progressent méthodiquement, remontant les deux berges de la rivière. Ils ont chacun une petite boite longue qu'ils portent en bandoulière. Il ne se passe pas deux minutes que l'un d'eux ne sorte une truite de belle taille. Ils relâchent toutes celles qui n'ont pas plus de trente centimètres, mais il y en avait peu. Les truites doivent trouver de la nourriture en abondance dans le lac de retenue et atteignent presque toutes de bonnes dimensions, peu courantes dans les rivières ordinaires. Ils ne pèchent pas trop longtemps car ils ont battu une bonne longueur de berge et il ne faut pas en prendre plus que le demande leur clientèle, cela ferait tomber les cours et ils les surveillent attentivement.
 
Ensuite ils nous emmènent plus haut dans des endroits ou la rivière est plus profonde au-dessous d'une petite chute d'eau.
 
- Ici, il nous arrive de pêcher les truites à l'épervier. Il faut appâter et venir à certaines époques et à certaines heures. Je vais vous faire une démonstration à la maison.
 
L'épervier est un filet de forme circulaire dont les extrémités diamétrales sont lestées de plombs sur toute la périphérie et qui est prolongé au centre par une assez grande longueur de cordage par lequel on le retient quand on le lance.
 
Le lancer de l'épervier est tout un art. Il faut d'abord le plier aussi soigneusement qu'on le ferait d'un parachute, ensuite bien le disposer sur son avant bras gauche en saisir des parties appropriées dans chacune des mains, provoquer une espèce de balancement des plombs comme celui d'un ostensoir et au moment exact voulu le jeter avec une espèce de fouetté des deux mains. Quand tout est bien fait, avec un tempo exact, le filet part dans la direction voulue tout en se déployant complètement formant un cercle parfait au moment ou il atteint l'eau. Le poisson situé en dessous est surpris par son déploiement et n'a pas le temps de s'échapper avant que les plombs ne touchent le fond. En tirant sur la corde reliée au centre doucement sans saccades on le fait se refermer en raclant le fond et on emprisonne le poisson que l'on n'a plus qu'à remonter en tirant complètement sur le cordage.
 
Le maniement requiert une adresse extrême rien que pour arriver à le déployer et à le lancer deux ou trois mètres devant soi à partir de la terre ferme à peu près au même niveau.
 
Le fermier a porté le maniement de l'épervier au niveau d'un art. Il en a toute une gamme : des petits d'environ un mètre cinquante de diamètre et des très grands de plus de cinq mètres de diamètre. Avec les grands, qui servent surtout dans le lac il s'exerce dans une pâture pour conserver la main. Il utilise ses jeunes enfants comme cibles, il les retient près de lui et, à un signal convenu, ils s'enfuient à toutes jambes alors qu'il lance l'épervier sur eux, il les fait prisonniers à tout coup. C'est d'ailleurs relativement dangereux car sur ces grands modèles les plombs qui garnissent le pourtour sont relativement lourds et les blesseraient gravement s'ils les touchaient.
 
Il utilise les plus petits dans la rivière avec une précision diabolique arrivant à recouvrir très exactement la forme du trou d'eau qu'il vise en le faisant se déployer plus ou moins suivant l'espace disponible. Il ramène ainsi quantités de truites dans des endroits que l'on ne peut pas atteindre à pied, comme celui qu'il nous a montré.
 
Mais la véritable utilisation qu'il en fait et que Pierrot ne verra pas, c'est la nuit à la lueur de lampes torches puissantes qui attiraient toutes sortes de poissons. Il fait ainsi de véritables pêches miraculeuses.
 
Durant la fin de ces vacances là, alors qu'il a quitté cette région pour une autre située plus au Nord où d'autres personnes l'hébergeaient, Pierrot n'aura de cesse de se fournir un épervier de taille moyenne à la ville voisine et de commencer à s'exercer sur la pelouse devant la maison. C'est difficile mais pas impossible quand même, avec quelques conseils, il réussira petit à petit à le faire se déployer. Quand le geste est bien fait il y a d'abord une espèce de sifflement analogue à ce lui d'un fouet suivi par un claquement sourd, au moment ou tous les plombs arrivent à tendre le filet complètement, analogue à celui d'un drap tenu par deux personnes aux extrémités et qu'ils tendent brusquement en prenant de l'élan. Il ne sera jamais capable de le lancer du bord d'une rivière au milieu des arbres ni sur le lac à partir d'un bateau. Au mieux pourra-t-il l'utiliser à partir de la berge d'un étang voisin, au-dessus d'un endroit qu'il a appâté auparavant. il prendra ainsi une quantité de carpillons ou de carassins qu'il sera obligé de remettre à l'eau ne sachant qu'en faire. la fin de ses vacances arrivera trop vite pour qu'il puisse progresser dans cet art.
 
Mais revenons à notre récit.
Comment faire?

Il est tout à fait déraisonnable d'espérer nous retrouver tous ensemble à Vichy. Cependant c'est ce qui arrive car les événements viennent à notre aide. Le gouvernement de Vichy saisit la moindre occasion de montrer le Maréchal entouré de jeunes et cherchait également à prouver que la science française se portait bien. Il exploite le moindre résultat ou la moindre publication scientifique et les scientifiques sont reçus fréquemment dans l'entourage du Maréchal principalement à l'occasion de cérémonies qui permettaient de montrer leur attachement au chef de l'état. La fête du travail de 1941 est l'occasion que nous recherchions. On a battu le rappel dans les écoles pour rassembler les meilleurs élèves et de même dans les laboratoires pour faire venir les savants aux cérémonies. Nous faisons des pieds et des mains auprès de l'instituteur et par l'entremise du curé auprès du maire pour aller aux fêtes du premier mai à Vichy et réussissons sans trop de mal car l'instituteur craint que les enfants du village qui font la plupart du temps l'école buissonnière ne soient guère représentatifs, tandis que nous, les petits Ledoux sommes des modèles à ses yeux.

Aussi toute la famille, Noémie comprise, est-elle retenue finalement pour le voyage, chaperonnée par l'instituteur et par Monique. Nous devions coucher sur place dans un collège de la ville pour pouvoir être présents au rassemblement du matin de bonne heure.

Mais comment repérer et approcher nos parents. Nous avons depuis quelques semaines déclaré notre admiration pour les savants et notre envie d'en voir de près à l'occasion de la fête du travail et Noémie qui n'est au courant de rien renchérissait plus que nous autres. L'instituteur nous promet d'essayer de tout faire pour nous permettre de les approcher et peut-être de leur parler. Notre coeur bat à la pensée que ce soit possible.

Dans les semaines qui précédent le voyage à la capitale auvergnate, nous sommes sages comme des images et serviables comme jamais, à tel point que Monique se demande si nous ne couvons pas une maladie et s'attend à une catastrophe.

Mais nous ne savions vraiment pas comment faire pour arriver à nos fins et nous n'avons qu'une confiance limitée dans les capacités de l'instituteur d'arriver à un résultat. En désespoir de cause ne trouvant rien de mieux à faire, nous décidions de participer au concours du meilleur texte de récitation. Le meilleur devait être récité ce jour là devant le Maréchal. C'est très aléatoire mais si l'un de nous est retenu Il aura un poste idéal pour se montrer aux yeux de tous les officiels et donc de nos parents. Ils nous repéreront sûrement.

La cérémonie se tient deux mois après le moment où nous décidons de concourir, nous avons un mois avant la date de remise des oeuvres. L'instituteur pense que c'est une excellente idée, Jeannot est très fort en français ainsi que la toute petite Noémie qui nous propose de faire le texte en vers. Pour le montrer, sans préparation, elle se met à nous débiter toute une série de vers aussi jolis les uns que les autres du meilleur effet.

- Mais ce n'est pas cela ce qu'il faut dire lui dit Jean, il faut parler du Maréchal, de la France et des savants.

- Alors, écrivez-moi sur une feuille ce que vous voulez dire et je vous le transformerai en vers, c'est facile.

Nous la regardons incrédules.

- Mais oui, je vous assure, vous n'avez qu'à essayer, vous verrez que je peux le faire sans difficulté.

- On peut toujours essayer dit Pierrot, nous n'avons rien à perdre et si nous présentons quelque chose en vers on aura bien plus de chances d'être remarqué pour peu que ce ne soit pas idiot.

Nous nous mettons au travail, nous avons mis au point une organisation très efficace. Jeannot dicte à Nénette qui a une belle écriture. Pierrot fait la critique et suggère les modifications ou les nouvelles idées qui lui viennent à l'esprit. En ajoutant le style naturellement bon du premier et l'imagination du second, nous avons troussé rapidement un compliment au Maréchal, à la France et à ses savants qui est suffisamment dithyrambique pour satisfaire les autorités, pas trop flagorneur pour qu'il ne soit pas suspect et plein d'idées imprévues pour renouveler le genre trop courant à l'époque.

Il y en a quatre grandes pages, c'est suffisamment long, nous le passons à Noémie persuadés qu'elle n'arrivera jamais à en faire un poème. Elle se met au travail calmement sans se presser ni s'affoler et de sa jolie écriture régulière écrit au furet à mesure ce que lui dicte son inspiration à la lecture de notre texte. De temps en temps elle demande des explications sur des phrases qu'elle ne comprend pas, puis reprend son travail, c'est fascinant. Elle fait tout d'un seul jet et en moins d'une heure et demie elle a fini. Son texte est un peu moins long que le nôtre ce qui n'est pas plus mal. Elle se lève et se met à lire en prenant les intonations, c'est formidable. Nous avons nos chances.

Le lendemain matin nous courons chez l'instituteur pour lui montrer notre oeuvre collective. Il n'en revient pas, il suggère quelques corrections de détails car certains mots sont impropres et un pied manque ici ou là, mais il n'y a pas grand chose à reprendre. Je vais envoyer votre texte tout de suite en disant que vous êtes volontaires pour le réciter.

- Il faut dire que c'est une oeuvre collective et que nous voulons la réciter ensemble, dit Pierrot.

- C'est une bonne idée, cela leur expliquera comment vous êtes parvenu à ce résultat. Ils pourront difficilement croire que l'un de vous a pu faire cela seul, mais comprendront par contre que, travaillant en équipe à cinq, vous avez atteint ce résultat.

- Nous pourrons encore beaucoup améliorer la qualité de notre oeuvre en nous arrangeant que les premières lettres de chaque vers forment, mises bout à bout une phrase qui en résume le sens et qui soit plus spécialement destinée à nos parents, dit Pierrot.

Ce sera trop difficile, Noémie n'y arrivera pas, dit Nénette.

- Mais si, donnez-moi la phrase et je recommence, cela m'amusera, dit Noémie.

De toute façon, dit l'instituteur vous avez encore beaucoup de temps essayez de faire pour le mieux, si cela n'est pas bon, on a toujours le texte actuel.

Aussi les jours suivants les trois grands se remettent-ils au travail pour trouver une phrase correspondant à cette nouvelle idée.

Nous mettons finalement au point la phrase suivante remarquable par sa simplicité:

"Si nous avons tenu à vous faire ce compliment, par ce que nous vous aimons comme des enfants aiment leurs parents, vous qui représentez la France et la science, et nous vous admirons et vous gardons dans nos mémoires".

Nous donnons ce texte à Noémie, pour qu'elle essaye de refaire son poème à partir de ces premières lettres.

Peut-être a-t-elle présumé de ses forces, car elle a le plus grand mal à en mettre au point une quinzaine de lignes dans la journée, c'est un exercice très difficile, nous les grands sont un peu honteux de la laisser travailler seule, aussi nous essayons de l'aider en faisant des morceaux qui lui servent après de brouillons. Il nous faut bien huit jours pour en venir à bout, la signification du texte primitif a du être largement modifiée pour arriver au résultat recherché.

Nous retournons chez l'instituteur pour avoir son avis. Il est emballé par le résultat, plus léger et plus original que le premier projet. Il demande à Nénette de le recopier de sa meilleure écriture et prend sur lui de l'envoyer au comité chargé de recevoir et de juger les projets en faisant une petite lettre d'explication, pour que celui ci saisisse bien tout ce que recèle cet ouvrage. Il n'y a plus qu'à attendre. Nous sommes bien surs que personne n'a pu faire mieux que nous et comptons fermement être retenus.

En réalité si la qualité de notre travail nous fait remarquer comme nous le pensons, le Jury est incrédule sur la personnalité de son auteur et craint le coup fourré. Il y a échange de coups de téléphones avec l'instituteur et un beau jour nous voyons débarquer en voiture deux beaux messieurs de l'éducation nationale dépêchés pour nous rencontrer et évaluer nos capacités réelles.

Ils nous demandent de faire tous les cinq ensemble un travail analogue sur un autre sujet: "la moisson".

En moins d'une heure, compte tenu de l'entraînement que nous avons eu à réaliser notre compliment nous leur rendions un petit poème très réussi, en travaillant sous leur surveillance.

Ils sont surpris à la fois par la connivence qui règne entre nous et surtout par le don prodigieux à son age que possède Noémie.

Quand ils repartent nous savons que nous avons gagné et que nous serons l'objet de tous leurs égards. C'est inespéré.

Huit jours plus tard l'instituteur a la confirmation que nous sommes retenus en groupe pour réciter notre oeuvre collective. Monique est dans tous ses états, elle est du voyage pour nous surveiller avec l'instituteur et doit veiller à ce que nous soyons bien habillés. L'éducation nationale s'est montrée généreuse en allouant une somme d'argent et des tickets textiles pour que nous soyons présentables. C'est une autre aubaine.

Les filles sont complètement habillées par elles-mêmes une fois que le tissu des robes et la laine pour tricoter sont achetés. Elles sont ravissantes.

Pour nous les garçons c'est l'occasion de nous rhabiller de pied en cap, nous en avons pour plusieurs années à condition de ne pas grandir trop vite.

Effectivement nous grandissons en age et en taille. C'est fou ce que l'année passée à la campagne a pu nous transformer, et nos habits deviennent trop petits pour nous, surtout pour Jeannot qui n'a pas la ressource comme les deux autres garçons de mettre ceux de leurs aînés.

Les deux plus jeunes apprécient d'avoir eux aussi des habits neufs, qui normalement sont réservés à Jeannot les rares fois où c'est possible et qui leur cède les siens devenus trop petits.

Pierrot surtout, souffre de cette situation, car, comme il est presque aussi grand que Jeannot quand celui ci lui cède ses habits non seulement ils sont usagés mais aussi déjà trop petits également pour lui et il se promène toujours avec des manches lui venant à mi avant bras qui lui donnent une véritable allure de "Pierrot".

Monique préside à l'opération et nous passe en revus ainsi habillés de pied en cap. Nous sommes splendides et formons un groupe agréable à voir. Nous avons fait une répétition en tenue en récitant le texte. Nous mettons bien les intonations et les voix des petits que l'on entend bien ressortaient de l'ensemble comme il faut. Noémie sourit naturellement comme si elle n'avait fait que cela toute sa vie. Pitou, à coté d'elle, contraste par son air calme et satisfait, presque ecclésiastique, nous les plus grands essayons d'avoir l'air naturel sans vraiment y parvenir.

Il reste un grand mois avant la cérémonie, nous ne tenons plus en place, aussi pour nous occuper Monique obtient du fermier que nous puissions l'aider à traire ses vaches. Cela nous faisait envie et peur à la fois depuis longtemps.



CHAPITRE 6



Les vaches.



Le monde des vaches est un monde à part à la ferme, il ne comprend pas seulement les vaches, mais aussi les boeufs, deux magnifiques paires de gigantesques boeufs blancs qui assurent les gros travaux de la terre : Les labours les charrois et le fauchage des récoltes. Les terres sont pleines de cailloux et parcourues de fossés de drainage et sont sans doute trop pénibles pour des chevaux plus rapides et plus nerveux mais moins résistants à l'effort prolongé. Au début, ils nous semblent désespérément lents, nous avons l'impression que les charrettes n'arriveront jamais à destination ou les charrues jamais au bout des sillons.

A les côtoyer nous apprenons la patience, leur lenteur est d'ailleurs trompeuse, quand la charge est légère ils savent prendre le trot s'ils en ont envie et il est encore plus difficile de les freiner que de les faire avancer plus vite s'ils ne le veulent pas. Ils régulent automatiquement leur allure à l'effort qu'ils ont à fournir. Pour les gros efforts ils travaillent quasiment au ralenti au contraire des chevaux qui cherchent à raccourcir les gros efforts en donnant de violents coups de collier.

Ce qui est aussi surprenant est la taille et le poids du joug qui unit chaque paire et qui est relié à la charge. Quand le fermier le met en place sur leur cou derrière leurs cornes ils semblent avoir de la peine à en supporter la masse, ils penchent la tète jusqu'au sol, et puis petit à petit relèvent la tête et le supportent la journée entière.

L'aiguillon avec lequel le fermier les guide soit en marchant devant eux et en le laissant reposer sur le joug, soit en leur piquant l'encolure ou l'arrière train surprend aussi beaucoup; La pointe qui le termine est longue de plus d'un centimètre et très pointue. Néanmoins ils ne semblent pas trop en souffrir et la façon dont ils suivent le fermier quand il le pose le joug pourrait faire croire qu'ils sont reliés à lui matériellement . De cette façon il leur fait effectuer les manoeuvres les plus serrées et les plus difficiles. La voix même si elle est utilisée n'est qu'un accompagnement peu utilisé pour les diriger.

Nous sommes de temps en temps autorisés à raccompagner les boeufs à l'étable en fin de journée en leur posant l'aiguillon sur le joug et ils nous suivent docilement pauvres petits bonshommes que nous sommes. Nous ne sommes pas peu fiers, suivis de ces espèces de monstres qui pèsent chacun pas très loin d'une tonne, mais bien inquiets aussi à entendre dans notre dos leur souffle puissant tout proche.

A coté d'eux les vaches nous paraissent presque à notre taille et nous n'hésitions pas à les côtoyer et à les mener à la baguette pour les faire rentrer à l'étable pour la traite.

Car ce que nous voulons surtout arriver à faire est de les traire nous même. C'est très difficile, nous avons des mains très petites qui arrivent à peine à faire le tour des pis. Il y a un tour de main à prendre, le premier réflexe est de serrer d'un seul coup le pis ce qui ne sert à rien sinon à énerver la vache qui se venge sournoisement en balançant de rapides coups de queue bien ajustés en pleine figure. Nous avons toujours la hantise d'en recevoir un à tout moment. Il faut à la fois de la douceur, de l'adresse pour emprisonner d'abord la quantité de lait dans le pis avec le pouce et l'index sans serrer trop fort et ensuite serrer progressivement le reste de la main pour chasser cette quantité vers l'extérieur. Avec obstination nous essayons d'y réussir et attrapons à cet exercice de violentes crampes dans les mains car bien sur il faut essayer de traire des deux mains à la fois sous peine de doubler le temps de traite. Petit à petit nous progressons parvenant au bout de quinze jour à traire une vache presque complètement. Nous ne sommes pas capables de la finir ce qui réclame de la force, mais à nous trois nous aidons quand même efficacement la fermière et ses enfants dans cet exercice répétitif et fastidieux, ils n'ont pas, bien sur, de trayeuse électrique.

Ce qui nous récompense plus que tout, c'est la liberté qui nous est laissé de boire directement le lait que nous trayons du pis de la vache. Bu ainsi le lait est délicieux, à température idéale mousseux et apparemment très sucré sans que nous en comprenions la raison et nous nous régalons chaque jour avec une bonne rasade. Les enfants du fermier habitués depuis longtemps à la traite et trayant plusieurs vaches chacun ont abandonné ces plaisirs qui n'ont plus l'attrait de la nouveauté, d'ailleurs ils sont un peu dégoûtés du lait.

Mais qui dit vaches à lait, dit petit veau. Nous sommes tellement naïfs à cette époque que nous ne faisions au début aucune relation entre le fait que les vaches ont du lait et les petits veaux, et bien sur n'avons aucune idée de la manière dont naissent les petits veaux et de ce qui précède leur naissance, nous ne pensions pas que les veaux en plus de leur mère la vache avaient un père. Et pourtant le taureau de la ferme tient une énorme place dans nos imaginations tant il a la réputation d'être méchant et tant il nous impressionne quand il laboure la terre de ses sabots avant pour exprimer son humeur et pousse des beuglements sauvages qui nous glacent le sang.

Nous faisons rapidement notre éducation.

Celle ci commence à rebrousse poil. Un jour que les trois aînés, nous nous trouvons à la ferme, les filles du fermier nous invitent à assister à la saillie d'une vache.

- Qu'est-ce que c'est, la saillie, demande Nénette ?

- C'est quand on marie le taureau et une vache pour qu'elle puisse avoir un petit veau et donner du lait. Si on ne le fait pas elles n'ont plus de lait, c'est indispensable.

- Mais le petit veau va boire tout le lait.

- Oh non! On ne lui en donne qu'une petite partie et si c'est un mâle on le vend pour la boucherie et on garde tout le lait pendant près d'une année.

- Je comprends dit Nénette, c'est un peu comme avec les poules les poussins et les oeufs.

- Non, les vaches n'ont pas d'oeufs quand le petit veau sort du ventre de la vache il est déjà tout vivant.

- J'aimerai voir cela, dit Nénette.

- Tu aurais peut-être peur, il y a beaucoup de sang et la vache a très mal, mais si tu veux je t'appellerai quand une vache sera prête à avoir son petit veau.



Le taureau.



- Et que fait le taureau dans tout cela.

- C'est lui le père du veau, il dépose pendant la saillie une graine à l'intérieur du ventre de la vache à partir de la quelle le petit veau se développe en onze mois.

- Et il s'occupe du petit veau.

- Pas du tout, quand il a déposé sa graine, il ne s'en occupe plus, il pense à la prochaine vache que l'on va lui présenter.

- Venez voir.

Nous n'avons guère envie de voir comment font le taureau et la vache, mais nous ne voulons pas passer pour des poules mouillées ou des ignorants aussi nous restons encouragés par Nénette qui nous dit:

- de toutes façons nous ne craignons rien, et ça doit être intéressant à voir.

Installés derrière un muret pas à plus de dix mètres des deux bêtes qui s'accouplent nous assistons à tout.

Le spectacle est sauvage, le taureau le cou tendu flaire la vache et soudain de dresse et monte avec ses pattes de devant sur le train arrière de celle ci, il cherche avec maladresse son chemin, sans y parvenir et le fermier est contraint d'écarter la queue de la vache et de l'aider de la main pour le guider, quand il a réussi, le taureau se lance vers l'avant en de grands élans auxquels la vache extrêmement passive a du mal à résister.

C'est bref, le taureau se calme rapidement et se retirant se remet sur ses pieds sans plus s'occuper de la vache et se dirigeant vers l'étable où l'attend de tradition une ration de fourrage reconstituante.

Nous avons assisté à tout cela sans rien dire et en sommes assez choqués et par la suite quand nous apprenons que l'on va conduire une vache au taureau nous préférons nous esquiver, nous nous sentons des intrus.

Le taureau ne reste d'ailleurs pas à l'étable ordinairement, la plupart du temps, il est parqué dans un pré situé tout contre la ferme que bien sur personne n'ose traverser. Seul le fermier peut s'en approcher et il existe une complicité certaine entre eux, le taureau aime lui lécher les cheveux ce qui a sur lui un effet calmant surprenant. Cela permet au fermier de le saisir par le licou attaché à l'anneau passé entre ses narines et de pouvoir ensuite le manoeuvrer sans trop de peine ni trop de dangers. Comme le pré est trop petit pour suffire à sa nourriture souvent, on le met "au piquet" à paître dans un champ de luzerne au bout d'une longue chaîne solidaire d'un piquet enfoncé en terre. Cela l'énerve et il se démène de temps à autre comme un véritable fauve essayant de se libérer de l'attache. Il faut vérifier de temps en temps la solidité de celle ci. Sinon il finit par enlever le tout et se sauve au petit trop entraînant la chaîne et le piquet qui rebondissent sur le sol derrière lui, semant la panique partout et parcourant facilement plusieurs kilomètres, attiré par les vaches en chaleur du voisinage. Le fermier est alors la seule personne capable de le ramener et tout le monde fait des voeux pour que, lorsque cela arrive, il ne soit pas "dans les vignes" comme cela lui arrive si souvent.

Le fermier explique que le taureau en lui léchant les cheveux recherche le goût de sel que leur donne la transpiration et pour cette raison il ne les lave jamais pour ne pas dégoûter le taureau.

Le jour de la saillie, nous rentrons en silence n'osant pas parler de tout ce qui nous passe par la tête. Nous nous posons des foules de questions et imaginons les choses les plus incongrues. Toute notre vision du monde est à refaire, nous l'avons tout de suite compris, mais curieusement cela nous réconforte plutôt. La nature vigoureuse que nous découvrons nous semble plus naturelle que le monde aseptique où nous avons évolué jusque là. Cela ne nous pose aucun problème d'ordre fondamental ou religieux, mais nous sentons le besoin de pouvoir parler de tout cela avec un adulte de confiance pour y mettre de l'ordre, car nous sommes en pleine confusion.

D'ailleurs en rentrant à la maison Nénette dit tout de suite à Monique :

- On a vu le taureau saillir une vache.

- Qui vous a montré cela ?

- Les petites Burgin.

- Cela ne m'étonne pas, de toute façon vous l'auriez vu un jour ou l'autre, mais ce n'est pas un spectacle pour les enfants je n'aimerai pas que vos recommenciez.

Nous sommes bien d'accord et n'avons d'ailleurs aucun envie de le faire.



Le vêlage



- Ce que je voudrais par contre, dit Nénette, c'est voir naître un petit veau.

- Tu as raison, mais cela réclame du courage, si tu t'en sens la force.

- Oh oui, les garçons viendront avec moi.

A la vérité nous ne sommes pas très chauds, mais acceptons un peu contraints de venir avec elle quand l'occasion se présentera.

Cela ne tarde pas. Il naissait des veaux principalement en automne mais il y a également des naissances qui surviennent tout au long de l'année et dans le courant de la semaine suivante il y en a justement une qui survient dans la journée, nous pouvons y assister.

Nous avons déjà remarqué que les vaches prêtes à vêler avaient un ventre très gonflé qu'elles marchaient avec peine. La dilatation qui précède la naissance est tout à fait visible et ne nous échappe pas.

Quand les filles Burgin appellent Nénette qui les a chargées de la prévenir, les opérations sont déjà bien avancées, la vache est toujours debout et les pattes avant du petit veau sont déjà visibles. Le fermier y a attaché des cordes et quand la vache fait un effort, pour aider le veau à sortir, il tire en même temps vigoureusement. La progression est très lente et il faut beaucoup d'efforts avant que l'on aperçoive la tête. La vache souffle et perd par l'orifice du sang ou des liquides sanguinolents, nous ne sommes, mis à part Nénette pas du tout à l'aise on se serait cru dans une sorte de boucherie et on n'en voyait pas la fin. Exténuée la vache s'est couchée sur le coté et le fermier redouble d'efforts.

Alors que nous désespérons de voir les choses progresser la tête finit de sortir et alors rapidement tout le petit veau suit comme un pantin désarticulé et visqueux. Il est tout recouvert d'une espèce de liquide poisseux que, dès que le fermier l'a disposé devant la tête de sa mère, celle-ci s'empresse à lécher vigoureusement. Moins de dix minutes plus tard le petit veau a déjà retrouvé ses esprits et une allure présentable et commence à faire des efforts pour se mettre debout, surtout quand la vache s'est remise sur pied. Après quatre ou cinq efforts maladroits il y parvient, il est disproportionné avec ses grandes jambes pataudes et tremblotantes mais sans se décourager il avance et trouve sans beaucoup de difficulté le pis de sa mère qu'il se met à téter. Il n'y a pas une demi-heure qu'il est né.

Nénette veut rester jusqu'à la fin et assiste à la délivrance qui ressemble à une seconde naissance en moins pénible. Le placenta est tout de suite emmené par le fermier et en peu de temps les lieux retrouvent une atmosphère de paix et de plénitude. Le petit veau se laisse caresser et ouvre de grands yeux écarquillés et petit à petit s'enhardit et s'éloigne pour un moment de sa mère qu'il court soudain rejoindre comme s'il craignait de la perdre.

Nous sommes rentrés de bonne humeur et fiers de nous, nous ne nous considérons plus comme des petits, une page est tournée.

Enfin, alors que nous désespérons que la date n'arrive jamais, tellement nous sommes impatients, le jour du départ arrive. C'est une véritable expédition en autocar en train avec deux changements pour finir en carriole à cheval entre la gare et le collège qui nous hébergé.

Nous sommes partis en habits de tous les jours, pour ne pas nous salir et portions de lourdes valises, contenant nos vêtements, nos affaires de nuit et pas mal de provisions au cas où nous ne trouverions pas de quoi manger sur place.



CHAPITRE 7



Le voyage à Vichy



Les provisions ne sont pas inutiles, car si l'organisation de cette journée rassemblant des milliers de personnes est bien faite en général, il en va différemment dans les détails. Le collège qui nous héberge nous assure le coucher mais pas la nourriture, il accepte bien à la rigueur de nous joindre à ses élèves aux repas de midi, mais pour le soir il n'y a rien et encore faut-il leur remettre une quantité de tickets telle que nous risquons d'en manquer par la suite. Les restaurants sont pris d'assaut et hors de prix. Les commerçants eux mêmes profitent de la situation et tout a augmenté dans des proportions incroyables. Presque tout le monde fait comme nous et vit sur ce qu'il a apporté. Il faisait beau et pas trop froid pour la saison et l'on peut manger sur l'herbe même le soir. Il y a du monde sur le moindre carré de pelouse en dehors de la zone interdite par la police, près du centre. Il y a surtout des jeunes venus de la province comme nous. Nous nous faisons beaucoup d'amis et échangeons nos adresses. Nous ne disons à personne que nous devions réciter le compliment officiel le lendemain par pudeur et aussi par prudence pour ne pas trop attirer l'attention sur nous.

L'horaire prévu de la cérémonie du premier mai est inhumain, les groupes d'élèves doivent être à leur place à huit heures du matin pour une répétition complète de la cérémonie discours et fanfare en moins, mais les applaudissements sont répétés, ils doivent démarrer au signal d'un préposé spécial et cesser quand il l'indique. Cela dure près de deux heures alors que la véritable cérémonie est prévue pour 11 heures. L'heure de battement permet à la troupe, aux musiques et aux invités officiels de se mettre en place. Nous trouvons cela inhumain et tout à fait inutile pour nous. Monique obtient du responsable de l'éducation nationale que nous soyons exemptés du rassemblement de préparation et que nous arrivions avec les invités. En échange, il nous impose une répétition au tableau noir à neuf heures et demie qui n'est pas inutile et nous donne des sauf-conduits pour que nous puissions rentrer dans l'enceinte réservée aux personnalités.

L'instituteur et Monique sont très fiers, nous mêmes espérons mettre à profit le temps libre que nous avons à essayer d'approcher de plus près nos parents si nous les apercevons.

Nous avons une nuit d'insomnies et de cauchemars, Pierrot parle tout haut criant :

- attention, il ne faut pas qu'ils nous remarquent.

Au lever, nous avons de petites mines, mis à part Noémie et Pitou que rien ne troublent et qui ne pensent qu'à la joie de mettre leurs beaux habits. Monique nous remis d'aplomb avec un bon petit déjeuner qu'elle fait chauffer sur un réchaud à alcool dans le dortoir où nous dormons et le moral remonte aussitôt.

Nous prenons chacun une bonne douche et Monique fait l'inspection après la toilette, examinant les oreilles et les ongles pour être sûre que nous sommes bien lavés et nous enfilons nos beaux habits.

Nous avons chacun une copie du texte écrite par Nénette sur du beau papier, Noémie a une copie sur parchemin faite par le ministère de l'éducation nationale et qu'elle doit remettre aux officiels après la lecture. Nous en prenons le plus grand soin ne les touchant qu'après avoir mis les gants de coton blanc immaculés que nous a acheté Monique.

Il fait très beau et bien que le collège fût loin du centre ville nous y allons à pied ce qui nous détend et trompe notre attente, il est neuf heures et demie précises quand nous arrivons à l'entrée des tribunes des invités. Devant nous les élèves des écoles, qui n'ont pas encore fini leur répétition, manoeuvrent comme à la parade sous les ordres d'un animateur situé sur une estrade devant la tribune d'honneur qui dispose d'un micro et dont la voix diffusée par les haut-parleurs résonne dans toutes les directions.

Le responsable de l'éducation nationale nous attend et nous dit : vous irez avec moi sur l'estrade pour faire votre compliment pour que tous l'entendent, je vous présenterai avant pour que l'on sache qui vous êtes et ensuite vous me suivrez dans la tribune officielle pour être présentés au Maréchal et ses invités et photographiés par la presse. S'il vous pose des questions répondez le plus brièvement possible en ajoutant Monsieur le Maréchal, n'oubliez pas. Ce n'est pas très difficile.

Quand les répétitions sont finies il nous amène sur l'estrade pour faire quelques essais de voix en nous faisant compter jusqu'à dix. Il faut baisser le micro pour nous mais cela fait nos voix passent très bien dans les hauts parleurs, nous ne les reconnaissons pas tellement elles sont fortes mais c'est bien nous que l'on entend. ce n'est pas la peine de forcer la voix, il faut parler normalement.

Nous sommes ensuite retournés à notre place, malheureusement assez loin de la tribune officielle. De notre place nous avons du mal à voir les gens qui peu à peu s'y rangent, il faut monter sur les chaises pour cela et nous nous relayons pour cela.

Petit à petit la troupe est arrivée ainsi que les musiques militaires qui jouent en demi-sourdine des airs qui forment un fond sonore agréable.

Vers 10 heures et demie la tribune officielle est complètement garnie quand Nénette qui fait le gué à son tour dit :

- Les savants viennent d'arriver, ce qui nous met en effervescence. Nous attendons avec impatience notre tour pour essayer de les reconnaître.

La distance est trop grande pour les distinguer vraiment, mais d'après l'allure ce doit être eux.

Ils sont situés de l'autre coté de nous mais tout près des places d'honneur nous pourrons les voir de tout près si on nous demande de saluer le Maréchal. De l'estrade nous ne serons déjà assez près d'eux, ils pourront donc nous voir et nous reconnaître.

Enfin il y a une grande agitation dans la tribune. Un petit nombre de personnes parmi lesquelles nous pouvons reconnaître Laval à son allure caractéristique arrive et prend place.

A onze heures justes la fanfare se met à jouer un air bref et entraînant et le maréchal apparaît guidé par son aide de camp. Il fait étonnamment jeune pour son âge se tient très droit et a le teint très frais.

Il y a une brève prise d'armes avec salut au drapeau et l'on nous fait signe d'avancer sur l'estrade derrière notre guide;

Nous sentons nos jambes se dérober sous nous mais pour rien au monde nous n'aurions reculé, tant l'enjeu est important.

Il règne un grand silence alors que nous avançons, les gens nous regardent avec curiosité.

Notre guide nous dispose rapidement puis se retournant vers la tribune commence un petit discours pour nous présenter au Maréchal, comme les gagnants d'un grand concours qui a mis en compétition toutes les écoles primaires de France expliquant que nous avons été retenus pour la qualité de notre travail et son originalité qui est d'être l'oeuvre de toute une famille de frères et soeurs.

Il nous fait signe d'avancer, règle la hauteur du micro et nous nous mettons à réciter. Nous avons tellement bien mis au point notre texte que dès les premières paroles nos craintes s'évanouissent et nous récitons de tout notre coeur uniquement pour nos parents que nous regardons de temps en temps droit dans les yeux.

Nous les voyons distinctement, ils nous paraissent plus grands et plus âgés que sur les photos et suivent intensément notre récitation. Tout d'abord intrigués puis interrogatifs leurs visages montrent, alors que nous finissons, qu'ils nous ont reconnus tant ils sont rayonnants.

Nous terminons sous les applaudissements en nous inclinant ensemble profondément.

Comme nous nous redressons nous voyons le Maréchal nous faire signe de venir le rejoindre! Nous avons gagné.

Il faut maintenant arriver à être présenté aux savants qui sont là et pour cela le lui demander.

Nous sommes donc conduits à la tribune officielle, le Maréchal est enchanté, séduit tout d'abord par la beauté et la jeunesse extrême de Noémie et par notre bonne présentation à tous.

Cette idée de faire cette adresse en vers est excellente qui d'entre vous est le poète demande-t-il ?

Nous y avons tous une part dit Jean, mais le vrai poète c'est Noémie notre benjamine qui a un don surprenant pour son âge.

Il nous interroge sur notre région et notre famille. Le fait que nous soyons orphelins ne le touche pas beaucoup et il raccourcit alors l'entretien en nous demandant de dire ce que nous aimerions avoir comme récompense.

Pierrot avec un naturel parfait répond que nous avons déjà été récompensés en lui étant présenté mais que nous rêvons aussi de pouvoir rencontrer les grands savants qui sont présents aujourd'hui et pour qui nous avons aussi beaucoup d'admiration.

- Je suis heureux que vous vous intéressiez à la science dit-il. Vous allez pouvoir leur parler et il fait signe à son aide de camp. Les journalistes situés tout autour notent ou enregistrent tout pour les actualités

- J'aimerai que leur travail soit publié in extenso dans tous les journaux.

Et il ne s'intéresse plus à nous et pendant que la cérémonie continue l'aide de camps nous emmène ainsi que le responsable de l'éducation nationale pour voir comment exaucer nos voeux.

Pendant ce temps là, les enfants des écoles évoluent portant des emblèmes montrant leur appartenance régionale et le nom de l'établissement scolaire auquel ils participent. Ils ont un ordre parfait et poussent une acclamation en passant devant la tribune.

Ils se placent ensuite dans un ordre différent laissant dégagée une large place autour de l'estrade et se disposant tout autour.

Il y a ensuite un long discours du ministre de l'éducation nationale que relaye ensuite le ministre de la recherche pour présenter les invités qui sont célébrés ce jour, au fur et à mesure qu'ils sont cités ils se dirigent vers le terre-plein ainsi dégagé à une place que leur signale un huissier. Nos parents sont cités parmi les premiers et se situent tout au début de la file ainsi constituée.

Ils sont là tous les quatre car nos mères participent aux recherches de leurs époux d'une manière importante et sont honorées avec eux. Ils tournent le dos à la tribune faisant face à l'assistance qui est très nombreuse et va au-delà des participants des écoles.

L'aide de camps nous dit : vous me suivrez quand je vais aller chercher le Maréchal vous resterez dix mètres derrière nous et vous vous présenterez aux différents savants quand le Maréchal aura fini de parler avec eux. Ne prenez pas trop de retard et quand il aura fini suivez-nous aussitôt pour ne pas troubler l'ordre de la cérémonie.

- Venez leur dit-il.

Il se dirige vers la tribune officielle et, Noémie en tête, nous le suivions à une courte distance.

Le Maréchal qui s'est assis pendant les discours se lève et sous la conduite de son aide de camps et accompagné de deux ou trois membres du gouvernement se dirige vers la ligne formée par les personnes qu'il veut honorer.

En passant devant nous l'aide de camp nous fait signe de suivre ce groupe à courte distance que nous faisons à l'étonnement des personnes présentes.

Le maréchal a une parole pour chacun et leur remet soit des insignes soit des parchemins préparés pour l'occasion. Il procède sans hâte et derrière lui nous échangeons quelques mots avec chacun des scientifiques prévenus de notre désir. Ils se présentent et tentent de nous expliquer le plus simplement possible ce qu'ils font. Noémie arrive tout de suite devant son père qu'elle ne connaît pas. Il ne peut résister à l'envie de l'embrasser sur les deux joues et de la tendre à sa femme. Celle ci est tout émue et lui dit:

- tu es une vraie poupée.

- Et toi tu es une vraie maman, lui glisse Noémie dans l'oreille sans avoir conscience le moins du monde de la justesse de ses paroles et de l'émotion qu'elle provoque chez sa mère.

Nous échangeons ainsi chacun une ou deux paroles pour ne pas attirer l'attention. Mais en croisant nos regards nous savons qu'ils nous ont reconnus et sont très émus et contents.

Nos parents sont des personnages importants entourés de la considération de tous, mais ils ne nous impressionnent pas, nous comprenons qu'ils sont aussi blessés que nous par la séparation que nous subissons et leur maîtrise nous aide à garder la notre.

Ils ont cependant eu le temps de nous glisser quelques mots que nous pourrons méditer plus tard, ce sont des messages essentiels qui nous serviront toute notre vie.

Bien sur, nous continuons à nous présenter aux autres personnes présentes. Certaines sont très aimables avec nous, d'autres justes polies, semblent agacées par notre présence. Nous faisons bonne figure à tous et Noémie subit sans en paraître incommodée de multiples embrassades.

Nous repartons vers la tribune officielle dès que le Maréchal a fini de passer la revue de ses invités.

Après de brefs honneurs militaires la cérémonie se termine et Monique nous reprend en main pour le retour au collège, nous n'avons que peu de temps avant l'heure de départ du train. Il faut se presser, ce nous est difficile car nous flottons encore dans un petit nuage et avons du mal à redescendre sur terre.

Quant au collège nous revêtons nos habits de tous les jours, le miracle est fini. Nous sommes à la fois heureux et terriblement tristes. Nous comprenons l'imprudence que nous avons commise à réveiller ainsi nos sentiments qui ne demandaient qu'à exploser. Comment allons-nous pouvoir nous satisfaire de notre situation maintenant ?

Il faut surtout ne rien dire aux petits qui manifestement sont enchantés de leur journée et n'en gardent que des bons souvenirs.

Noémie repasse sans se lasser en revue les événements de cette journée déclarant :

- J'aime beaucoup la belle dame, elle est très gentille et elle sent si bon, elle m'a serré très fort contre elle, c'est si agréable.

Jeannot est bouleversé et garde un mutisme absolu, il est très ému.

Les trois autres le sont beaucoup moins, bien sûr leurs parents les ont reconnus mais ils ont un tempérament plus froid et ont gardé un complet contrôle d'eux-mêmes. Le message qu'ils leur ont passé est plutôt un message de courage et d'absolue prudence.

Et ils l'ont bien compris.

Nous ne pouvons, nous les grands rien discuter devant Monique et les petits et nous rongeons notre frein. Nous sentons que plutôt qu'un aboutissement cette opération est un début, mais vers quoi ?

L'avenir nous montre que l'on ne peut pas tout prévoir. Il ne se passe pas trois mois que la situation a complètement changé sans que nous y soyons pour rien.

Cependant, à peine avons-nous regagné notre maison que nous décidons d'une réunion pour le soir même.

Tout le monde se couche de bonne heure et vers 11 heures du soir on se retrouve dans le lit de Nénette qui nous prévient:

- C'est la dernière fois que je vous admets ici, nous ne sommes plus des gamins et ça ne se fait pas que les garçons et les filles couchent dans le même lit, sinon quand ils sont mariés.

Nous sommes très gênés.

- si tu veux, nous pouvons aller ailleurs, nous ne voulons pas t'embêter tu as certainement raison.

- Non, mais tenez-vous tranquille, ce qui nous intéresse ce soir c'est uniquement de réunir nos impressions de la journée;

- Ils nous ont certainement reconnus, dit Jeannot, il n'y a aucun doute, tout d'abord le comportement de ma mère avec Noémie elle m'a dit aussi en me frottant la tête protège bien ta petite soeur et les autres aussi. Je lui ai répondu : oui madame.

- Mon père m'a demandé si nous lisons et si nous nous tenons au courant de l'actualité, dit Pierrot, je lui ai répondu que nous lisons chaque jour le journal la Croix chez le curé.

Il a répondu :

- Je vois, continuez à le lire, vous pourrez apprendre, dans les prochains mois, des nouvelles concernant nos travaux, les miens ainsi que ceux de mes collègues.

Cela semble très clair.

Nous discutons de leurs moindres paroles. Ce qui est symptomatique est qu'ils n'ont posé aucune question sur notre identité et sur le lieu ou nous habitons ni sur notre situation de famille. Ils veulent manifestement en savoir le moins possible probablement parce que l'on fait encore pression sur eux.

Nous sommes d'accord pour dire que personne en dehors de nous n'a pu deviner les liens qui nous unissent et que nous nous portons un intérêt spécial.

Ce qui nous dicte notre ligne de conduite pour la suite est l'invitation faite à lire La Croix chaque jour. Nous devons attendre avant de prendre quelque initiative que ce soit.

Nous allons nous coucher et avons bien du mal à nous endormir, Notre sommeil est peuplé de rêves plus fous les uns que les autres qui nous laissent au matin encore endormis. Monique doit nous secouer pour nous faire lever, car elle n'entend rien changer aux habitudes de la maison.



CHAPITRE 8



Les chevaux



Pour nous changer les idées nous retournons à la ferme, retrouver nos distractions habituelles. Notre voyage à Vichy et surtout notre compliment qui est passé à la radio et que tous ont entendu, nous ont un peu donné le rang de vedettes ce qui n'est pas sans inconvénient car chacun s'ingénie à nous épargner le moindre effort et surtout de nous empêcher de nous salir. Les filles Burgin nous regardent comme des extra terrestres et la complicité active qui nous unit vole en éclat. Elles ont, semble-t-il, peur de nous et fuient notre approche préférant manifestement nous admirer de loin. Cela ne fait pas du tout notre affaire.

Nénette s'emploie de son mieux à remettre les choses à leur place et y parvient à peu près en ce qui la concerne, mais ne peut rien faire pour nous. Les filles du fermier pensent manifestement que Nénette, n'a été que la cinquième roue du carrosse dans tout cela, car une fille n'est à leurs yeux pas bonne à grand chose, elle ne les intimide pas.

Mis ainsi sur un piédestal encombrant notre champ de manoeuvre se restreint considérablement.

Plus question d'aller chercher les oeufs, de traire les vaches, on nous écarte poliment de ces tâches subalternes sous les prétextes les plus divers, nous devons nous rendre à l'évidence nous gênons.

En compensation nous étendons notre champ d'action, jusqu'aux fermes voisines. Elles ont beau se situer à au moins cinq kilomètres ce n'est pas un obstacle pour nous.

L'une d'entre elles nous attire surtout, située sur un grand plateau de terres fertiles, elle est beaucoup plus riche que la ferme du clos aux geais. Elle emploie uniquement des chevaux comme le permettent les terres plus légères et exemptes de cailloux.

Il y en a au moins une vingtaine, des bêtes superbes qui vont depuis les animaux de trait, aux chevaux de voiture, aux poulinières escortées de leurs poulains et aussi à deux superbes étalons des bêtes énormes qui servent aux besoins de la ferme et à ceux du voisinage.

Ne connaissant pas les gens de la ferme nous examinons tout cela de loin, à la lisière du bois, de l'extérieur des pâtures, où paissent les chevaux dès que le temps le permet.

Les chevaux sont des animaux familiers d'un naturel curieux et ils viennent volontiers le long des clôtures pour nous regarder. Ils viennent aussi manger les bouts de pain que nous leur tendons en faisant bien attention de ne pas nous faire mordre. Nous n'approchons que les chevaux de labour qui sont d'un naturel pacifique. Déjà leur masse impressionnante qui faisait trembler le sol à chaque pas nous fait frémir et il nous faut du courage pour ne pas nous éloigner. De temps en temps à plusieurs ils partent à travers le pré dans une cavalcade effrénée qui ne dure pas longtemps, comme si une mouche les piquait en l'agrémentant de ruades impressionnantes et quelquefois en continuant par se rouler à terre les quatre fers en l'air. Les juments sont sourcilleuses à certaines époques et mordent les chevaux qui les approchent.

Ce qui nous sidère est aussi la façon qu'ils avaient d'uriner. Ils restituent des quantités d'urine fantastiques et c'est pour eux une opération délicate, alors qu'au contraire ils lâchaient leur crottin en marchant ou en trottant sans inconvénient. Pour uriner, ils se figent sur place, les juments écartent les pattes arrières comme pour ne pas s'éclabousser, les mâles laissent avant de commencer pendre une longueur impressionnante de leur organe sous leur ventre comme pour diminuer la hauteur de la chute de la pisse.

Les petits poulains adoptent d'ailleurs les mêmes attitudes dès leur plus jeune age.

Les poulains sont assez caricaturaux, leurs longues jambes les empêchent de brouter l'herbe, mais ils essayent de le faire pour imiter les chevaux adultes ce qui les conduit à prendre des attitudes désarticulées.

Les chevaux sont d'ailleurs peu à l'aise pour brouter l'herbe au contraire des vaches. Leurs cous sont trop courts compte tenu de leur taille. Ils sont obligés de disposer leurs deux pattes avant en ciseau une patte vers l'avant et l'autre vers l'arrière et cela les fatigue rapidement. Aussi de temps en temps éprouvent-ils le besoin de se dégourdir.

Ce qui nous impressionne le plus c'est les deux étalons. De temps en temps le fermier les fait travailler dans les champs mais la plupart du temps ils restent dans la pâture ou sont utilisés à la remonte. Ils sont pleins de fougue et ne restent pas en place toujours entrain de sentir les effluves, ils tiennent pour cela la tête haute. Leur crinière et leur queue ne sont pas coupées ce qui leur donne beaucoup d'allure. Surtout ils sont extraordinairement musclés leurs sabots sont larges comme des assiettes et leur poitrail est impressionnant. Il y a entre eux et les chevaux ordinaires une telle différence que l'on a du mal à croire qu'ils appartenaient à la même race. Heureusement ils ne recherchent pas la compagnie et ont tendance s'éloigner quand nous arrivons sans cela nous nous serions enfuis.

Ceci d'autant plus que les clôtures du pré semblent insignifiantes pour eux. Nous avons l'occasion de le vérifier en les voyant sauter sans effort apparent au-dessus d'une clôture qui les sépare d'un groupe de juments dont l'une d'elle est en chaleur, ils se mettent aussitôt à la harceler et à se disputer entre eux pour savoir qui viendrait la conquérir tout cela dans un concert de hennissements et de ruades. Heureusement les fermiers alertés par le bruit interviennent rapidement pour les séparer. Habituellement quand une jument est en chaleur, ils la séparent des autres et la gardent à l'écurie, mais ils ont négligé de le faire à temps cette fois là.

La séparation n'est pas une mince affaire, car les deux étalons n'ont aucune envie de partir et de lâcher la jument, il faut une pluie de coups de fouets pour qu'ils s'éloignent et que l'on puisse attraper la jument et la rentrer à la ferme.

L'excitation de ces énormes bêtes est phénoménale, dans cet état ils sont encore plus impressionnants que le taureau.

La jument une fois éloignée ils se calment aussitôt et l'on peut les ramener dans leur enclos. Malgré les ruades il n'y a pas eu de blessés même parmi les poulains.

Par la suite, au moment des foins, nous sommes engagés pour aider à la fenaison et nous voyons de plus près les chevaux. On nous laisse guider les chariots de foin depuis les champs jusqu'à la ferme. Nous montons sur le dos du cheval de gauche à califourchon en nous tenant au collier. Ils sont très calmes et faciles à guider de la voix ou avec les rênes. Avec celles ci, il suffit de donner des petites tractions brèves successives pour qu'ils tournent à droite et une traction longue pour qu'ils tournent à gauche. Une traction forte signifie l'arrêt et en la prolongeant on fait reculer l'équipage. Le cheval de droite suit ce que fait celui de gauche. On peut aussi les commander uniquement à la voix : comme chacun sait il suffit de dire : Hue pour qu'il démarrent; quand l'on dit Dia, ils tournent à gauche; quand l'on dit : Heu Hue Ho, ils tournent à droite; quand l'on dit Ho de façon prolongée ils s'arrêtent. Cela nous amuse beaucoup et libère un homme pour des travaux plus importants.

Nous sommes à l'aise les pieds reposant sur les traits qui situés de part et d'autre du collier relient l'animal à la charge à laquelle il est attelé.

Au bout de quelques semaines nous nous en occupons si bien que l'on nous permet de les atteler et de les dételer, de les conduire boire à la mare avant de les rentrer à l'écurie et de leur donner à manger. Bien sur nous n'avons, pas la force de mettre et d'enlever les colliers nous-mêmes, ils sont bien trop lourds, aussi un homme s'en charge pour nous mais nous faisons tout le reste y compris de passer le mors ou de passer le licou. Ces braves bêtes sont coopératives et baissent la tête pour nous aider, et se poussent gentiment comme nous le voulons au moment de l'attelage. Nous aimons beaucoup rentrer sur leur dos dans la mare et, tandis qu'ils étanchent leur soif longuement avec des bruits de succion quand ils filtrent l'eau avec leurs lèvres, nous sommes complètement entourés d'eau et sommes parfois obligés de relever les pieds pour qu'ils ne soient pas mouillés car les chevaux aiment rentrer profondément dans la mare, nous sommes obligés de les retenir pour qu'ils n'aillent pas plus loin.

Il faut d'ailleurs faire attention alors car lorsqu'il est temps de rentrer à l'écurie pour recevoir leur avoine journalière, ils ont à peine bu qu'ils partent au grand trot vers leurs stalles et nous sommes alors bien incapables de les retenir, ils sont véritablement emballés. Si nous n'avons pas eu le temps de descendre prestement en sortant de la mare il faut faire très attention à sa tête en rentrant dans l'écurie et bien relever les jambes du coté ou ils frottaient la cloison pour ne pas se faire gravement écorcher. Une ou deux expériences de cette sorte suffisent à nous rendre plus prudents.

Nous finissons par travailler assez régulièrement dans cette ferme et l'on nous donne de plus en plus de responsabilité. Voyant notre goût pour les chevaux le fermier nous confie souvent la voiture à cheval en cours de journée quand il y a des courses à faire, cela leur fait gagner du temps, la carriole est assez confortable elle a des roues cerclées d'un bandage en caoutchouc plein et ne fait pas trop de bruit. Cela nous semble du grand luxe. nous partons à deux ce qui permet de garder la carriole pendant que le second fait les courses. Les destinations varient, le plus souvent il s'agissait d'aller vers une ferme voisine pour aller chercher des engrais ou des semailles ou d'autres choses ou bien d'en apporter. Il existe un genre de troc permanent entre les fermiers qui s'entraident ainsi efficacement.

Le cheval de voiture ou plutôt la jument : Muguette est de bon comportement elle est résistante et trotte au rythme d'environ quinze kilomètre à l'heure sans discontinuer. Elle a une excellente mémoire et pour rentrer il n'est pas nécessaire de la guider d'où que l'on soit elle retrouve son chemin il faut seulement l'empêcher de couper trop court dans les virages sous peine d'escalader les bordures.

Nous formons avec elle une bande d'amis et le soir nous la rentrons à l'écurie et la bichonnons. Elle nous reconnaît parfaitement et hennit les jours ou nous venions à la ferme bien avant que nous soyons arrivés. Elle sait que nous allons nous promener.

La dernière année ou nous allons travailler à la ferme, nous sommes déjà plus âgés. Jeannot a quatorze ans, le fermier nous permet de seller Muguette et de la monter. Il a une selle dont il ne se sert pas, et au début il surveille nos premiers essais pour être sur que cela se passe bien. Nous avons en fait très peur. Habitués à nous tenir sur des chevaux de labour en se tenant au collier nous nous trouvons bien hauts et en équilibre instable surtout que le fermier nous a ôté les étriers pour que nous ne risquons pas de nous faire entraîner en cas de chute. Et effectivement des chutes nous en faisons beaucoup.

Muguette affectionnait le trot et à cette allure on rebondit sur la selle comme un sac de pommes de terre on n'arrête pas de glisser de droite à gauche sans savoir de quel coté l'on va tomber. Si l'on serre les talons on excite l'animal qui va de plus en plus vite ; tant que l'on n'a pas trouvé "l'assiette" correcte on est en danger permanent et nous mettons longtemps à parvenir à la trouver malgré la gentillesse de la jument qui n'y peut rien.

Quand nous avons acquis une certaine tenue, le fermier nous rend les étriers et alors ce est un changement du tout au tout; une petite poussée sur les pieds nous remet si besoin au milieu de notre selle et la pratique du trot enlevé est bien plus confortable que celle du tape-cul.

Cependant il ne faut pas trop fatiguer la brave bête, qui a un autre rôle que celui de cheval d'agrément et qui manifestement préfère le service à la carriole à la selle qu'elle accepte avec une certaine réticence.

Cette ferme nous utilise d'ailleurs beaucoup pendant la saison des foins et la moisson, cela nous change du travail scolaire fait à la maison qui est un peu fastidieux et de nos voisins du clos aux geais qui sont mal équipés à côté de cette grande exploitation pour la région.

Quand on compare les méthodes actuelles d'exploitation agricole à celles utilisées à l'époque on ne peut que rester songeur ! Actuellement le travail de cette ferme ne doit guère occuper plus d'un homme ou peut être deux, alors qu'à la pleine saison nous sommes des dizaines à travailler aux foins ou aux récoltes des céréales.

Le foin est d'abord coupé puis laissé séché à terre un moment puis retourné une ou plusieurs fois puis rassemble en petites bottes pour qu'il finisse de sécher. Parfois, quand il pleut, on démolit les bottes pour les étendre de nouveau. Et enfin quand il est sec on le rentre au grenier en l'entassant avec des couches de sel pour le conserver.

Aujourd'hui, on enroule directement la récolte de foin en de grands rouleaux que l'on laisse le plus souvent sur place en les rassemblant les uns près des autres et on obtient du foin d'aussi bonne qualité.

Pour la moisson c'est encore plus flagrant, surtout que le manque de ficelle empêche d'utiliser les faucheuses lieuses. On laisse la récolte tomber à terre et on la rassemble à la main soit en utilisant des ficelles de récupération pleines de noeuds à l'aide d'espèces de navettes qui aident à faire les noeuds et même en fin de récolte il arrive que l'on soit obligé de fabriquer des liens directement avec les gerbes ce qui prend un temps fou. Notre travail principal est d'ailleurs de préparer tous ces liens car la manipulation des bottes demande plus de force et de résistance que nous en avons.

Il fait à cette époque une chaleur torride difficile à supporter et compte tenu du chemin qu'il nous reste à faire pour rentrer le soir à pied, nous sommes fourbus. Mais nous savons qu'en compensation de notre aide Monique reçoit des oeufs, du beurre et de la farine bien rares à l'époque et nous sommes fiers d'avoir ainsi participé directement à notre nourriture.






Pendant que le temps passe ainsi aux travaux de la ferme nous n'oublions pas cependant de suivre attentivement l'actualité en lisant les journaux que reçoit le curé de la paroisse. Notre attention est d'abord attirée par l'annonce d'un grand congrès réunissant des physiciens aux États Unis. Des savants français y sont conviés et l'on se demande si le Gouvernement et donc les Allemands les autoriseront à s'y rendre. Les Allemands font pression pour qu'ils n'y aillent pas sans s'y opposer officiellement, et curieusement les Anglais y sont franchement hostiles, finalement contre toute attente au dernier moment une bonne douzaine de français sont autorisée de s'y rendre. Nos pères sont du nombre, mais leurs femmes ne sont pas invitées.

Le congrès dure quinze jours, les sujets évoqués nous dépassent, il s'agit de physique fondamentale, on dirait maintenant physique atomique. Au moment du retour, stupeur, Nos pères font une déclaration publique disant qu'ils ne rentraient pas en France et qu'ils demandent l'asile politique aux États-Unis, cela fait un scandale énorme. Leurs femmes ont disparu en même temps et les autorités cherchent en vain à les joindre. Nous sommes très inquiets quand dix jours plus tard, nous apprenons qu'elles ont rejoint leurs maris aux États Unis via la Suisse. Nous avons su par la suite que leur départ a été rocambolesque. A cette époque elles habitaient ensemble chez l'une d'elles, elles sont surveillées et quittent leur domicile en se faisant passer pour des domestiques qui pendant ce temps donnaient le change à leur place. Quand on vient les interroger sur le départ de leurs maris on ne trouve que ceux-ci qui gardent la maison en leur absence, leurs patronnes, disent-ils, étant parties pour quinze jours de vacances. Bien entendu, elles ne reviennent pas et l'on est obligé de relâcher les domestiques dont le concours volontaire à leur départ ne pouvait être démontré avec certitude.

C'est certainement ce sur quoi nos parents voulaient attirer notre attention quand ils nous ont conviés à lire la presse régulièrement. Il fallait continuer de le faire sans cela nous risquions de laisser échapper des nouvelles intéressantes.

Un mois plus tard parait dans La Croix une interview de nos parents assez bref où ils expliquent que leur choix de l'Amérique est motivé par la possibilité qui leur est offerte de travailler efficacement avec des moyens importants ce qui n'est plus possible en France du fait de l'armistice quelles que soient les bonnes volontés dont ils ont pu ou auraient pu encore bénéficier. Ils sont très heureux et ajoutent :

- Si nous avions encore nos enfants nous serions les plus heureux des hommes.

A une question ils répondent :

- Nous les avons perdus il y a quelques années, cela nous laisse très meurtris.

C'est une invitation ou au moins une indication montrant qu'ils aimeraient nous faire venir près d'eux. Serait ce possible?

L'interview continue par une discussion sur les options politiques des savants à la quelle nous n'avons pas attaché pas beaucoup d'importance tout d'abord, mais qui par la suite nous éclaire beaucoup sur la conduite à tenir.

Le journaliste s'étonne :

- Comment se fait-il que, alors que par le passé vous affichiez des sympathies marxistes comme beaucoup de scientifiques de votre discipline en France, vous soyez venu aux États Unis, les conditions matérielles vous ont-elles fait oublier vos convictions.

- Il est vrai que plus jeunes nous avons eu comme beaucoup des sympathies de gauche qui nous ont rapproché du marxisme, mais nous n'avons jamais été communistes et bien avant la guerre nous avons pris nos distances avec cette idéologie pour toute une série de raisons graves sur lesquelles nous ne voulons pas insister maintenant que l'URSS prend une part prépondérante à la lutte contre l'hitlérisme. Nous n'avons d'ailleurs aucune divergence avec la politique actuelle de Vichy, nous ne sommes pas du tout gaullistes, nous ne connaissons pas de gaullistes et n'avons pas été contactés par eux, en réalité nous ne sommes pas engagés politiquement, nous sommes seulement des scientifiques.

Ceci nous révèle de quel coté se situent les ennemis de nos parents, ils sont ou bien communistes ou bien allemands, à l'extrême limite anglais, mais pas américains. En allant aux États Unis, ils ont cherché avant tout de se mettre à l'abri de tout chantage. Ils semblent avoir réussi pour peu que nous ne nous fassions pas repérer. Mais, le danger subsisterait tant que nous serons vulnérables comme maintenant. Le mieux que nous puissions faire serait d'aller les rejoindre. Mais, comment faire ?

Nos réunions clandestines habituelles qui suivent sont utilisées à examiner toutes ces indications, nous nous séparons en ayant chacun consigne de réfléchir au problème et de proposer des idées sur la façon de parvenir à aller aux États Unis tous les cinq.

Ce n'est pas facile.

Un voyage en groupe parait quasiment impossible, mais partir les uns après les autres n'est pas plus réaliste. Comment pourrions-nous justifier les absences de ceux qui seront partis les premiers ? Comment réagira Monique ?

Il semble évident qu'il fallait trouver une solution moyenne et opérer par paquets. L'absence de plusieurs d'entre nous pouvait se comprendre en prétextant soit les études ou les périodes de vacances de certains. Le rapatriement de ceux qui resteraient en dernier serait difficile de toute façon et doit être préparé minutieusement avant que les premiers ne partent.

Il fallait aussi trouver une filière efficace. Elles ne sont pas nombreuses. On pouvait envisager la Suisse, l'Espagne et aussi l'Afrique du Nord où l'on pouvait éventuellement se réfugier dans un consulat américain qui nous rapatrierait en Amérique ensuite. Tout ceci est très brumeux. Nous n'avons pas d'argent non plus et en désespoir de compte nous attendons d'autres directives éventuelles en lisant attentivement le journal.

Contrairement à ce que nous espérons, nous n'y voyons plus rien nous y concernant. Cependant un élément nouveau décisif intervient. Le curé nous dit, vers la fin de l'été, que nous ne pouvons pas plus longtemps continuer à faire nos études par correspondance et il nous propose d'aller dans un collège en Suisse au moins en ce qui concerne les trois plus grands. Plus exactement dans deux collèges différents car à cette époque les collèges ne sont pas mixtes. Le mot suisse nous fait tendre l'oreille et nous acceptons le principe à condition de ne pas être trop loin les uns des autres et d'avoir la possibilité de nous rencontrer chaque semaine, nous ne voulons pas abandonner Nénette à son sort toute seule. Nous n'osons pas aborder avec le curé la question de notre subsistance jusqu'alors. Qui subvient à nos besoins ?



CHAPITRE 9



La Suisse



Aussi quand il parle de la Suisse, nous n'avons pas pu réfréner notre curiosité.

- Mais cela coûtera cher, nous ne savons même pas comment Monique arrive à nous élever. Nous ne pensons pas qu'elle ait beaucoup d'argent pour cela, comment pourra-t-elle nous envoyer là bas.

- Ne me posez pas trop de questions, je reçois de temps en temps par l'évêché de l'argent accompagné d'un court message laconique signalant uniquement : pour les 5 enfants et c'est tout. cela a toujours suffit à votre entretien et Monique qui est très prévoyante a même mis pas mal d'argent de coté au cas où cette source se tarirait et aussi en prévision d'une occasion de ce genre. Vous ne pouvez pas toujours traîner abandonnés à vous mêmes. Il n'y a pas en Suisse Que. des pensions pour richards mais aussi des petits collèges très sérieux où vous serez mieux qu'en France où avec la milice et les allemands on n'est jamais en totale sécurité. Depuis votre voyage à Vichy trop de personnes s'intéressent à vous, il vaut mieux vous éloigner avant Que. vous n'ayez des ennuis. On verra pour les petits après. Ne vous en faites pas pour l'argent tant Que. vous serez aussi raisonnables il n'y aura pas de question.

- Si je comprends bien, les grandes vacances sont finies, dit Pierrot.

- Mais oui, mon bonhomme, vous avez encore quinze jours avant la rentrée le temps Que. j'organise tout cela, profitez en, mais restez prudents ne parlez de tout cela à âme qui vive.

Les choses se précipitaient, impossible de savoir si cela est le résultat du hasard ou au contraire organisé en dehors de nous. Nous ne l'avons jamais su.

- Il vaut mieux faire comme s'il n'y avait aucun rapport entre tout cela, dit Jeannot, car il faut profiter de l'occasion et, si rien d'autre n'est déjà prévu pour nous faire atteindre l'Amérique, ce serait dommage de louper celle ci. Il faut agir sans hésitation.

Nous pensons qu'une fois en Suisse, nous aurons deux solutions, la première avertir nos parents qui s'arrangeront pour nous récupérer, mais c'est risqué. La seconde plus difficile à réaliser sera de nous procurer de l'argent et de prendre un billet d'avion pour les États Unis. Il faut sans doute beaucoup d'argent car le voyage est très long en passant par Lisbonne et les îles Canaries. Comment pourrons-nous nous procurer cette somme ?

Les idées les plus bizarres nous passaient par la tête : nous pourrons jouer à la loterie chaque semaine et attendre d'avoir gagné pour partir, mais cela risquait d'être très long ; nous pourrons aussi essayer de devenir les amis d'enfants très riches habitant les États-Unis faisant leurs études en Suisse et nous faire inviter par leurs parents pour les vacances. Quoique ce soit tiré par les cheveux cela nous parait la meilleure solution. Aussi décidons-nous une fois sur place de rechercher tout de suite les oiseaux rares répondant à la question et ensuite de tout faire pour qu'ils succombent à notre charme réuni. Nous comptions beaucoup sur Nénette pour cette dernière partie. Mais tout cela n'est qu'un rêve pour le moment cependant, nous préférons rêver que de ne rien faire. L'idée de l'invitation aux États-Unis est d'ailleurs une bonne idée car elle permettra de résoudre la question épineuse des papiers.

Les dernières semaines passent très vite, nous sommes nostalgiques à la pensée d'être séparés de nos deux plus jeunes frères et soeurs, nous recommandons à Noémie de bien faire attention à Pitou et de l'aider pour ses devoirs et nous demandons à Pitou de ne pas lâcher Noémie d'une semelle pour être sur qu'il ne lui arrive rien. Ils nous font des promesses solennelles de ne pas y manquer.

Monique est toute triste aussi, elle sent bien que notre séparation risque de ne pas être provisoire. Sa seule consolation est de garder encore les deux petits et surtout Noémie pour laquelle elle a un faible qui tourne à l'idolâtrie.

Elle nous prépare des trousseaux bien complets et pour cela elle nous emmène en courses à Argenton sur Creuse. Nous n'aurions jamais cru qu'il fallait tant de choses, autant de mouchoirs, de serviettes de table et de serviettes de toilette.

Nous avons chacun une valise neuve du plus bel effet et tout un matériel de classe rutilant neuf. Tout cela est le beau côté des choses car quand est venu le jour du départ nous sommes bien tristes même si presque tout le petit hameau est là pour nous saluer quand nous montons dans la carriole du père Burgin qui nous emmène à la Gare à Argenton sur Creuse où nous prenons le train pour Lyon puis Genève.

Nous restions muets durant ce trajet, heureusement Monique nous a accompagnés laissant pour une fois les petits au village chez le curé et nous embrasse fortement en nous mettant dans le train. Nous savons les uns et les autres que nous ne nous reverrons pas de longtemps et nous avons une affection profonde les uns pour les autres.

Nous la remercions beaucoup pour ce qu'elle a fait pour nous et lui promettons de lui écrire régulièrement.

Le voyage en train est extrêmement fastidieux, il évite comme à plaisir les régions les plus intéressantes à voir à croire que la France ne consiste que de talus de broussailles et de gares de triages et de faubourgs urbains.

Nous sommes de plus inquiets sur qui nous attend à Genève. Un ecclésiastique doit venir nous prendre à la gare que se passerait-il s'il ne nous trouvait pas ?

Nos craintes sont vaines. Il y a peu de monde sur le quai du train qui venait de France. Nous avons passé la douane sans difficulté car nous disposions de papiers tout à fait en règle que nous a remis le curé. Le curé qui nous attend est là bien visible au bout du quai et se dirige aussitôt vers nous.

- Vous êtes les enfants Ledoux, dit-il?

- C'est cela dit Jeannot qui nous présente.

- Je suis le curé du Brassus, un village dans le Jura suisse où se trouvent les collèges qui vous recevront. Tout le monde parle français vous ne serez pas dépaysés. Il a cet accent traînant caractéristique si particulier aux Vaudois, nous nous retenons de ne pas éclater de rire.

D'une certaine façon, savoir que nous serons dans le Jura, c'est à dire tout près de la France, nous rassure un peu. Le Curé a l'air sympathique, il a un teint fleuri qui montre qu'il doit passer beaucoup de temps au grand air et sourit facilement, c'est manifestement, un bon vivant.

Il nous emmène avec lui dans une espèce de camionnette aménagée pour le transport des gens, Un homme au volent nous attend et il y a déjà au moins cinq personnes derrière. Nous montons avec nos bagages derrière tandis que le curé prend place à l'avant près du chauffeur.

Les passagers sont d'un naturel causant, ils nous demandent ce que nous venons faire au Brassus où se rend la camionnette. Ils acquiescent quand nous leur disons que nous rentrons en pension:

- Chez nous les collèges sont excellents, ce sont les meilleurs du canton et ils ont des résultats bien au-dessus de la moyenne aux examens.

Nous approuvons d'un air poli, alors que nous sommes loin de nous intéresser à cet aspect des choses.

- C'est la première fois que nous allons en montagne, cela nous intéresse beaucoup.

- Ce n'est pas de la grande montagne, mais l'hiver il y a beaucoup de neige, c'est une vallée orientée au Nord qui est très froide et la neige reste longtemps.

- Peut-on faire du ski, demande Pierrot ?

On fait du ski de randonnée et du ski nordique, il y a des compétitions de saut qui sont connues dans le monde entier, mais depuis la guerre les épreuves ne réunissent plus que les Suisses. C'est très spectaculaire, vous verrez. On joue aussi beaucoup au hockey sur glace et chaque école a son équipe.

Il fait nuit maintenant, et bien que l'éclairage des rues ne soit pas très important, nous pouvons apprécier l'aspect pimpant et propre des maisons et des routes parfaitement entretenues qui font un contraste avec le laisser aller habituel français et le manque d'intérêt que nous avons pour l'aspect extérieur des choses.

Quand les jours suivants nous pouvons voir tout cela de plus près ce est encore plus flagrant ! La propreté ici, c'est une religion. Tout est ripoliné de frais, et chacun traquait la moindre trace de poussière ou de rouille. Nous nous y habituons très vite et par la suite en France ou aux États Unis encore plus nous souffririons du laisser aller général.

Le soir en arrivant au Brassus nous avons couché chez le curé dans des lits très hauts garnis de profonds édredons de plume. Nous avons très bien dormi. L'air est déjà frais à cette altitude d'environ 600 mètres et les lits sont très bons.

Au déjeuner nous faisons connaissance avec les fameux petits déjeuners Suisses. Le chocolat est mousseux à souhait, le pain frais et croustillant et le beurre délicieux ainsi que les confitures.

Le presbytère est une grande bâtisse pleine de recoins, d'escaliers et de couloirs que nous parcourrons en tous sens. Nous serions bien restés là, mais nous devons rentrer dans nos collèges respectifs où nous devons être pensionnaires. Le curé a pourtant paru bien apprécier notre compagnie, mais il nous explique que chez eux chacun doit rester à sa place et ne pas vouloir remplir la mission des autres. La mission d'un curé n'est pas d'élever des enfants, ajoute-t-il en soupirant, mes paroissiens auraient l'impression que je les abandonne.

Le jour même en début d'après midi, il nous conduit à nos collèges respectifs en commençant par celui de Nénette.

C'est de petites institutions tenues en grande partie par des bonnes soeurs ou des religieux du genre des frères des écoles chrétiennes. Les dortoirs ne contenaient qu'une dizaine de lits chacun et des rideaux assuraient à chacun une intimité appréciable. Tout sent bon l'encaustique et brille de propreté. Les soeurs et les frères ont comme le curé des visages épanouis et n'ont rien de mystiques, mais ne font aussi montre d'aucun enthousiasme, nous sommes des élèves comme les autres. Ils ne montrent aucune hâte et cependant nous sommes installés en un rien de temps et notre trousseau vérifié dans ses moindres détails rangé au carré dans nos petites armoires personnelles. On nous encourage à partir en balade avec quelques élèves déjà arrivés en attendant le repas du soir.

Il y a des vélos disponibles que l'on nous prête. Ceci est pour nous un signe considérable, car en France à cette époque, les vélos en état de marche sont très rares car il n'est plus possible de se procurer, sinon au marché noir, les pneus et les chambres à air qui sont quasiment réservé aux vélos neufs. Ceux qui en ont ne les prêtaient pas.

Nous faisons le tour du lac de Joux, ce qui fait pas mal de kilomètres pour des enfants n'ayant pas d'entraînement. Vers la pointe Nord du lac il y a une longue côte que nous avons du mal à grimper tandis que nos compagnons ne semblent pas du tout peiner. Il faudra que nous fassions des progrès, mais le soir en rentrant à la pension nous avons déjà bonne mine.

Le secret de leur forme nous est révélé dès le lendemain. La formation que dispense ce collège tient presque pour moitié en activités de plein air et de sports exigeants comme le ski nordique le hockey sur glace et les entraînements commencent bien avant l'arrivée du gel et consiste surtout en courses de fond ou cross à travers bois, escalades, et répétition des gestes techniques. Cela occupe tous les après-midi.

Le programme scolaire est assez léger si l'on excepte l'apprentissage des langues qui est poussé et très pratique.

La nourriture est bonne, il y a beaucoup de laitages et de plats à base de pommes de terre, cuites avec soin et qui ont un goût délicieux.

Le dimanche ceux qui comme nous restent à la pension peuvent goûter aux truites saumonées pêchées dans le lac, elles sont énormes on aura dit de vrais saumons.

Nous avons le droit de sortir tous les soirs avant le repas et pendant les jours de congé. Malheureusement la discipline dans le collège de Nénette est plus stricte. Les élèves ne peuvent sortir qu'accompagnes. Grâce au curé nous obtenons le droit de la faire sortir accompagnée seulement de nous deux, nous en avons la responsabilité.

Cette permission exceptionnelle suscite les commentaires de nos camarades qui veulent en profiter pour tourner autour d'elle. Nous avons quelques échanges assez vifs à ce propos après quoi ils nous laissent tranquilles. Ils se rendent compte que si nous sommes nuls en vélo, pour ce qui est de la bagarre notre expérience paysanne vaut bien la leur. On a du leur dire aussi que nous sommes orphelins et que la seule chose qu'ils peuvent gagner est de nous voir refuser le droit de voir notre soeur et comme ce ne sont pas de mauvais bougres, ils nous laissent tranquilles.

Enfin nous pouvons nous concerter comme d'habitude pour échafauder nos plans et faire le point sur leur avancement. Notre premier objectif est de repérer les élèves d'origine américaine de préférence ceux qui sont de famille aisée. Nous n'avancions guère. Tous les autres enfants semblent être originaires de la région et il est difficile de préjuger de leur situation sociale, ils ne font pas étalage de leur argent ou de la situation de leurs parents leurs seules conversations sont cantonnées dans le domaine sportif. Les filles ne sont guère différentes. Parfois ils parlaient de religion. La majorité de la population est protestante mais nos collèges sont catholiques et ont un comportement de minorité, veillant à ce que l'on ne touche pas à leur communauté, ce qui se traduit par un dynamisme certain dans le domaine religieux. Les leçons de catéchisme, les kermesses et les processions sont prises très au sérieux. Il y a cependant quelques protestants parmi nous et nous respections leurs convictions.

La seule chose vraiment utile que nous faisons est de bien travailler l'anglais, même Pierrot qui d'habitude n'apprécie pas beaucoup les langues se met à travailler et prend rapidement la tête de sa classe. Son professeur est un religieux américain qui a le véritable accent et un amour de son pays qu'il essayait de communiquer à ses élèves. Il apporte des journaux de là bas aux quels il est abonné et qui surprennent tellement ils sont différents des journaux français et même des journaux suisses.

Nous pouvons continuer à lire La Croix à la salle de lecture car l'école y est abonnée et quand l'encadrement l'a lu le journal est classé avec soin et il est permis de le consulter. Nous ne voyons rien cependant qui peut nous concerner.

Nous occupons aussi beaucoup de temps à écrire des lettres à Monique et aux petits. Par prudence nous ne donnons aucune indication de lieu en ce qui nous concerne et par le canal du curé nous les faisons poster de temps en temps à la grande poste de Genève ou nous recevons également le courrier qu'il reçoit poste restante au nom du chauffeur de la camionnette qui est dans la confidence. De leurs cotés ils font poster les lettres à Argenton.

Ils vont très bien et curieusement c'est eux qui les premiers ont l'occasion de pouvoir rejoindre nos parents. Un mois avant que se déclenchent les événements d'Afrique du Nord, Monique est invitée à passer le mois de mai en Algérie par un de ses cousins qu'elle n'a pas vu depuis longtemps, Elle songe que l'occasion peut être intéressante et écrit à son cousin qu'elle ne pourra y aller qu'accompagnée de ses deux enfants adoptifs, dont elle ne veut pas se séparer.

Le cousin est très étonné de savoir qu'elle a charge de famille mais confirme l'invitation. Il a une grande propriété et se sent un peu seul étant resté vieux garçon à un âge voisin de celui de Monique. Il en a gardé un bon souvenir et la sait, elle aussi, très isolée.

Ainsi, sans aucune difficulté, tous les trois se retrouvent en Afrique du Nord et 3 semaines plus tard sont bloqués par le débarquement américain.

Leurs lettres nous tiennent au courent de tout cela, mais toujours sans spécifier d'adresse autre que la poste restante à Oran. Le comble est que ni Monique ni les deux petits ne savent que nos parents sont aux États Unis alors que ces derniers ne savent pas qu'ils sont en Afrique du Nord ni ne connaissent leur adresse.

En attendant nous avons pu quand même faire quelque chose d'utile. Nous sommes parvenus à trouver une adresse où nous pouvons envoyer du courrier à nos parents. C'est déjà une chose que nous pouvons utiliser.

Nous décidons d'un plan relativement prudent assez compliqué et qui peut aboutir au bout d'un certain temps.

Jeannot rédige une lettre assez longue avec l'aide des deux autres à destination de nos parents, qui dit à peu près ceci:

- Nous savons que vous avez perdu vos enfants il y a quelques années, et l'intérêt que vous portez aux oeuvres concernant les orphelins. Nous avons reçu au cours de la guerre un certain nombre d'enfants qui ont perdu leurs parents et nous pensons que dans votre entourage il y a, outre vous-mêmes, d'autres personnes qui sont dans votre cas. Nous pensons qu'il serait bon pour les uns et les autres que les gens qui ont perdu leurs enfants prennent en charge des frères et soeurs orphelins. Nous avons à notre antenne suisse des cas très intéressants d'enfants bien élevés et affectueux, nous aimerions voir s'il est possible de mettre sur pied sinon de telles adoptions mais des prises en charge. A titre d'exemple nous vous adressons les photos de deux enfants qui sont dans de telles situations et qui pour le moment résident en Afrique du Nord et qui donc pourraient facilement aller en Amérique si la famille d'accueil paye le voyage. Ces deux enfants s'appellent : Noémie et Pitou L. nous vous joignons leurs photos.

Bien entendu les prénoms que nous utilisons ne sont pas ceux que nous ont donnés nos parents, mais nous les avons adoptés depuis si longtemps qu'ils nous plaisent encore mieux que les vrais. Ils reconnaîtront les photos et normalement comprendront que ce système vise uniquement à nous faire rejoindre nos familles sans exciter la curiosité.

Nous continuons:

- Vous pouvez si cette proposition vous intéresse vous adresser à monsieur le curé de la paroisse St "X" Poste restante à Genève qui transmettra à qui de droit. Vous pouvez compter sur une réponse sous quinze jours vous donnant les noms et adresses de la personne à contacter en Algérie mais votre lettre devra contenir un signe de reconnaissance de votre choix qui soit indiscutable.

Nous mettrons partiellement dans la confidence le Curé du Brassus une fois la lettre prête.

Il reste à taper la lettre à la machine pour que notre écriture ne soit pas reconnaissable. Il existe au collège des quantités de machines à écrire dont nous pouvons disposer les jours de congé où nous sommes presque les seuls à rester sur place. Évidemment on peut toujours savoir quel est le type de machine employée et si on la retrouve savoir qu'il s'agit de cette machine en particulier, mais il n'est pas question d'envoyer une telle lettre écrite à la main et encore moins en utilisant des découpages de lettres prises dans des journaux. Aussi avons-nous pris une machine de marque courante à l'époque pour mettre notre texte au net. Il ne reste plus qu'à indiquer le nom de la paroisse du curé qui servira de boite aux lettres.

Nous allons donc voir le curé du Brassus et lui expliquons à peu prés notre problème:

- Nous n'avons plus nos parents directs, mais nous avons pu savoir que certains de nos parents éloignés existent encore Amérique. Mais ce sont des dissidents importants venus de l'Est d'un pays totalitaire. Nous savons comment leur faire parvenir de nos nouvelles, mais ils ne peuvent nous écrire directement car ils sont très surveillés et s'ils renseignaient les autorités de leur pays d'origine sur notre identité et notre lieu de résidence exact, ils mettraient peut-être nos vies en péril, nous pourrions servir de monnaie d'échange. Il faut que leurs courriers, s'ils en envoient, arrivent poste restante à Genève à l'attention du curé d'une paroisse qui les repassera à un autre jusqu'à vous-mêmes qui nous les remettrez. Il faut éviter à tout prix qu'en suivant la lettre des gens mal intentionnés remontent jusqu'à nous, nous serions en danger grave. Pouvez vous nous donner l'adresse d'un curé que vous connaissez. On lui enverra des ordres anonymes pour lui dire quoi faire du pli quand il l'aura reçu.

- Tout ceci me semble bien compliqué. Ne cherchez-vous pas à me faire une farce ? Ce serait mal venu, car à se moquer ainsi des choses graves on risque de ne plus être secouru quand il y a vraiment du danger.

- C'est tout à fait sérieux, et même vital, dit Jeannot. Le mieux est que le curé qui recevra la lettre la réexpédie aussitôt au à partir de la poste elle-même et garde sur lui une lettre de rechange au cas ou il serait contrôlé. Il ne faut pas qu'il conserve l'enveloppe sur lui car nous ne pouvons pas imiter les timbres et les cachets de la poste américaine. Nous vous préparerons une lettre bidon à cet effet que vous pourrez lui envoyer par la poste après l'avoir averti par téléphone.

Le lendemain, le curé nous appelle au parloir car on est en semaine et nous dit:

- Tout est arrangé, mettez : paroisse sainte Sophie. Et donnez-moi la lettre de rechange avant huit jours.

Nous postons le dimanche suivant la lettre à nos parents à partir de Genève et entreprenons de faire une réponse bidon bien fichue telle qu'auraient pu la faire nos parents.

Elle dit ceci:

Messieurs, nous avons reçu votre lettre qui nous a beaucoup émus, malheureusement nous n'avons absolument pas l'intention de nous charger de nouveau de la responsabilité d'enfants. Notre travail ne nous laisse pas assez de temps pour nous en occuper et nous avons encore l'impression maintenant que c'est notre travail qui a entraîné la perte de nos propres enfants il y a maintenant cinq ans nous ne voudrions pas renouveler cette abominable expérience. Si nous trouvons des familles qui veuillent bien en prendre charge nous vous le signalerons mais nous n'en connaissons pas pour l'instant.

Je vous transmets cette lettre par la voie que vous m'indiquez. Croyez cependant que nous gardons dans nos coeurs les petits orphelins apprentis d'Auteuil. Je demande de toute manière à ma banque de faire parvenir à votre maison mère une somme importante dont je pense, ils ont un grand besoin.

Ceci nous excite beaucoup pendant quinze jours et l'attente est terrible en attendant la réponse. Bien des choses peuvent arriver. Les lettres font un grand voyage et elles peuvent être perdues en route ou simplement égarées dans un coin par un employé négligeant et bien des choses encore.

Le curé du Brassus est encore plus excité que nous et sans se faire connaître du curé de Sainte Sophie lui téléphone tous les trois jours pour savoir s'il a reçu une réponse.

Enfin un jour, il a cette réponse, j'ai une lettre et j'ai fait ce qui était convenu, je n'ai pas eu de difficultés.

Trois jours plus tard le curé du Brassus nous remet la lettre glissée dans une enveloppe anonyme.

Nous sommes très émus en l'ouvrant et en dépliant les feuillets qu'elle comprend. La lettre est manuscrite et écrite sur du papier avion. Elle est assez longue parlant surtout de l'amour qu'ils ont eu pour leurs enfants et de la joie qu'ils se font de pouvoir être utiles aux deux enfants dont nous leur avons envoyé la photo. Ils sont tout à fait disposés ou à les adopter si cela est possible ou du moins de les élever tant que cela serait possible et enverront l'argent nécessaire à leur transport au consulat américain à Oran. Les plus jeunes des enfants qu'ils ont perdus auraient environ le même âge actuellement et ils sauront leur donner toute l'affection nécessaire à des enfants de cet âge.

Nous envoyons par retour du courrier une feuille à l'intention de nos parents portant uniquement l'adresse du cousin de Monique en Afrique du Nord. Parallèlement nous écrivons à Monique pour lui dire d'accepter la proposition qui lui sera faite de les accueillir tous les trois en Amérique car nous savons que c'est le moyen de leur permettre ensuite de retrouver leurs parents, mais qu'il ne faut pas leur en parler pour ne pas leur donner de faux espoirs avant que cela soit fait. Nous ajoutons que nous pensons pouvoir les rejoindre par la suite.

Les dés sont jetés, nous avons déclenché l'opération mais nous n'aurons sans doute pas de nouvelles avant longtemps. Nous devons avoir de la patience.

Noël arrive avant que nous ayons des nouvelles nous sommes très bien intégrés à la vie de la vallée. Il fait effectivement un froid sibérien dans ce pays. Les moins dix moins vingt sont monnaie courante. Heureusement les équipements sont en conséquence. Les maisons ont toutes des doubles fenêtres et des systèmes de chauffage efficaces. Le bois de chauffage ne manque pas toutes les hauteurs étant couvertes de forêts. Le lac est gelé depuis au moins quinze jours et l'on peut rouler dessus en voiture. Nous assistons à des parties de pêche à la ligne originales dans des trous pratiqués dans la glace. Les poissons se pressent devant ces orifices et mordent à peu près sur tout ce que l'on peut leur présenter et l'on prend des perches des brochets et des truites. Les pêcheurs professionnels établissent également des barrages de filets sous la glace en les mettant en place de proche en proche entre une série de trous percés dans la glace. ils ont un système de poulies et de renvois qui leur permettent plusieurs fois par jour de relever les filets, de récupérer les poissons pris dans les mailles et de le remettre en place sans trop de mal.

Nous faisons de grandes ballades à ski avec des équipements qui paraîtraient aujourd'hui bien rudimentaires et qui sont à mi-chemin entre les skis de pistes actuels et les skis de fond. Taillés dans du frêne et comportant des carres métalliques dans la partie centrale, ces skis doivent être fartés à chaud sous peine d'accumuler de la neige collée sous les semelles et de ne plus glisser du tout. Nous utilisons aussi des peaux de phoques pour monter les pentes accentuées sans trop de mal, et ainsi nous passons à peu près partout la neige n'est pratiquement jamais damée avant le printemps et les virages sont difficiles à négocier, mais en groupe en ouvrant la route chacun son tour on réussit à couvrir de grandes distances et nous avons acquis ainsi une grande résistance.

Pendant les vacances de fin d'année nous partons ainsi souvent tous les trois avec Nénette qui aime beaucoup cela et qui tient bien la cadence. En revanche notre retard est trop important en patin à glace pour que nous puissions espérer le rattraper. Les enfants du pays semblent être nés avec des patins au pied et ils ont à notre âge acquis une aisance incroyable qu'ils expriment pleinement en pratiquant le hockey sur glace.

Par politesse nous assistons aux matchs qui mettent en jeux nos établissements, mais les parties ont le plus souvent lieu la nuit à l'éclairage électrique et il fait un froid intense sur la touche et il faut beaucoup de courage pour rester jusqu'à la fin de ces parties interminables du fait des nombreux arrêts de jeu qui les émaillent.

Les parties sont extrêmement viriles, nous servons un peu d'infirmiers soulageant les multiples contusions et faisant un peu fonction d'aides aux entraîneurs.

Des enfants normalement constitués auront du être dégoûtés par les multiples blessures et même fractures qu'ils en retirent, mais au contraire dès que l'on parle de hockey leurs yeux rayonnent et eux si placides deviennent volubiles. Leurs parents ne sont d'ailleurs pas les derniers à les encourager.

Et toujours nous attendons et finissons par désespérer quand Jeannot reçoit personnellement une lettre d'Amérique avec des quantités de timbres très jolis et dont l'écriture lui parait familière. C'est une lettre de Noémie lui disant qu'elle et Pitou sont reçus dans une famille d'accueil pour une durée de quelques mois, qu'ils sont magnifiquement entourés et que ce serait parfait si nous pouvions les rejoindre plutôt que de faire nos études en Suisse, elle nous incite à réfléchir à cela :

- vous pouvez aussi faire de bonnes études aux États Unis et vous aurez au moins l'avantage d'y apprendre l'anglais.

Elle nous envoie mille baisers, mais ne donne aucune adresse probablement par raison de sécurité. Nous pouvons d'ailleurs joindre nos parents par le même canal que la première fois.

Bien sur, nous sommes d'accord, mais nous pensions qu'il valait mieux attendre la fin de l'année scolaire et profiter des grandes vacances pour aller aux États Unis.

Reprenant notre premier système, nous l'avons modifié un peu. Toujours sous couvert de l'agence suisse des apprentis d'Auteuil nous écrivons à nos parents pour obtenir cette fois une bourse de voyage pour trois enfants très méritants aux États Unis nous joignons nos photos pour qu'ils puissent nous identifier et nous leur demandons de répondre à la même adresse que la première fois et nous avertissons le curé du Brassus pour qu'il mette de nouveau en veille son réseau de récupération du courrier à la poste restante de Genève. Nous écrivons également une fausse réponse dilatoire comme la première fois que le curé envoie à son collègue de Genève.

Le curé du Brassus est enchanté que notre plan ait atteint son premier objectif, mais est un peu triste à la pensée que nous devions le quitter aux vacances.

Le système est maintenant bien rodé aussi il ne faut pas plus d'un mois pour que le curé de sainte Sophie reçoive une lettre accompagnée d'un chèque confortable sur une banque suisse qui doit couvrir les frais du voyage et plus.

La lettre dans une forme impersonnelle nous souhaite la bienvenue et nous exhorte à bien travailler la langue anglaise en attendant les vacances pour bien profiter de notre séjour.

Notre moral est évidemment au beau fixe, Nénette qui a été malgré nos efforts bien isolée rayonne. La présence de Monique ou d'une femme qui puisse la comprendre et à qui elle puisse se confier lui manque bien plus qu'à nous. Elle a maintenant treize ans ce n'est plus la gamine du Clos aux Geais elle affronte de nouveaux problèmes et a besoin de quelqu'un en qui elle puisse se confier. Ses amies de pension quoique très gentilles ont un mode de vie habituel trop éloigné du sien pour qu'elles puissent se comprendre à demi-mot et avec elles il y a toujours des ambiguïtés de langage, les mots sont les mêmes mais n'ont pas la même signification profonde. Leurs relations si elles sont bonnes restent superficielles.

L'hiver est long et ce n'est qu'au début mai que la vallée est débarrassée de sa neige. Le climat est plutôt tropical et au froid succède presque sans transition des fortes chaleurs la nature en sommeil pendant de longs mois reprend avec une vigueur insoupçonnée. Les champs, les vergers et les potagers installés sur les moindres versants exposés vers le sud sont le siège d'une activité fébrile. Le curé du Brassus qui a un magnifique potager nous convie à y travailler soit pour planter ou semer et dès que c'est le moment à cueillir et ramasser les fruits et les légumes.

Nous aimions beaucoup ce travail que nous avons un peu expérimenté en France. Mais, autant le sol est difficile et caillouteux et les résultats maigres là bas, autant ici le sol est meuble, facile à travailler et les plans minutieusement choisis. Tout semble pousser miraculeusement. Il y a, dès qu'il le faut un arrosage quasi continu des plans les plus délicats et le travail le plus difficile est la récolte. Même pour nous la terre est basse et nous passons de longues heures courbés à ramasser les salades, les radis et les tomates en début de saison, cela devient encore plus fastidieux quand ce est le tour des pommes de terre, et surtout des haricots verts. A partir de début Juillet ils poussent sans désemparer d'un grand plan qui aura été capable de nourrir une dizaine de familles. Tous les jours nous faisons la cueillette pour éviter que les haricots ne grandissent trop et pouvoir toujours avoir des produits de première qualité.

Bien sur, nous sommes rétribués de nos efforts par un peu d'argent en fonction de la quantité de haricots que nous avons ramassée.

Le curé nous invitait souvent à déjeuner et nous pouvons les savourer, ils n'ont aucun fil et sont délicieux. Le plan est quasiment intarissable et donnait jusqu'au mois de septembre.

Le ramassage des groseilles et des fraises nous occupe aussi beaucoup. Pour les groseilles nous avons des petits tabourets qui nous permettent de travailler à bonne hauteur, mais l'ennui est qu'il ne faut oublier aucun fruit sous peine de nous le voir reprocher sans doute gentiment mais sûrement. Il faut beaucoup de minutie et nous n'en avons guère et plus le temps passe plus cela nous semble pénible.

Avec ce que nous cueillions, la servante du curé entreprenait de faire des conserves en quantités considérables ainsi que des gelées et des confitures. Il y a des pots partout et une odeur de sucre et une atmosphère de vapeur planait dans toute la maison. Tous ces pots sont ensuite étiquetés et doivent rejoindre d'autres pots préparés les années précédentes et attendre longtemps le moment d'être consommés.

Car l'on mange d'abord au cours de l'hiver les conserves et les confitures les plus anciennes, négligeant les dernières qui doivent être probablement bien meilleures, c'est comme avoir toujours du pain d'avance pour pouvoir ne manger que du pain rassis.

La cueillette des cerises et des abricots, car malgré la rigueur du climat il y a des abricotiers situés contre un mur et qu'un système astucieux de châssis légers abrite de la neige et du froid durant l'hiver, est bien plus agréable.

Nous avons le droit au bout d'une heure de travail de manger autant de fruits que nous voulons et nous ne nous en privons pas car les bigarreaux et les abricots sont délicieux et d'ailleurs il faut normalement les cueillir un peu avant qu'ils ne soient murs pour mieux les conserver et donc nous ne nous faisons pas faute de manger ceux qui nous paraissent à point. Cela nous vaut d'ailleurs de bonnes coliques car au début nous abusons. Pierrot ne sait pas résister à un abricot et Jeannot craque devant les cerises. Nénette se laisse aller plutôt pour les fraises.

En fait, même si nous sommes un peu saturés de ces travaux de jardinage qui occupaient nos fins de journée et nos jours de congé, le plus rude du travail nous est épargné. Nous n'avons jamais ni à étendre le fumier qui est apporté chaque automne en abondance, il y a à cette époque encore beaucoup de chevaux et la munificence du jardin leur doit beaucoup. Nous n'avons pas non plus à bêcher ce qui est un travail d'homme ni à sarcler ni à biner. Le curé trouvait toujours des auxiliaires pour cela, nous ne savons pas s'il les rétribuait ou s'il leur donnait ce travail en punition de leurs fautes après les avoir entendus en confession.

Ainsi nous sommes très occupés et cela nous empêchait de tourner en rond en attendant des nouvelles ou un signe quelconque.

Vers la fin juin et le début de juillet, il y a aussi la cueillette des champignons en forêt. Nous ne connaissons rien à ceux-ci et n'aurions pas pu distinguer un rosé des prés d'une amanite phalloïde, aussi nous n'y allons qu'en groupe avec des connaisseurs pour nous guider et aussi pour nous indiquer les bonnes places. Il faut faire preuve de beaucoup de diplomatie pour arriver à nous joindre à une équipe, car la cueillette des champignons est une affaire pratiquement commerciale, les bons filons sont tenus secrets et ils en ramassent des quantités incroyables qu'ils vont ensuite vendre jusqu'à Genève ou avec lesquels ils font ou des conserves ou bien des champignons séchés qui une fois humidifiés sont excellents.

Nous n'avons pas de telles visées mais aimons beaucoup que la cuisinière du curé puisse relever ses omelettes avec soit des girolles soit des cèpes ou des mousserons. Le curé est très méfiant et exige de voir tous les champignons lui-même avant de les utiliser à la cuisine. Il les prend avec des gants une loupe à la main et les compare à des planches de champignons qui illustrent la grosse encyclopédie qu'il possède.

Pour nous joindre à une équipe nous utilisons les charmes de Nénette qui, cette fois, prend beaucoup de plaisir à faire la conquête d'un garçon.



CHAPITRE 10



Les champignons



Pierrot a un voisin d'étude qui lui parle souvent de sa soeur lui demande son nom, et une photo et qui semble être très sensible à son charme. Au début Pierrot ne dit rien et le renvoie dans ses foyers. Un jour pour s'amuser il lui dit je veux bien te dire le nom de ma soeur, mais donne-moi quelque chose en échange, son camarade lui promet une tablette de chocolat.

Alors Pierrot lui dit:

- elle s'appelle Noémie.

L'autre est très content et les choses en restent là quelques jours jusqu'à ce que Pierrot lui dise:

- Il faut que je te dise que Noémie est bien ma soeur mais pas celle que tu connais, c'est ma petite soeur et elle n'est pas en Suisse.

L'autre en reste les bras coupés et sans doute, excité par ce jeu du chat et de la souris, lui demande : dis-moi son vrai nom et donne-moi une photo, je te donnerai beaucoup de chose en échange.

- je ne sais pas si je dois, dit Pierrot, il faut que je demande à ma soeur l'autorisation.

Pierrot en parle à Nénette, mais sans parler de la photo, qui est très flattée que l'on s'intéresse à elle car le garçon en question est d'une excellente famille et beau garçon lui-même.

Dis-lui mon nom, dit Nénette, toujours pratique à condition qu'il nous emmène aux champignons avec sa famille, ils connaissent les meilleurs coins, ils nous guideront.

- C'est une bonne idée dit Jeannot, mais est-ce bien honnête d'utiliser de tels procédés ?

- Je ne promets absolument rien dit Nénette, mon nom n'a rien de secret, alors pourquoi pas sinon il se le procurera d'une autre façon.

Le Lendemain à l'école Pierrot donne les conditions à son camarade et ajoute je te donnerai en prime sans qu'elle le sache une de ses photos d'identité à condition que tu ne lui en parles pas car elle n'en sait rien.

- Je vais demander à mes parents de vous inviter à venir avec eux aux champignons, cela va être difficile car ils ne montrent leurs emplacements à personne, mais j'y arriverai.

Il sait se montrer convainquant et le samedi suivant nous frappons tous les trois assez intimidés à la porte de ses parents.

Il vient nous ouvrir lui même et tout rougissant fait les présentations et Nénette dit-elle même son nom devant tous.

- Quel nom curieux dirent les parents !

C'est un diminutif, mais on ne m'appelle que comme cela et je n'aime pas mon nom véritable, nous avons d'ailleurs tous des surnoms c'est sans doute une manie. Personne ne lui demande son nom véritable.

On ne passe pas beaucoup de temps à bavarder car c'est une véritable expédition. On part tous dans une camionnette qui nous emmène à une vingtaine de Kilomètre du bourg dans un coin perdu que nous aurions eu bien du mal à retrouver seuls et nous nous enfonçons dans les bois. Après deux ou trois kilomètres supplémentaires de marche à pied on se retrouve dans un petit vallon abrité et humide qui regorge de champignons de toutes natures ? La première fois, nous ne ramassons nous-mêmes que des girolles et des cèpes. Alors que la famille du camarade de Pierrot en cueille de toutes sortes.

Il y a de nombreuses essences d'arbres, depuis les sapins ou épicéa et toutes les variétés de feuillus dont de très jolis boulots. Sous le soleil ils dégagent des senteurs enivrantes. Nous ne savons pas si c'est la faute de ce climat mais le pauvre soupirant de Nénette semble de plus en plus sous le charme alors qu'elle ne fait rien pour l'encourager et reste elle-même de marbre. Par un juste retour des choses Jeannot qui va sur ses quinze ans est subjugué par la fille aînée qui a bien vingt cinq ans mais est une splendide plante brune épanouie et mariée de surcroît mais dont le mari, travailleur saisonnier, est absent à cette époque. Jeannot ne la quitte pas des yeux, c'est pour lui la révélation de ce que pouvait être une femme. Tout cela passe au-dessus de la tête de Pierrot qui n'est pas très en avance pour son âge et qui n'ayant pas un physique aussi remarquable que son frère et sa soeur passe inaperçu.

La jeune femme s'aperçoit de l'effet qu'elle produit sur Jeannot et ne fait rien au contraire pour le décourager. C'est une coquette née et tour à tour aimable et distante avec lui elle s'amuse visiblement de le voir souffrir, cette coquette n'en est sans doute pas à son coup d'essai.

Malgré tout, comme les autres, Jeannot est encore un enfant et avec l'insouciance de son âge pense à bien autre chose quand elle n'est pas là et profite, comme nous autres, de ces promenades à travers bois qui nous font parcourir au bon air en pleine nature un nombre respectable de kilomètres et nous procurait une forme physique remarquable. Il est d'ailleurs assez doué pour trouver les champignons et avec Nénette fait des concours à celui qui en rapporte le plus. Pierrot de son côté rêvasse et ne ramasse que ce qui lui tombe tout à fait sous les yeux. Il y a aussi pas mal de gibier dans ces sous bois et il aurait bien voulu essayer d'en attraper au lieu de cueillir les champignons, mais connaissant un peu mieux les Suisses, il pense que ce n'est pas le genre de chose à leur proposer. Ils auraient été scandalisés d'entendre une telle proposition. Quel dommage!

Enfin la lettre arrive, par le chemin habituel. Le curé de sainte Sophie a reçu un gros chèque qu'il a remis à l'évêché et qui nous permettait de partir pour l'Amérique. Les vacances arrivaient dans un mois c'est pour le mieux. En Suisse les vacances d'été sont bien plus courtes qu'en France et sont compensées par des horaires plus légers et des vacances en cours d'année plus importantes surtout l'hiver.

Après en avoir discuté avec le curé du Brassus, il est décidé que nous accompagnerons deux prêtres américains de passage en Suisse qui doivent rentrer en Amérique. Ils nous conduiront jusqu'à l'évêché de Boston qui nous accueillera en attendant que nos parents viennent nous chercher. Comme cela nous ne risquons rien et il aurait eu des scrupules de nous laisser partir tout seuls des tas de choses désagréables auraient pu nous arriver pendant le voyage !

Nous partons par Lisbonne c'est un grand voyage. Nous allons donc avec le curé au consulat des États Unis pour obtenir les visas nécessaires que nous obtenions sans trop de difficultés grâce à l'évêché. Nous n'avons plus qu'une semaine avant le départ pour Lisbonne.



CHAPITRE 11



Départ pour l'Amérique



Nous laissons pas mal de choses sur place car il ne faut pas avoir d'excédent de bagages et nous n'avons chacun droit qu'à une demie place. Nos coeurs sont un peu serrés quand nous sommes à l'aéroport en compagnie des deux prêtres. Nous n'avons évidemment jamais pris l'avion, et nous avons plutôt peur d'avoir un accident, en rentrant dans la cabine qui nous parait très étroite avec des places très serrées les unes contre les autres, nous n'en menons pas large. L'avion un bimoteur à hélice un DC 4 a une allure moderne qui nous rassure un peu, et puis comme nous dit la courageuse Nénette:

- On ne meurt qu'une fois, on verra bien si se sera cette fois ci.

Nous les garçons ne pouvons pas nous montrer plus craintifs qu'elle, mais nous sommes tout pâles.

Résignés, cependant nous nous laissons faire, guettant du coin de l'oeil la mine des deux jeunes ecclésiastiques américains qui ne semblent guère se soucier de tout cela et qui à peine assis se sont plongés dans la lecture de leur bréviaire.

Le bruit des moteurs au décollage nous assourdit complètement nous avons très peur de devoir le supporter durant tout le voyage, mais une fois que l'avion prend de l'altitude le régime des moteurs ralentit et devient presque supportable.

L'avion vire sur l'aile en direction du sud et nous permet de voir un magnifique paysage du lac Léman et de Genève ainsi que des Alpes vers lesquelles nous nous dirigeons en prenant de l'altitude.

Le passage des Alpes est grandiose. Il fait très beau et nous volons à une altitude élevée près de 5000 mètres comme nous l'annonce le mécanicien, nous avons l'impression de rentrer dans les montagnes et d'ailleurs quand nous les abordons nous sommes pris dans de violents courants d'air ascendants qui semblent nous projeter dans le ciel comme une balle de ping-pong. Parfois nous sommes au contraire pris dans de gros trous d'air qui nous chavirent l'estomac. Quand enfin nous quittons la haute montagne, le vol redevient tout à fait calme et nous commençons à nous détendre.

Nous sommes assis sur la même rangée de sièges répartis l'un à gauche de l'allée où est Nénette et les deux autres à droite. Jeannot a la place près du hublot. Les moteurs font un tel bruit que nous ne pouvons pratiquement rien nous dire. Malgré le chauffage intérieur il fait très frais et nous avons du mal à respirer car l'avion n'est que faiblement pressurisé, ce qui fait que le voyage qui durait environ quatre heures est éprouvant. Nous avons nettement conscience d'avoir tourné une page de nos existences que nous ne retrouverions jamais. Maintenant que nous touchons au but que nous nous sommes fixé une grande lassitude nous gagne ; toute notre énergie s'est tendue vers ce but des années durant tous nos actes avaient en filigrane l'obligation de nous rendre dignes de nos parents et de nous permettre de les retrouver. Au moment où nous allons les retrouver nous nous demandons qui sont ces parents. Comment vont-ils nous accueillir ? N'allions-nous pas être une gêne pour eux qui se sont passés de nous durant de si longues années et ont sans doute trouvé bien d'autres centres d'intérêt?

C'est ce que nous essayons de discuter à trois autant que les moteurs nous le permettent.

Nénette, comme d'habitude, trouve la bonne attitude :

- Nous ne devons pas nous attendre à des miracles, nous n'arriverons pas à reformer nos familles du jour au lendemain et si nous y arrivons, il faudra que les efforts de tous se conjuguent dans ce sens. Cependant pouvoir embrasser et voir nos parents, c'est une joie qu'il ne faut pas gâcher. Restons toujours unis entre nous, nous formons déjà une famille et tant pis si nos véritables familles ne sont pas parfaites. Y a-t-il d'ailleurs des familles parfaites ?

Il fait presque nuit lorsque nous atterrissons à Lisbonne, la fin du voyage a été tourmentée, il y a beaucoup de turbulences sur l'Espagne et nous sommes au bord de l'épuisement nous demandant comment se passera la traversée de l'Atlantique.

Heureusement nous ne repartons que le surlendemain.

A Lisbonne nous sommes accueillis dans un couvent qui est habitué à donner asile à des hôtes de passage. Lisbonne est la plaque de passage du trafic qui passe entre les deux camps en guerre ou entre les pays neutres.

Les lits sont atroces sans paraît-il le moindre rembourrage et les cellules déprimantes, la nourriture n'est pas meilleure.

Mais nous dormons comme des souches et comme nous avons de l'argent nous sommes allés compléter notre petit déjeuner famélique dans une pâtisserie. La vie n'est pas chère et les gens très aimables et il suffit de notre anglais encore rudimentaire pour nous faire comprendre.

Le temps est au beau avec pas mal de vents et de gros nuages qui passent rapidement. Nous traînons autour du port et visitions quelques églises, toujours encadrés par nos jeunes abbés américains.

La nuit suivante est beaucoup plus courte car le départ de l'avion est à deux heures du matin. On nous réveille car nous aurions été incapables de le faire tout seuls. Et c'est à demi-endormis que nous partons vers l'aéroport et montons dans l'avion. Il y a de la lune et tout par irréel. Nous ne sommes pas assis sur nos sièges depuis cinq minutes que nous dormons comme des souches et n'avons aucune conscience du décollage.

Quand nous avons repris conscience c'est le jour, l'avion un quadrimoteur est plus silencieux que le premier.

Soit que nous volions plus bas au-dessus des flots ou que le système de climatisation marchât mieux, il fait une température agréable et l'avion n'est plus secoué par les turbulences.

Nous avons fait plusieurs escales dans des îles avant de nous poser encore en plein jour aux États Unis à Boston. Nous sommes partis de Lisbonne il y a plus de vingt heures mais avec le décalage horaire il fait encore jour.

Les formalités de douanes sont très longues. Douaniers et policiers sont extrêmement tatillons vérifiant chaque détail. Nous retrouvons l'atmosphère d'un pays en guerre. L'avion comprend près de soixante personnes et la bonne mine de nos deux abbés ne suffit pas à les amadouer.

Nous sommes priés de rester à Boston à disposition de la police pendant au moins une semaine avant de savoir si nous étions acceptés ou refoulés. En attendant, nous logerions dans un couvent de la ville. En entendant cela, nous avons fait la grimace, et nous avons bien tort, car il régnait dans le couvent le plus grand confort, les lits sont profonds, les bonnes soeurs aux petits soins pour nous et la nourriture pléthorique quoiqu'un peu bizarre.

Mais nous sommes jeunes et nous nous faisons très vite aux habitudes alimentaires des Américains. Nous avons adopté tout de suite le Coca Cola et les sandwiches énormes qu'ils ingurgitaient en cours de journée.

Nous sommes libres de nous promener où nous voulons à condition de toujours signaler où nous allions et de suivre scrupuleusement notre programme.

Les rues, les buildings, les automobiles tout par à une échelle plus grande qu'en Europe. Il y a aussi des quantités de poteaux électriques disposés à peu près n'importe comment et qui gâchent le paysage.

Il n'est pas rare de voir des femmes travailler à des métiers d'hommes, conduire des autobus ou remplir des fonctions d'agents de police et personne ne songe à s'en étonner.

Aussitôt arrivés, nous écrivons une lettre succincte à nos parents en leur signalant notre arrivée et l'obligation d'avoir l'autorisation du service d'immigration sous peine de nous voir refouler. Comme nous déclarons la même chose aux fonctionnaires ils doivent être prévenus des deux façons, nous leur demandons de nous fournir un numéro de téléphone direct où nous pourrions les joindre à l'intention du supérieur du couvent qui nous abrite.

Cinq jours plus tard le supérieur nous remettait une lettre laconique disant:

- nous faisons le nécessaire vis à vis de l'immigration, vous pouvez nous appeler après 21 heures au n°...

Le soir dans une cabine téléphonique dont nous avons assimilé le fonctionnement nous sommes tous les trois pendus au téléphone et nous avons appelé le fameux n°... . nous décrochons aussitôt et Jeannot qui a le combiné demande Monsieur ou Madame Lefort de la part du frère de Noémie.

Une voix de femme demande de suite:

- C'est toi Jeannot?

- Oui je suis avec Pierrot et Nénette, qui est à l'appareil ?

- Madame Lefort, je t'embrasse de tout coeur ainsi que tes frères et soeurs, les deux petits vont très bien. Quand pensez vous pouvoir nous rejoindre? On ira vous chercher en voiture.

- Nous sommes encore bloqués ici par le service d'immigration, mais ce ne doit plus être long, on vous rappellera quand ce sera fait ou si nous avons des difficultés.

- Vous avez été formidables, soyez toujours aussi prudents, il ne faut pas réduire à néant tous vos efforts, on vous expliquera tout cela quand vous serez là. Il ne faut pas continuer plus longtemps, à bientôt.

Il y a sans doute des difficultés avec les services de l'immigration car nous voyions nos deux curés américains qui ont pris nos affaires en main s'agiter comme des beaux diables, si l'on peut s'exprimer ainsi en parlant d'eux. Ils ont lair préoccupés, et nous évitent plutôt que de nous donner des explications, quand un après midi ils reviennent tout épanouis :

- Vous avez un permis de séjour de un an, éventuellement renouvelable. On a bien cru que l'on devait vous renvoyer en Europe, mais l'impossibilité où vous seriez de le faire et sans doute des interventions venant de vos parents ont débloqué la situation. Les Américains souffrent d'espionnite aiguë, même s'il s'agit d'anglais et de russes. Dans ces conditions leur faire admettre qu'à quatorze ans on n'est sans doute pas un espion relève de la performance. Tout ce qui vient du Portugal et de Suisse leur est a priori

Nous attendons fébrilement l'heure voulue pour téléphoner à nos parents comme convenu. Nous sommes attendris en entendant leurs cris de joie. Ils viendront nous chercher en auto et emmèneront les petits avec eux pour nous reconnaître. Le rendez-vous est fixé devant la poste principale de Boston à la file d'attente de Taxis qui se trouvent là, à huit heures le lendemain matin.

La nuit est agitée, dès six heures nous sommes debout, faisons nos valises et une bonne toilette pour paraître à notre avantage.

Nous avons fait aussi un grand ménage de nos chambres pour ne pas laisser un mauvais souvenir aux pères qui nous ont hébergés.

Nos deux curés nous conduisent en auto à l'endroit du rendez-vous, nous nous embrassons pour la première fois et leur demandons de nous laisser, car nous ne désirons pas établir de liens entre eux et nos parents par simple réflexe de prudence.



CHAPITRE 12



Les retrouvailles



Nenette nous dit alors:

- Ne prenons pas de risques inutiles, restez là avec les bagages, je vais aller devant la poste, et je ramènerai la voiture ici quand je l'aurai trouvée. Si quelqu'un nous suit il doit s'attendre à voir trois enfants, pas une seule.

- Et pourquoi toi?

- Une fille passe plus facilement inaperçue, j'ai la tenue parfaite de la petite amerloque, alors que vous faites gravure de mode. On vous repérera au premier coup d'oeil. Ce ne sera pas long. Le rendez-vous est dans cinq minutes.

- D'accord, faisons-nous.

Tout se passe comme elle l'a prévu. Elle voit une grande limousine noire tourner sur la place devant la poste les vitres arrières sont baissées, et Noémie passe la tête essayant de nous découvrir.

Nenette fait de grands signes à la voiture qui approche doucement.

Noémie la reconnaît soudain et crie :

- C'est Nenette.

Elle fait arrêter la voiture contre le trottoir et dit à Nenette :

- Que tu es drôle comme cela j'ai bien failli ne pas te reconnaître, on dirait une américaine. Où sont les garçons ?

- Un peu plus loin avec les valises, je ne veux pas attirer l'attention.

La porte arrière s'ouvre, elle rentre aussitôt dans l'énorme limousine. En dehors de Noémie il y a deux femmes sur la banquette arrière et un conducteur noir à l'avant.

- Je vous présente Nenette, fait Noémie.

La voiture démarre.

- Je vais vous guider dit Nenette.

Elle les conduit rapidement à quelques cinq cents mètres plus loin où nous, les deux garçons, les attendons dans une petite rue. La voiture s'arrête de nouveau. Nous montons dans la voiture tandis que le chauffeur charge les bagages dans le coffre.

Noémie recommence les présentations sans donner le nom des deux femmes qui sont avec elle.

Celles-ci sourient l'air très ému mais ne disent rien.

- Bienvenue chez nous finit par dire l'une d'elle, à la maison fait-elle au chauffeur.

La voiture file rapidement dans un silence quasi total on n'entend pas le moteur. Il y a trois rangées de sièges et les deux derniers se font vis à vis. En moins d'un quart d'heure on arrive devant une maison basse entourée de pelouses et de grands arbres. Le chauffeur dépose les valises et une des femmes lui règle le prix de la course.

- C'est une voiture de location dit-elle. Attendez-moi ici.

Elle s'éloigne par un petit sentier et cinq minutes plus tard apparaît au volent d'une voiture moins grande mais déjà de belle taille.

- Montez, fait-elle, en chargeant les bagages dans le coffre. Les garçons devant avec moi.

Dès qu'ils sont partis, elle sourit et nous dit:

- On ne pouvait rien dire devant le chauffeur. Nous n'habitons pas ici, mais bien plus loin, je vais vous y conduire. Je suis la maman de Nenette, Pierrot et Pitou, Catherine est la maman de Jeannot et de Noémie. Mais pour nous deux vous êtes tous nos enfants. Cela vous gêne-t-il d'avoir deux mamans ?

- Pas du tout dit Pierrot, mais nous ne vous connaissons pas encore, il va falloir que nous apprenions à le faire et à vous aimer. Ce n'est pas automatique. Je vous promets d'essayer de mon mieux. Jeannot est trop ému pour ne rien dire.

Malgré nous, nous sommes inquiets, nous voulons d'abord interroger Noémie et Pitou pour savoir à quelles personnes nous avons à faire, nous ne reconnaissons pas vraiment nos mamans telles que nous en avons gardé le souvenir.

Les deux mamans sont aussi très gênées, Elles n'ont jamais imaginé avoir affaire à des enfants aussi grands que nous, nous serons bientôt des hommes ou des femmes. Elles comprennent qu'à peine retrouvés, nous allons de nouveau leur échapper. Comment doivent-elles se comporter avec nous? Elles ne savent que dire ni que faire. Et puis si elles reconnaissent sans grande peine les deux petits qui sont encore des enfants, nous trois sommes bien différents. On sent chez nous une maturité exceptionnelle et aussi un grain

Heureusement Noémie meuble la conversation, en nous donnant des nouvelles de Monique et de Pitou et en nous décrivant la maison et aussi à quoi ressemblent nos papas.

- On ne les voit pas très souvent car ils sont très occupés par leur travail et ils font de fréquents déplacements. Ils sont très gentils avec moi, mais ne savent pas très bien s'y prendre avec Pitou. Ils ne comprennent pas qu'il vit dans un monde à lui et qu'il se débrouille très bien tout seul comme cela. Au début, ils veulent lui parler de la classe de ce qu'il sait, s'il aime le français, les mathématiques ou l'histoire. Il leur répond que c'est des choses qu'il faut apprendre mais qui ne sont pas très intéressantes.

On arrive enfin à la maison qui ressemble beaucoup à celle devant laquelle nous avons changé de voiture.

La maison se trouve dans un lotissement nouveau à mi-chemin entre Boston et Washington. Le laboratoire qui emploie les physiciens est à une dizaine de kilomètres de là ce qui est tout près a l'échelle américaine et leur permet quand ils ne sont pas en déplacement de venir prendre le petit déjeuner à la maison, à la française, plutôt que de se bourrer de sandwiches.

- Les hommes ne rentrent que ce soir tard, dit la maman de Noémie, aussi si vous en avez le courage vous pourrez les attendre avant de vous coucher. Mais si vous êtes fatigués vous pourrez bien sur aller vous coucher plus tôt.

On rentre les bagages dans le vestibule de la maison et une fois dans le salon ou la salle de séjour, la maman de Noémie reprend:

- Je vous demande de me pardonner, je manque à tous mes devoirs, je dois me présenter d'abord. Je m'appelle Catherine Lefort et je suis la maman de Jeannot et de Noémie pour reprendre vos noms actuels que Noémie m'a dit que vous préfériez conserver après tant d'années et de plus cela aura l'avantage de nous permettre de faire croire autour de nous que nous vous avons recueillis sans vous connaître auparavant.

- Et moi je m'appelle Madeleine Grimont, je suis la maman de Nenette, Pierrot et Pitou, vos noms me plaisent beaucoup car ils semblent représenter très bien vos différentes personnalités. Si vous le voulez, j'aimerai bien vous embrasser même si cela vous embarrasse un peu, cela me ferait tant plaisir même si vous pensez que je ne le mérite pas, ajoute-t-elle les larmes aux yeux.

Nenette se précipite la première dans ses bras et l'embrasse sur la joue et Pitou se précipite en disant :

- moi je t'aime.

Pierrot suit un peu plus raide, mais serré contre sa mère il sent son coeur fondre et il pleure aussi.



Pendant ce temps Jeannot embrasse sa mère, puis ensuite nous embrassons aussi l'autre maman que nous considérons aussi comme un peu la nôtre.

Le dégel est venu, tout le monde sourit franchement.

Catherine reprend:

- Cette maison est la notre. Celle de Madeleine est tout contre mais les enfants sont chez eux dans les deux maisons. Il faut seulement que vous choisissiez comment vous voulez vous répartir les chambres. Actuellement Noémie et Pitou sont ici. Peut-être que les trois grands voudront s'installer chez Madeleine.

C'est une bonne idée dit Jeannot, je préfère que nous continuions à ne faire qu'une famille et que nous ne soyons pas séparés par nos familles naturelles.

- Je vais vous montrer le chemin dit Noémie qui est ravie de faire figure d'ancienne.

Nous les trois grands sommes abasourdis par la grandeur des pièces par la douceur des tapis qui couvrent tout le sol, la profusion de rideaux et de luminaires en tout genre. nous disposons d'une chambre avec salle de bain chacun alors que jusqu'à présent nous n'avons jamais vu de salle de bain à usage individuel et que ces dernières années chez Monique nous n'en avions pas, il n'y avait pas l'eau courante. Nous disposons aussi de vastes placards et de bibliothèques bien fournies et d'un appareil radio au pied du l

Nous avons tout cela aussi Pitou et moi dit Noémie, c'est très pratique.

Nous installons nos affaires dans les armoires et mettons dans les sacs à linge ce qui devait être lavé, car cela fait déjà longtemps que nous sommes partis.

- Vous verrez, il y a des machines pour laver le linge et même des machines à repasser.

Nous, nous sommes descendus dans la salle de séjour de Madeleine où une bonne collation nous attend. Chacune des deux maisons utilise deux domestiques noirs qui nous impressionnent beaucoup.

- Comment les avez-vous trouvé demande Pierrot à sa Mère qu'il vouvoie naturellement comme il faisait quand il était petit !

- Ils servaient déjà le précédent occupant de la maison, nous les avons conservés quand nous sommes arrivés. Ils ont l'agrément des services de sécurité de la Défense américaine ce qui est difficile à avoir. La maison est d'ailleurs réquisitionnée par l'organisation qui emploie vos papas, et il est très possible que ces serviteurs soient chargés également de nous surveiller, ce qui n'est pas plus mal.

Nous avons pris un bon thé avec des gâteaux secs, c'est très agréable de se faire chouchouter ainsi.

Nous, les aînés, retrouvons petit à petit dans nos souvenirs les visages de nos mères qui s'étaient un peu estompés. Si au début les coiffures et les vêtements tout à fait différents qu'elles portent nous ont déroutés, petit à petit nous les retrouvons et faisons le lien entre nos souvenirs et maintenant. Nous leur sourions, elles ne peuvent résister et chacune d'elles prend un de nous dans ses bras le serrant fortement et l'embrassant. Pierrot, qui attend que sa mère en ait fini avec Nenette, a aussi son tour et

- Es-tu toujours aussi dans la lune ?

- Je crois bien, fait-il.

En attendant le repas du soir qui avait lieu assez tard pour leurs pères puissent y être, Noémie propose une partie de Monopoly, un jeu qu'elle a découvert et qu'elle trouve formidable.

Nous n'avons pas eu l'occasion de voir Monique qui est partie voir une cousine éloignée à New-York sans doute par discrétion et aussi de crainte de ne pouvoir supporter ces retrouvailles qui signifient que maintenant elle est reléguée dans notre affection.

La partie de Monopoly nous enchante sauf Pierrot qui trouve les règles du jeu bien compliquées et fatigantes et perd rapidement le petit capital de départ, il prend le parti d'arrêter quand il n'a plus d'argent.

Il va à la bibliothèque et examine les livres, il aime beaucoup la lecture et est un peu déçu en voyant que pratiquement tous les livres sont écrits en anglais. Le sourire lui revient quand il voit toute une série de livres de Walter Scott parmi lesquels Quentin Durward, Il a déjà lu le livre en français ce sera très intéressant de recommencer en anglais.

Il prend le livre s'installe dans un profond fauteuil et plonge dans la lecture. Plus rien d'autre n'existe pour lui, il est coupé du monde extérieur.

En le regardant sa maman sourit :

- Il n'a vraiment pas changé, il s'échappe toujours, penché sur son livre il a retrouvé un air enfantin qui lui est familier.



Ceux ci avertis par nos Mères font tout ce qu'ils peuvent pour se dégager de bonne heure et à neuf heures et demie ils sont là. Quand ils rentrent dans la pièce la crispation qui a régné lors de la première rencontre avec nos mères recommence sans que nous puissions rien y faire, nous sommes quasiment paralysés et notre bonsoir est à peine audible. Eux-mêmes paraissent très peu à l'aise ne sachant que faire ni sur quel ton nous parler. Ils sont très grands, nous ne reconnaissons guère les personnages officiels que

Celles ci reprennent rapidement la situation en main, elles font rapidement nos présentations et celles de leurs maris qui s'appellent Alexandre Lefort et Bernard Grimont. Leurs prénoms leur vont bien et nous les connaissons déjà, ainsi que leurs noms. En revanche sont-ils surpris en entendant les nôtres.

- Ce sont les noms qu'ils portent depuis plusieurs années et ils voudraient les garder, ils les aiment bien dit Catherine.

Vous pouvez les garder dit Alec, ils sont amusants et vous vont bien, nous en avons pris l'habitude avec Noémie et Pitou. Nous ne pensions pas que vous aussi voudriez conserver vos noms actuels, mais c'est effectivement une bonne idée.

Cette concession tout de suite accordée détend l'atmosphère, nous avons peur de tomber sous une autorité contraignante alors que nous n'en avons pas connu depuis des années, étant en fait nos propres maîtres.

Bernard Grimont pousse un grand soupir et se décide à parler :

- Je vois avec un grand soulagement que vous vous entendez bien avec nos épouses, vos mamans. Je ne vous cache pas que cela sera sans doute plus difficile entre nous, parce que les hommes sont moins doués que les femmes dans ce genre de choses et aussi parce que nous sommes moins disponibles qu'elles et qu'une si longue séparation ne peut pas s'oublier en un instant.

Je ne veux pas non plus éluder nos responsabilités. Si nous nous sommes séparés c'est notre faute. Nous avons choisi de continuer notre carrière scientifique dans le domaine que nous avons choisi. Nous aurions pu l'abandonner et ainsi pouvoir vous conserver avec nous. Vis à vis de vous nous sommes donc responsables de cet abandon. En conscience, nous avons été extrêmement déchirés. De vous voir en bonne santé et aussi vigoureux nous est un grand réconfort. Une fois choisie cette option, nous avons opté de vous pro

- Pour fêter votre arrivée, nous vous avons apporté une surprise, un appareil de vision sans fil qui reçoit les images comme la TSF reçoit les sons. Nous monterons l'antenne demain et le mettrons au point. Maintenant à table.



CHAPITRE 12



La télévision

Le repas est très gai, Noémie commence à faire le récit de la journée, et petit à petit nous faisons connaissance. Nos parents écoutent surtout, curieux d'apprendre comment nous vivions avec Monique. Nous leur faisons le récit de nos exploits de pêcheurs et de notre expérience de campagnards. Ils sont très surpris, élevés à la ville ils sont loin de posséder la même expérience que nous dans ce domaine, et nous regardent comme des êtres bizarres. Que nous ayons assisté à la naissance d'un veau de bout en bout les sidère.

Nous n'avons aucune peine à nous endormir à cette heure tardive. Le matin en nous réveillant, nous sommes un peu surpris de nous trouver dans nos chambres. Chacun essaye de faire marcher sa radio avec plus ou moins de bonheur. Il y a presque partout des genres de musiques de sauvages auxquelles nous ne sommes pas encore accoutumés et lorsqu'il y a des paroles cela va tellement vite et avec un tel accent que même Jean qui parle presque couramment l'anglais ne comprend rien.

Force nous est donc de nous habituer au Jazz qui constitue l'essentiel des programmes.

Vers huit heures nous estimons que c'est une heure raisonnable pour se manifester, nous nous habillons après une rapide toilette et nous allons dans la salle de séjour.

Les parents sont déjà là en robes de chambre et nous invitent à nous servir parmi une foule de denrées allant des jus de fruits, des oeufs sur le plat avec ou sans bacon, aux classiques chocolat ou café au lait accompagnés de pain, de beurre et de confiture ou de miel. C'est grandiose.

Ne vous effrayez pas de l'importance de ce qui est là, en Amérique le petit déjeuner est de tradition un vrai déjeuner, tandis que le déjeuner lui-même est négligé. N'ayez pas peur, nous sommes restés fidèles aux déjeuners traditionnels, mais les domestiques se croient déshonorés s'il n'y a pas tout cela chaque matin, comme dans toutes les familles américaines qui se respectent. Si vous ne mangez pas tout, cela n'est pas perdu, donc faites comme vous voulez vous verrez sans doute comme nous que cette façon de faire.

Nous avions d'ailleurs presque fini nous-mêmes, mais nous ne sommes pas habillés, nous allons le faire, soyez prêts quand nous aurons fini, nous essayerons de faire marcher la télévision, je compte sur vous pour m'aider, dit Bernard après nous avoir embrassés.

Nous faisons cependant largement honneur à la table, et nous sommes largement rassasiés en sortant. Nous goûtons à tout, Il nous faudra deux ou trois jours pour prendre des habitudes plus raisonnables.

La télévision à cette époque a la forme d'un gros poste radio dans le centre duquel s'ouvre un hublot rond et sur le devant duquel figurent de nombreux boutons. La vraie difficulté est de bien disposer l'antenne et de régler le poste en accord avec elle. L'antenne elle-même est disposée sur une terrasse du premier et tournée vers la station émettrice située presque à vue dans cette direction. Elle est beaucoup plus tourmentée que les antennes actuelles mais peut être fixée sur un pied lesté et possède des quantité

Quand nos parents reviennent en portant à deux l'énorme carton contenant le poste et ensuite le non moins volumineux carton contenant l'antenne, ils ne savent pas très bien comment procéder.

Nous commençons à sortir les appareils de leurs emballages, au milieu de la salle de séjour et les déposons par terre. Nous ne sommes pas inutiles pour cela, car pendant que les parents portent le poste pour le sortir de son carton nous tirons sur l'emballage. Nous n'avons jamais vu avant autant de papiers de rembourrage pour protéger un objet. Il y en a plein la pièce. L'antenne, quoique bien protégée, est emballée plus simplement.

Notre première opération est de disposer l'antenne sur la terrasse et de faire cheminer le câble d'antenne depuis la terrasse jusqu'à la salle de séjour où sera le poste. Ensuite nous installons le poste sur un guéridon et faisons les branchements électriques qui comportent un régulateur de courent à l'alimentation et le branchement de l'antenne.

Bernard allume le poste. Au début il ne se passe rien, au bout d'une minute l'écran s'éclaire faiblement et parait couvert de zébrures. Il n'y a aucun son. Ce n'est pas vraiment encourageant.

- Je l'ai vu marcher dans le magasin de Boston, dit Alec, et les réglages n'ont pas été changés. Regardons si notre émetteur a les mêmes caractéristiques que celui de Boston. Il se penche dans la documentation qui précise les longueurs d'ondes des stations.

- Bien sur, ce ne sont pas les mêmes, ni pour le son ni pour les images. Voyons les opérations à faire pour obtenir le bon réglage.

Pour le son c'est assez simple il suffit de tourner un bouton avec précaution et nous obtenions facilement le réglage voulu. Il y a comme on pouvait s'y attendre du Jazz entrecoupé de commentaires ou d'interview. Les zébrures de l'écran se modifient au fur et à mesure que nous réglons le son, ce qui montre à quel point tous les réglages influent les uns sur les autres.

Ensuite Bernard se met à suivre les indications pour modifier le réglage du détecteur d'images, mais en vain. Chaque modification réagit à l'écran mais jamais nous ne parvenons à obtenir la moindre image. Il commence à désespérer et nous aussi quand il découvre une petite note en marge signalant que, avant de rechercher à régler le détecteur d'image, il faut accorder l'antenne avec les fréquences des émetteurs.

Il faut commencer par l'antenne, mais la documentation est succincte et ne donne que des relations entre les distances des réflecteurs et la fréquence d'émission en signalant que ces indications peuvent varier avec la topologie du lieu d'installation et que le réglage fin doit se faire à l'aide d'un poste situé à proximité de l'antenne.

Après de savants calculs les deux hommes règlent à leur manière les positions des réflecteurs des antennes et l'on redescend pour refaire des essais.

Ce n'est pas très concluant si ce n'est la possibilité d'accrocher de temps en temps une image qui défile rapidement sur l'écran sans jamais se stabiliser.

Nous retournons sur la terrasse pour modifier légèrement les réglages et redescendons vérifier, et faisons ainsi cinq ou six fois l'aller et retour.

Parfois c'est un peu mieux parfois l'image se détériore, c'est désespérant.

- Nous irons plus vite avec le poste installé sur la terrasse, dit Pierrot, on le redescendra quand on aura réussi à trouver les bons réglages.

- C'est une bonne idée fait Bernard qui commence à se décourager.

On installe le poste là haut et on recommence les essais. Cest beaucoup plus facile ? Dès que la première image apparaît, on peut faire varier les paramètres de l'antenne un à un progressivement et en constater aussitôt les effets sur l'écran !

En faisant pivoter légèrement l'angle en plan de l'ensemble de l'antenne on obtient tout de suite une image de qualité presque correcte.

- Je n'avais pas tenu compte de la déviation magnétique dit Alec, cela s'explique très bien.

Mais l'image défile toujours il faut régler tous les autres paramètres de l'écran pour avoir enfin une image stable non déformée et occupant tout l'écran sans courbure parasite. Il faut pour cela une bonne heure de travail.

Les deux hommes essayent ensuite avec succès d'améliorer encore la qualité de l'image en déplaçant légèrement les réflecteurs de manière à gommer des espèces d'échos parasites qui dédoublent un peu le contour des images. Le résultat final est splendide, ils sont très fiers d'eux.

- Crois-tu que nous pouvons redescendre l'appareil au living-room sans tout dérégler dit Bernard à Alec.

- Il le faut de toute façon, on verra bien.

Effectivement quand nous avons rétabli le branchement l'image n'est plus stable et nous avons peur d'être obligés de tout recommencer. Heureusement cest bien plus simple, la longueur supplémentaire de fil d'antenne a modifié les accords mais nous réussissons à les rectifier assez facilement en moins d'une demi-heure en ne réglant que le poste. Le résultat final est un peu moins bon que ce que nous avons obtenu sur la terrasse mais c'est déjà de bonne qualité.

- Le mieux est l'ennemi du bien, restons en là dit Bernard.

A cette époque il n'y a qu'une chaîne mais une seconde doit commencer à émettre le mois suivant, il y aura sans doute encore du travail à faire.

Nous ramassons tous les emballages avec l'aide du chauffeur et les rangeons dans un des garages. Les parents préfèrent les garder dans le cas où l'on serait obligé de porter le poste à réparer ce qui se révélera fort utile par la suite car ces appareils d'avant garde sont alors très fragiles, tombent souvent en panne et il n'existe pas encore de réseau de réparateurs.

Ce travail en commun, auquel tout le monde participe détend l'atmosphère. Tout le monde se retrouve autour du poste de télévision regardant fasciné cette image magique qui arrive à domicile. Les programmes ne sont pas extraordinaires et font déjà une large place à la publicité mais cela nous permet de plus en apprendre sur les modes de vie en Amérique que tous les cours théoriques, et peu à peu nous commençons à comprendre les bribes de phrases ou les expressions qui reviennent le plus souvent. Nous sommes samedi

Il est bientôt midi et nous prenons tous ensemble un repas léger mais de très bonne qualité. Il y a toutes sortes de choses posés sur la table qui est très grande et nous sommes conviés à nous servir selon notre fantaisie. Cela simplifie beaucoup le service et nous permet de rester entre nous sans être gênés par les domestiques qui obligent toujours à une certaine retenue tellement eux-mêmes ont une tenue irréprochable.

- Il faudra que l'on habille les garçons en suivant un peu plus les habitudes américaines, dit Madeleine, ou bien ils vont se faire remarquer. Nenette a très bien pigé le coup. Faites comme elle.

Nous nous regardons consternés, mettre ces espèces de salopettes bleues baptisées jeans, et ces tee-shirts bariolés d'inscriptions affligeantes nous semble impossible. D'ailleurs nos papas n'en portent pas. Il est vrai qu'ils vivent à l'intérieur en chemisettes sans manches et sans cravates.

- Les cravates sont réservées pour les grandes occasions. Certains de nos collègues s'habillent en jeans, en fait chacun fait ce qu'il veut, il choisit le Look qui lui plaît. Mais en ce qui vous concerne, il vaut mieux ne pas vous faire remarquer avec votre Look à la française.

Venez avec nous faire les magasins cet après-midi, dit Catherine, vous verrez qu'il est très possible de trouver des habits typiquement américains qui soient très bien. On n'est pas obligé de choisir ce qu'il y a de plus moche.

- Je vous accompagne disent ensemble Nenette et Noémie, faire les courses c'est très amusant.

Nous ne sommes pas du même avis, mais c'est une occasion de faire la connaissance du pays aux alentours et nous ne tenons pas non plus à passer pour des bêtes curieuses.

Le centre commercial qui déjà à cette époque préfigure ce qu'ils seront en Europe une trentaine d'années plus tard est situé à environ trente kilomètres de la maison.

En sortant de la maison nous nous apercevons que la température extérieure est très élevée. La maison est agréablement climatisée et le choc est brutal en sortant.

La voiture est restée au soleil et il fait une chaleur étouffante à l'intérieur mais en moins de dix minutes la réfrigération du véhicule l'a ramenée à une température acceptable grâce à des ouïes qui crachent un courant d'air glacé. Il faut à ce régime faire attention de ne pas attraper froid tellement c'est puissant. La voiture roule vitres relevées et les vitres elles-mêmes sont teintées un peu comme des lunettes de soleil pour s'en protéger.

Le centre commercial dans son ensemble est également climatisé et l'on ne souffre de la chaleur qu'un court instant pendant le trajet séparant la voiture des portes du centre.

A l'intérieur c'est un dédale de rues couvertes s'étendant de tous côtés et sur deux étages avec des jardins intérieurs. Un affichage très simple permet de trouver sans mal la boutique que l'on désire. Nous allons dans les boutiques de vêtements.

Les magasins sont en self-service et l'on paye à la sortie. Il y a des quantités de promotions et les prix convertis en francs paraissent ridiculement bas. Il y a de tout en profusion. On n'a pas du tout l'impression de pénurie, au contraire.

- On trouve de tout sans beaucoup de mal dit Madeleine. Mais les Américains se plaignent car avant la guerre c'était beaucoup mieux si ce nest qualors beaucoup de gens n'avaient pas d'argent. Avec la concurrence les prix étaient très bas. L'effort d'armement a redonné des emplois à quantités de gens mais les prix ont suivi les salaires et les commerçants font de très bonnes affaires.

Nos mamans savent très bien ce qu'elles veulent acheter et elles ont vite fait de repérer des pantalons en jeans qui nous vont bien et toute une série de polos ou de tee-shirts de couleurs gaies et avec un minimum d'inscriptions, les plus neutres possibles. Nous devons avouer qu'il ne se passera pas un mois sans que nous demandions comme les autres à acheter aussi de nouveaux tee-shirts aux inscriptions provocatrices qui nous paraissent déjà comme le fin du fin de l'originalité et nous n'oserons plus guère sortir

Nous adoptons par ailleurs facilement les chaussures de basket-ball qui nous paraissent si confortables et permettent de courir bien plus à l'aise que nos chaussures de ville et nous n'aurions pas osé sortir avec nos gros brodequins qui nous auraient tout de suite signalés à tous.

Le lendemain c'est dimanche, et nous voulons aller à la messe. Comme il y a peu de catholiques dans les environs peuplés surtout par des protestants de différentes obédiences nous sommes obligés d'aller jusqu'à Washington pour avoir une église ouverte ! La messe, en latin alors, ne diffère guère de celles que nous connaissons.

Le sermon, bien sur, est en anglais, il a le mérite d'être court et prononcé sur un rythme suffisamment lent, nous pouvons le comprendre. Il y a beaucoup de prières pour les soldats. Le patriotisme des américains transparaît à chaque instant et tranche avec l'espèce de désaffection existant en France si l'on excepte les milieux résistants.

A la sortie les gens restent longtemps et se saluent cérémonieusement. Nous ne connaissons personne car ce n'est pas la paroisse de nos parents, mais nous avons pu quand même discuter avec le curé qui tient à dire un mot personnel à chaque assistant, c'est très chaleureux.

Il est enchanté de savoir que nous sommes français, il connaît la France où il a passé des vacances alors qu'il faisait ses études de théologie à Rome. Il en a gardé un très bon souvenir et fait des voeux pour sa libération prochaine.

Avant de rentrer à la maison, nous faisons un tour dans les beaux quartiers de Washington. La perspective centrale, avec l'énorme obélisque, nous semble magnifique ainsi que les bâtiments officiels et les musées répartis tout autour.

Des écureuils se promenant entre les arbres gigantesques qui ornent la perspective.

Située un peu en retrait sur le coté la maison Blanche ne fait guère impression et on l'aperçoit à travers les grilles du parc. De nombreux policiers montrent une garde attentive mais discrète.

En allant plus vers l'Ouest on tombe sur la rivière et de grandes étendues d'eau. Les avions qui atterrissent sur l'aérodrome voisin semblent plonger dedans en abordant la piste.

Nous rentrons assez tard pour le déjeuner, nous sommes affamés et pour cette fois nous prenons un déjeuner qui n'avait rien à envier à ceux de France même à ceux d'avant guerre.

Au repas nous commençons à discuter la manière dont nous poursuivrions nos études. Le collège des environs n'avait pas une réputation terrible, mais d'autre part nous n'avions aucune envie de retourner dans un collège lointain alors que nous venions tout juste de retrouver nos parents.

La conjonction de nos avis avec ceux de nos mères finit à convaincre les pères et de plus Jeannot fait observer fort justement que dans un premier temps nous avons surtout à faire l'apprentissage de la langue et que la nature du collège importe peu et que si nous risquons de prendre du retard nous pourrons toujours compléter l'enseignement par des cours par correspondance comme nous l'avons fait pendant des années avec pas mal de succès.

Nos mères sont donc chargées de nous inscrire au collège dès le lundi, nous irons en même temps que Noémie et Pitou qui y sont déjà. Cela simplifie beaucoup les trajets et les conduites. Car c'est quand même trop loin pour que nous y allions en vélo et a fortiori à pied. La circulation de vélos sur les routes est d'ailleurs quasiment inconnue à l'époque et beaucoup trop dangereuse. Par la suite nous trouvons des circuits de bus scolaires qui évitent à nos parents de se déranger.

Vers la fin de l'après-midi, après s'être concertés, les deux hommes nous invitent nous les grands à venir dans un petit bureau, sans nos mères ni les petits et nous disent:

- Nous pensons que vous êtes maintenant, assez grands et avez fait assez preuve de maturité pour que nous vous expliquions comment il s'est fait que nous nous sommes résolus à vous abandonner ou presque.

Ils parlent alternativement, se relayant tellement naturellement que leur récit est parfaitement continu.



CHAPITRE 13



Les raisons de la séparation

Nous appartenons tous les deux, comme vous le savez tous les trois à une équipe de chercheurs travaillant sur la radioactivité artificielle à Paris. Nous nous connaissons depuis longtemps car nous deux nous avons fait nos études ensemble et après nos mariages avec deux étudiantes en physique que nous avons rencontrées à l'occasion de nos études à des époques voisines nous avons continué de nous voir de temps en temps. Quand nous avons commencé nos travaux nous ne pensions pas du tout au caractère stratégique que d

Par chance, peut-être, nous avons obtenu des résultats à tel point importants que la défense nationale s'est intéressée au problème et que nous avons quasiment été mis au secret. Beaucoup d'entre nous avaient des amis dans les laboratoires étrangers avec les quels ils échangeaient des résultats de travaux. Tout cela a été brusquement interrompu.

Vous nous direz quel rapport a tout ceci avec nous ?

Eh bien ! Un rapport très direct. Avant le black-out sur les travaux, il est probable que nous avons été l'objet d'un espionnage intense de la part de plusieurs pays qui ont engagé des programmes très coûteux en application de nos travaux. Le tarissement de leur source de résultats et sans doute de la collaboration active de certains les ont mis dans une situation impossible. Ils ont choisi de faire pression sur nous, de tout faire pour nous obliger à leur fournir le compte rendu de nos travaux.

C'est d'ailleurs ce qui a rapproché de manière décisive nos deux familles, nous avons parlé ensemble des menaces dont nous faisions l'objet, nous soutenant mutuellement et avons décidé de n'en parler à personne d'autre au monde et nous nous sommes installé à l'époque dans deux appartements voisins près du laboratoire.

Nous avons été poursuivis par un harcèlement permanent soit au téléphone soit par le courrier ou d'autres moyens. Le processus était simple, nous ne devions en aucun cas prévenir les autorités sous peine de voir notre famille subir des représailles et les messages nous montraient par le menu qu'ils savaient tout ce que nous faisions heure par heure. On nous a proposé des sommes d'argent considérables pour collaborer, ensuite on nous a menacé de vous enlever si nous ne cédions pas. Il suffisait de laisser traîner

Des réunions tenues par les responsables de sécurité nous ont montré qu'ils n'ignoraient rien de ces menaces, mais disaient-ils, ils ne pouvaient pas toutes les déjouer. Ils nous ont conseillés de ne pas les prévenir officiellement des menaces reçues car ce n'était pas nécessaire et bien sur de ne pas céder au chantage.

Tous les deux, ainsi que vos mamans qui travaillaient avec nous, étions les plus exposés car nos travaux étaient ceux qui les intéressaient le plus. Nous ne savions à qui nous confier car manifestement notre "ennemi" invisible avait de nombreux alliés dans la place.

Un jour nous avons eu très peur. Noémie a été interceptée à la sortie de la maternelle par quelqu'un qui venait de notre part avant que nous arrivions pour la chercher comme nous faisions toujours et rentrés à la maison ne sachant que faire, nous avons reçu un coup de téléphone nous disant qu'elle ne nous serait rendue que si nous acceptions de faire ce qu'ils nous avaient demandé. Ils nous mettaient en garde de ne pas les abuser par de fausses promesses sinon nos autres enfants en subiraient également les conséquences.

Nous avons alors pris une décision très rapide tous les quatre. J'accepterai l'offre faite à condition que l'on rende Noémie d'abord, mais tout de suite nous devions vous mettre en sécurité.

Noémie nous a été rendue le lendemain. Il fallait vous confier à quelqu'un en qui nous puissions avoir confiance mais que nous ne connaissions pas pour que quelque pression que nous subissions nous ne puissions pas indiquer où vous vous trouviez.

Nous connaissions un évêque, ami du père d'Alec qui est un homme de toute confiance et nous lui avons demandé d'organiser votre accueil dans des lieux retirés, lui expliquant que vous étiez sous la menace d'enlèvement. Il a accepté. Il nous a demandé huit jours pour s'organiser et a organisé lui-même votre enlèvement par des religieux au sortir de vos écoles, ils vous ont dit que nous étions obligés de nous séparer de vous et que vous deviez changer de noms. Nous avons déclaré le lendemain votre disparition à la p

Ils ont essayé vainement de faire pression sur nous en nous rappelant périodiquement leurs menaces.

Nous avons ouvert un compte en Suisse pour subvenir à vos besoins sur lequel avec quelques intermédiaires l'évêque prélevait les sommes nécessaires à votre subsistance. Mais jamais il n'a donné de vos nouvelles faisant passer votre sécurité avant notre inquiétude.

Ce sont vos messages qui les premiers nous ont permis de vous retrouver.

- Et qu'avez-vous pensé en recevant nos lettres anonymes ? Dit Jeannot.

- Nous étions partagés entre une joie folle et la crainte. Nous n'avions aucune nouvelle de vous, cela signifiait que vous vous portiez bien, mais avoir la confirmation et recevoir ces photos qui nous montraient comment vous aviez grandi est un réconfort énorme. Vous nous avez aussi donné l'idée de vous donner de nos nouvelles par la presse, en participant à des manifestations publiques ce à quoi nous nous sommes appliqués alors que jusque ce que nous nous enfuyons.

- Il n'y avait plus autant de dangers à cette époque dit Nenette.

- Peut-être, mais ce n'était pas sur. Le véritable tournant a été l'entrée en guerre des États-Unis qui pouvaient offrir une vraie protection pour peu que l'on choisisse leur camp, ils nous ont mis à l'abri des russes et des anglais et bien sur aussi des allemands. Nous ne pensions pas que vous réussiriez à nous rejoindre, mais inconsciemment nous l'espérions.

- Alors vous ne pouviez toujours pas nous contacter sans nous mettre en danger.

- En Europe vous étiez très vulnérables et quelle tentation d'utiliser de nouveau ce moyen de pression que connaissaient certains membres des services secrets français qui ne nous ont jamais perdus de vue et ont choisi l'autre camp.

- Donc finalement, nous n'avons pas perdu trop de temps ; plus tôt, nous n'aurions jamais pu vous retrouver sans provoquer des catastrophes, dit Pierrot. Pourvu que cela ne recommence pas.

Je ne pense pas, dit Bernard, pour la raison essentielle que s'il y a quelques années nous étions un maillon essentiel dans cette discipline, bien d'autres y participent maintenant et nous ont souvent dépassés. L'organisation est énorme et l'on ne peut pas la pénétrer ou la déstabiliser en agissant sur une ou quelques personnes, cela ne servirait à rien. Nous ne sommes plus en première ligne et cela me rassure.

Après cette grande discussion la journée du dimanche se termine par une promenade à pied dans un beau parc des environs et bien sur on se rassemble tous pour voir un film retransmis à la télévision. Nos parents nous expliquent au fur et à mesure ce que nous ne comprenons pas.



CHAPITRE 14



La vie en Amérique



Et ainsi la vie prend enfin un cours normal. Monique revient de New-York et nous embrasse avec fougue, elle a eu peur de ne pas nous retrouver quand nous sommes partis en Suisse. Elle nous trouve très changés et nous l'intimidons un peu.

Elle-même n'est pas très à l'aise à la maison, non pas qu'elle soit jalouse de nos parents ou que nous lui témoignions moins d'affection, mais après avoir été notre seul rempart force lui est de constater que son rôle ici n'est pas essentiel. Le fait de ne pas parler un seul mot d'anglais et de toujours être dépendante de quelqu'un pour faire la moindre chose la dérange énormément. Ce n'est pas une personne contemplative, et manifestement elle dépérit. Au bout de deux mois elle se décide à repartir pour l'Afrique

Nous apprécions beaucoup le rythme de vie au collège tout est bien organisé et pratique, les exercices sont tous très concrets et plus tournés vers les applications que vers l'abstraction. On nous demande constamment de nous exprimer, ce que nous faisons les premiers mois tant bien que mal. Nenette a été conquise par les sports pour les quels elle se trouvait avoir des dispositions remarquables en athlétisme et en natation et elle fait rapidement partie de l'équipe du collège et acquiert vite une grande côte auprè

Pierrot ni Jeannot malgré leurs envies ne brillent guère dans ces domaines mais prennent du plaisir à jouer au tennis et au Basket-ball. Nos résultats scolaires par contre sont bien meilleurs. Pierrot, lui aussi, passe pour un crack surtout à cause de son aptitude pour les mathématiques et la physique où il se régale avec les expériences qu'il peut réaliser dans des laboratoires bien équipés.

De temps en temps toute la famille part au grand complet pour une grande virée soit dans les bois, soit en bord de mer.

Nous avons visité New-York et couché dans un motel, car on ne peut faire l'aller et le retour dans la journée, bien qu'il ne soit pas rare que l'on fasse plus de mille kilomètres par jour. La vitesse n'est pas limitée dans la plupart des cas ou à des niveaux bien supérieurs aux niveaux actuels, les voitures sont puissantes, silencieuses et confortables et les routes sont larges et peu encombrées et comportent fréquemment de longues lignes droites de plusieurs dizaines de kilomètres.

Ce genre de vie continue jusqu'à la fin de la guerre en Europe, nous devenons de vrais petits américains nous nous sommes fait des quantités d'amis nouveaux qui s'ils sont bien différents de nos anciens amis du Clos aux Geais tiennent une grande place dans nos vies.

Bien sur ! Nous aimons nos parents, mais la liberté dont nous avons joui vis à vis d'eux avant fait que nous restons toujours jaloux de cette indépendance et n'avons avec eux que des relations épisodiques et vivons notre vraie vie avec nos copains.

En souvenir de notre passé campagnard nous avons eu l'autorisation de faire pousser quelques légumes dans un petit verger caché derrière la maison. La terre est très riche et sans beaucoup de mal nous réussissons à faire pousser de la mâche, de l'oseille et de la rhubarbe, ce n'était pas grand chose mais nous éprouvons un grand plaisir à consommer ces légumes aux senteurs tellement évocatrices, soit crues au jardin ce qui nous cause quelques coliques, soit mieux à table en salades ou en compote et en confiture ou

Nous montrons notre jardin à nos amis américains et leur faisons goûter ce que cela donne une fois cuisiné.

Nous acquérons peu à peu une réputation à part auprès de ces citadins. On est des espèces de sauvages de l'ancien monde qui vivent encore du produit de leur culture. Mais quand on leur raconte nos exploits de chasseurs cela les intéresse au plus haut point et ils rêvent comme nous de se fabriquer des arcs et de jouer aux indiens. Il existe dans les environs des taillis garnis de magnifiques noisetiers fournissant des noisettes rouges délicieuses et ayant des branches tout à fait adaptées à la confection de beaux a

En Amérique nous ne manquons plus de ficelle il y a l'embarras du choix et nous pouvons en trouver de très bonne qualité. Pas de danger qu'elle casse. Tout de suite nos arcs ont une autre mine que ceux que nous avons essayés en France. Ils deviennent maintenant que nous avons grandi et que nous sommes capables de les tendre des armes redoutables ou pour le moins dangereuses. Nous atteignons des portées respectables et nous organisons des concours de tir soit sur des fruits dans les vergers soit sur des boites de

C'est là que nous avons pu apprécier le goût du perfectionnisme qui habite tout jeune américain et son attrait pour la compétition. Sans se lasser, ils recommencent leurs essais pendant des heures modifiant petit à petit les flèches en recherchant le meilleur équilibre, ainsi que la tension de l'arc et la répartition de sa flexibilité d'une extrémité à l'autre. Force nous est bien d'avouer qu'ils obtiennent petit à petit des résultats extraordinaires tant au point de vue portée que précision. Ils sont rapidement c

Nous préférons comme eux gagner un peu d'argent de poche en faisant de menus travaux, nous essayons toute la gamme des travaux usuels, porter des journaux d'annonces, tondre les pelouses, ramasser les feuilles et même quelque fois garder de jeunes enfants. Cependant ce que nous préférons c'est les travaux de ramassage des pommes et des poires dans les vergers. C'est bien payé à condition de faire bien son travail. Il faut rendre les cageots de fruits terminés, avec des fruits de même calibre et de même qualité ce qui permet à l'exploitant de ne plus à avoir à intervenir par la suite, les fruits sont suffisamment aérés pour mûrir sur place. Il faut plus de soin et de rapidité et de coup d'oeil que de force et nous faisons de bonnes journées. On a droit de manger ce que l'on veut car les fruits déjà murs ne peuvent pas être conservés. Nous en ramenons des quantités que nous mangeons à la maison crus ou en compote. Nous employons à ce travail nos fins de journée jusqu'à une heure avancée ou le samedi et le dimanche. Cela nous



La trombe.



Un samedi en début d'après midi alors que nous sommes tous au travail, y compris Pitou, dans un verger, nous assistons à un phénomène extraordinaire. Il fait très beau temps avec une légère brume, peu de vent si ce n'est une petite bourrasque brève de temps en temps qui nous rafraîchit agréablement car il fait chaud et lourd. Nous avons tout d'abord entendu un bruit bizarre venant de l'ouest comme le bruit d'un troupeau courant dans le lointain. En regardant dans la direction nous ne voyons rien si ce n'est une minuscule virgule assez loin qui se détache de la barre de brume, elle semble immobile. Le bruit reprend un moment plus tard un peu plus fort mais pas vraiment inquiétant toujours dans la même direction. En regardant de nouveau nous constatons que la petite virgule a grandi et semble maintenant se balancer de droite et de gauche comme si elle était suspendue aux nuages, elle a maintenant la forme d'un long bonnet de nuit dont la pointe est dirigée vers le sol et se rapproche de plus en plus à mesure que le bruit se renforce. Nous constatons, en commençant à nous inquiéter devant ce phénomène insolite, qu'à l'endroit ou la manche touche le sol elle soulève des nuages de poussière et entraîne dans l'air des quantités de choses : balles de pailles branches d'arbre linge etc... Elle grandit toujours et se rapproche de nous cependant que nous ne ressentons encore aucun appel d'air. Nous nous sommes réunis et nous nous serrons les uns contre les autres car maintenant plus de doute c'est une trombe ou un mini ouragan, persuadés que nou

Ce phénomène est tout à fait à la mesure de cet extraordinaire pays, si divers et si excessif que les choses les plus étranges s'y rencontrent. La démesure y est coutumière, chaque région ou chaque état a ses propres particularismes ce qui fait qu'à part le sentiment très fort que les gens ont d'appartenir à la plus grande nation du monde, il y a plus de différence entre les différents états qu'entre les différents pays européens depuis la fin de la guerre.

Il faut constamment être vigilant car si la vie est tranquille le danger peut survenir à chaque instant. Pour y faire face les Américains savent se battre et portent habituellement des armes, car dans beaucoup de lieux la loi réelle est la loi du plus fort. Il ne fait pas bon d'être un faible dans ce pays.

Des habitudes courantes reflètent encore cette insécurité qui règne encore. Pour se faire servir à boire ou à manger à moins d'être très connu, faut-il d'abord déposer de l'argent sur la table.

Par contre les gens sont extrêmement cordiaux au premier contact. Nous sommes très bien accueillis en classe. Mais les véritables relations ne se tissent qu'après qu'ils vous aient jugés sur pièce. Nous perdons beaucoup d'amis de la première heure dès qu'ils se rendent compte que nous ne portons aucun intérêt au base-ball et au football américain.

C'est une attitude diamétralement opposée à celle du vieux continent où les gens sont extrêmement réservés au début, mais très fidèles ensuite.

Nous avons du mal à nous faire à ces comportements, cependant ils expliquent en grande partie le dynamisme américain. Tout est conçu pour simplifier la vie et les relations. Au premier contact rien ne sert de se regarder en chien de faïence mieux vaut établir le contact, ensuite s'il est fructueux on le poursuit sinon on l'arrête. Ils le font d'ailleurs sans hypocrisie, ouvertement. C'est le règne du pragmatisme, pas celui de la morale ou du savoir-vivre qui souvent chez nous ne servent qu'à masquer des motivation

Nous avons finalement beaucoup apprécié cette façon d'appeler un chat un chat. En rentrant en France après la libération nous sommes très déçus de retrouver des choses que nous avions oubliées. Toutes les démarches sont compliquées à plaisir et donnent lieu à de véritables courses d'obstacles dont les initiés tiennent les règles cachées et dont ils tirent leur puissance. La France est, comparée à l'Amérique, un pays de mandarins.

Avec notre argent de poche nous achetons des patins à roulettes de première qualité sur les quels nous circulons dans les allées dessinées dans les jardins entourant les maisons. Nous avons aussi acheté des carabines, pour faire comme tous nos camarades et allons au bord des rivières traquer les rats musqués et parfois les ratons laveurs. Mais nous ne sommes pas de bons tireurs et nous n'avons aussi guère de goût à tirer ces bêtes plutôt sympathiques. Nous achetons aussi souvent des glaces monumentales ou des Coca-Cola dont nous raffolons. Les plus âgés de nos copains font des économies pour s'acheter une voiture, instrument indispensable pour séduire les filles auxquelles nous commençons à nous intéresser.

Avec ses yeux et son physique Jeannot est le point de mire de toutes les filles de sa classe, mais il est extrêmement sérieux et, bien qu'il se montre toujours aimable avec toutes il sait garder la balance égale entre elles et les tenir à une certaine distance. De deux ans plus jeune Pierrot ne s'intéresse pas beaucoup aux filles sauf à l'une ou l'autre d'entre elles qu'il trouve jolie et qu'il ne se lasse pas de regarder sans oser jamais rien leur dire. Il passe d'ailleurs tout à fait inaperçu auprès d'elles. Quarespectent et la jugent un peu hors d'atteinte.

Mais ce qui lui importe le plus est de réussir ses études qui lui donnent toujours beaucoup de mal. Elle fait aussi de la couture et comme l'on a un choix de tissus très grand dans les magasins elle s'est confectionnée en même temps qu'à Noémie qui l'aide efficacement une garde robe somptueuse qui fait l'envie de toutes ses amies. Très pratique comme toujours elle leur revend les robes dont elle ne veut plus en faisant un bon bénéfice.

- Si je ne peux pas faire autre chose, je pourrais toujours ouvrir un magasin de mode, dit-elle.

La libération arrive sur ces entrefaites en plein été. Nos parents sont tout de suite rappelés à Paris où on essaye de reformer l'ancienne équipe, ce qui sera à l'origine du commissariat à l'énergie atomique. Ils hésitent beaucoup et en discutent franchement avec nous. Le choix que nous faisons alors décidera de toute notre vie. Il faut choisir entre l'Amérique et la France. Nous sommes tous déchirés. Étant donné l'enjeu Bernard propose un vote secret, pour que personne ne soit influencé.

Au dépouillement, nous nous apercevons que nous avons tous choisi la France. Nous poussons un triple Hurrah !


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