Titre : LES ENFANTS |
25/03/1999 |
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LES
ENFANTS de 40
CHAPITRE
1
Une
situation bien compliquée
exposée
à grands traits
Nous
sommes cinq garçons et filles séparés de nos
parents pendant la guerre de 1939-1945.
Nous
nous faisons appeler : Jeannot, Zézette, Pierrot, Pitou et
Noémie, mais ce ne sont pas nos vrais noms.
Nous
avons au début de cette période : 12 ans, 11 ans, 10
ans, 9 ans et 8 ans.
Jeannot
et Noémie sont frères et soeurs.
Nénette,
Pierrot et Pitou sont frères et soeurs également, mais
appartiennent à une autre famille amie de la première
et sans lien de parenté. La personne qui nous a recueillis,
Monique, nous considère comme appartenant à une seule
et même famille, afin de déjouer les recherches qui
pourraient avoir lieu à notre sujet.
Nous
n'avions aucun papier officiel, quand elle nous a pris en charge.
Nous
lui avons été confiés sans un mot d'explication
par le curé du village. De temps en temps celui-ci lui procure
un peu d'argent dont on ne sait s'il vient de nos parents ou bien du
curé lui-même. Nos parents auraient disparu pendant
l'exode. Comme nous sommes plutôt gentils, les villageois nous
ont adoptés facilement, mais nous restons sur une prudente
réserve compte tenu de la situation et du fait que le sort de
nos parents est inconnu et qu'ils peuvent revenir d'un moment à
l'autre.
Monique
est un véritable personnage. Elle est la servante du précédent
curé, mais n'a pas voulu rester avec le nouveau qui fait
figure pour elle de parvenu. Elle a hérité de son père une petite
maison où se trouvent des quantités de
vielles choses venant de cette époque et d'un peu de bien qui
lui assurent l'indépendance. Elle est douée d'un solide
bon sens et d'une forte intelligence pratique. Enchantée de
pouvoir se rendre utile, elle assume avec courage et compétence
la tache de nous éduquer.
De
notre propre initiative nous avons adopté un nom de famille :
Ledoux. Nous assurons que c'est le nôtre, sans que nous
puissions le prouver réellement. Nos prénoms disparates
ressemblent plutôt à des surnoms, ils sont de notre
invention et nous y tenons beaucoup.
Le
maire du village nous a fait établir des papiers avec ces
identités, ce qui les officialise.
Portrait
des enfants.
Ici
tout le monde nous appelle "les enfants". Nous nous
connaissions tous depuis longtemps, nous retrouvant à
l'occasion des vacances soit chez une grand-mère, soit chez
des personnes à qui nous confient nos parents. Nous
connaissions par contre peu nos parents car ils ont eu fort peu de
temps à nous consacrer. Nous ne les voyions que de temps en
temps ces cinq ou six dernières années, étant le
reste de l'année pensionnaires, ou confiés à des
domestiques. Comme on nous changeait souvent de lieu de résidence,
nous sommes déracinés et n'avons pas de région
d'attache. La seule chose qui nous stabilise est de nous retrouver
tous les cinq et nous sommes devenus extrêmement solidaires.
Nous nous sommes habitués à cette position bizarre et
ne nous en étonnons plus et surtout nous n'en parlons à
personne comme nous l'ont recommandé nos parents la dernière
fois que nous les avons vus. Il y va de notre sécurité
à tous.
Jeannot
l'aîné est un joli garçon très brun dont
les yeux noirs bordés de longs cils lui attirent toujours
l'attention des femmes, ce dont il use et abuse. Cela ne l'a pas gâté
pour autant et conscient de son rôle d'aîné il
protège de son mieux la petite bande et est aimé de
tous. Il travaille bien en classe et ramasse régulièrement
tous les prix et toutes les médailles ce qui nous énerve.
Car nous ses frères et soeurs autant que les gamins du pays
sommes bien incapables d'en faire autant. Il a plutôt le
tempérament d'un boy scout et manque un peu de fantaisie et
d'imagination.
Zézette
est aussi blonde que lui est brun ce qui rend difficile de les faire
passer pour frère et soeur, mais de tels caprices de la nature
existent fréquemment.
Toute
blonde, coiffée à la Jeanne d'Arc, elle est plutôt
petite pour son âge, mais très bien proportionnée
et tonique. Encore bien loin d'être formée à 11
ans, elle manifeste en tout un grand courage qu'il s'agisse
d'étudier, ce pourquoi elle n'a que peu de dispositions mais
parvient à faire très bien au prix d'un nombre d'heures
de travail considérable ou qu'il s'agisse d'affronter une
difficulté, elle ne se dérobe jamais, bien qu'elle
sache à l'expérience que d'autres qu'elles devraient
s'en charger. Sans être dupe, elle a un jugement bienveillant
sur les gens recherchant toujours à montrer leurs bons côtés.
Pierrot,
son frère cadet d'un an, est très différent,
très blond également, il n'a ni sa bonne santé
ni son ressort, mais compense de façon inattendue ses
faiblesses. Paresseux jusqu'à l'extrême limite du
possible, il s'arrange toujours pour sauver sa mise au dernier moment
par une action d'éclat imprévisible. Il recherche la
paix à tout prix, étant probablement celui qui souffre
le plus de notre existence incertaine, il est attaché de façon
maladive à sa place à table, aux horaires, il a horreur
de l'imprévu. Il est jaloux de la beauté et des
résultats de Jeannot, mais curieusement ne fait aucun complexe
d'infériorité. Tout en l'aimant bien, il le juge un peu
fayot et pas si malin que cela. Zézette a souvent envie de le
protéger, mais il est imprévisible et ne se laisse
prendre en charge par personne passant le plus clair de son temps à
rêver ou à lire.
Pitou,
c'est encore autre chose, à neuf ans il baigne dans une sphère
de contentement inaltérable, il juge tout de l'extérieur
ne prenant pas part véritablement lui-même à la
vie de tous les jours. Quand on lui demande, il est toujours prêt
à rendre service, mais ne se propose jamais de lui-même,
c'est tout de même beaucoup mieux que Jeannot et Pierrot qui,
chacun dans leur genre, ont toujours un prétexte pour passer à
travers des corvées. Il se promène souvent les mains
réunies derrière le dos le visage souriant, approuvant
gentiment ce qui est bien et réprouvant aussi calmement ce qui
lui parait répréhensible comme s'il était un peu
le dépositaire de la justice divine. Les autres garçons
ne tiennent aucun compte de ses avis et l'utilisent sans vergogne
comme force d'appoint quand ils en ont besoin et le laissent à
lui-même autrement sans plus s'en préoccuper. Les
grandes personnes le citent en exemple.
Noémie,
la plus jeune, la véritable soeur de Jeannot, est le prototype
de la petite fille modèle telle qu'on la rêve. Calme,
extrêmement intelligente, elle comprend tout et sait faire à
la perfection tout ce que lui permet son âge et sa taille. Elle
est extrêmement jolie et tout le monde l'adore. Sa chance est
d'être la plus jeune, les autres n'en sont pas jaloux et à
leur contact elle apprend tout sans effort. Elle a l'impression avec
eux d'être dans une véritable famille, ses parents lui
manquent beaucoup moins qu'aux autres, elle les a peu connus et ne
s'en souvient guère.
Un
mystère plane autour de nous.
Quelles
sont nos véritables identités ?
Qui
sont nos parents ?
Que
font-ils ?
Pourquoi
ne s'occupent-ils pas plus de nous ?
Cela
fait des années que nous menons cette vie déracinée.
Il ne semble pas que nous soyons des réfugiés juifs,
nous avons suivi le catéchisme. Nous sommes manifestement
français de langue et n'en parlons apparemment aucune autre.
Les
habitants du village ont eu beau chercher à nous cuisiner.
Nous répétons comme une leçon bien apprise que
nos parents sont partis très loin, il y a plusieurs années,
que nous n'en avons pas de nouvelle depuis la guerre, mais sommes
surs qu'ils reviendront quand elle serait finie. Monique n'en sait
pas plus, sinon que nous lui avons été confiés
par le curé du village que personne n'ose interroger à
ce sujet.
Mais
de toute manière, notre gentillesse et aussi notre éducation
qui semble extrêmement raffinée pour les gens du village
ne peuvent que nous attirer les sympathies, si ce n'est auprès
des garnements qui ne supportent pas que leurs parents nous citent
constamment en exemple. C'est au contraire à cause de cela que
nous n'avons pu les rencontrer pendant longtemps soit pour jouer soit
pour discuter. Au moins jusqu'à ce que la pêche aux
lançons ne contribue à nous rapprocher.
Mais,
nos meilleurs instants, nous les enfants les passons entre nous. Il
nous arrive alors de discuter de nos problèmes et de nous
retrouver comme dans une vraie famille. En pratique rien ne se fait
sans que Zézette et Jeannot en soient tombés d'accord.
Zézette
demande parfois à Pierrot son avis surtout pour vérifier
que ce Jeannot lui propose est raisonnable, se fiant plus volontiers
à l'esprit critique et au bon sens naturel du plus jeune.
Nous
sommes d'un naturel insouciant, mais ne pouvons nous empêcher
de constater l'anomalie de notre situation. Nous sommes de tous les
enfants que nous rencontrons les seuls à ne pas avoir de
parents et quand nous allions à l'école avant la guerre
nos camarades et nos maîtres s'en sont étonnés.
Depuis le début de la guerre nous n'allons plus en classe,
mais suivons des cours par correspondance que le curé nous a
procurés et qu'il complète par quelques leçons
particulières ou plutôt discussions avec nous au cours
desquelles il s'assure avec l'aide de l'instituteur que nos études
progressent. Jeannot avec sa facilité pour les études,
n'a aucun mal à suivre les cours et donne un coup de main aux
autres quand ils en ont besoin. Zézette avec son acharnement
au travail naturel n'a aucun besoin d'être contrôlée
mais un peu aidée pour mieux comprendre ou mieux s'organiser.
Les problèmes commencent avec Pierrot et Pitou. Le premier ne
fait jamais que le minimum et ne soigne guère ses devoirs.
Pitou, la tête en l'air, bien que toujours satisfait de lui, ne
comprend pas grand chose à ce que l'on demande dans les
différents exercices et s'étonne de collectionner les
mauvaises notes. Quand cela devient trop préoccupant Jeannot
lui donne de véritables leçons particulières et
le porte ainsi un peu à bout de bras ! Heureusement les années
passant, il s'éveille peu à peu et commence à se
prendre en charge.
Noémie,
fait ses devoirs en s'amusant et en un rien de temps. Elle a de plus
une écriture remarquable et ses devoirs reviennent toujours
avec la note 20 sur 20. A coté de cela, elle excelle en
couture et en tricot et s'essaie à aider à la cuisine.
Jeannot
est très conscient de sa fonction d'aîné et pour
ne pas inquiéter les autres il ne montre jamais aucune
inquiétude lui-même, quelques puissent être ses
propres sentiments. Zézette a beaucoup de mal à cacher
la sienne et, pour se réconforter, elle se rapproche de
Pierrot le serrant contre elle et le gâtant autant qu'elle
peut, ce qui le ravit. Lui, ainsi dorloté, ne manifeste aucune
crainte, sa nature assez égoïste le protège
efficacement contre tout ce qui peut l'ennuyer. Il pense rarement à
ses parents et se satisfait très bien de la situation
actuelle.
Les
plus jeunes qui se rappellent à peine de leurs propres parents
(ils avaient entre trois et cinq ans quand ils les virent pour la
dernière fois) n'ont aucun état d'âme et
s'étonnent au contraire que l'on s'étonne de leur façon
de vivre.
De
plus, nous avons une grande affection pour Monique qui n'a pas mis
longtemps à nous conquérir. Elle est généreuse
de formes et de caractère, Elle est capable de faire n'importe
quoi pour nous, nous l'avons conquise totalement. Sa grande crainte
est de nous voir partir. Même si probablement elle peut nous
garder plusieurs années, elle sait qu'elle nous perdra un jour
et se demande comment elle le supportera. Elle est heureuse de nous
voir nous attacher à elle bien plus lui assurons-nous qu'aux
autres personnes qui nous ont accueillis auparavant. Mais elle sait
que, plus elle s'attache à nous, plus grande sera sa peine de
nous quitter ensuite et ses prières quotidiennes demandent à
Dieu de l'aider alors.
Mais
cela fait maintenant plus de six mois que le curé nous a
confiés à elle. Nous sommes à la fin du
printemps 1940 et nous formons presque une véritable famille,
où seulement manque l'autorité d'un père car
Monique nous apporte toute la tendresse qu'auraient dû nous
prodiguer nos mères. On nous admire d'ailleurs de réussir,
dans ces conditions, à avoir l'air heureux de vivre et de ne
jamais nous plaindre.
Entre
nous cependant il nous arrive de rêver que nos véritables
parents reviennent.
Nous
ne nous imaginons pas exactement ce que nous ressentirons alors, mais
en attendons beaucoup de bonheur. Nous sommes un peu inquiets aussi
car pour rien au monde nous n'aurions voulu nous séparer et
nos parents pourront essayer de reprendre chacun leurs propres
enfants sans y prêter attention. Au fur et à mesure que
le temps passe, nous nous sentons plus forts et capables de faire
face à la situation.
CHAPITRE
2
Nos
Aventures
Nous
sommes heureux tous les cinq et pourtant, notre situation n'est pas
enviable et nous ne pouvons pas manquer de retourner dans nos têtes
des quantités de questions auxquelles bien sur personne ne
peut répondre. Pour chasser nos idées noires, Monique
nous encourage à saisir la moindre occasion de nous distraire.
Sans grand espoir que nous lui ramenions grand chose elle nous
propose d'essayer de pêcher dans la petite rivière
proche. Elle a trouvé dans ses réserves quelques
hameçons qui lui viennent de son père et nous dit de
nous débrouiller avec cela. C'est ainsi que commencent nos
exploits de pêcheurs.
La
pêche aux lançons
Ce
jour là nous allons à la pêche mais, malgré
notre patience, nous n'avons pas le moindre gardon ni même pu
compter la moindre touche et pourtant nous en avons vu de toutes
sortes: truites, perches ou chevesnes qui semblaient nous narguer.
Ils n'ont sans doute pas faim, car ce que nous leur offrons est de
premier choix : asticots fraîchement ramassés le matin
même dans le fumier de la ferme et sauterelles attrapées
a bord du ruisseau et encore frétillantes, empalées sur
nos hameçons.
Avec
un peu plus d'expérience nous aurions du savoir que cet
endroit est bien connu des vrais pêcheurs pour ne donner aucun
résultat. Beaucoup de monde passe par-là et nourrit
abondamment les poissons visibles à l'oeil nu qui prennent
leur temps pour choisir la nourriture qu'on leur présente et
ils ne sont pas assez stupides dans ces conditions pour mordre aux
hameçons.
Mais
nous sommes encore tout jeunes et, venant de la ville, nous manquons
d'expérience. Il nous manque les conseils des gamins du
village qui eux rentrent chaque jour avec des fritures appétissantes,
ils conservent secrets leurs lieux de pêche aussi bien que leur
façon de procéder. Nous décidons d'un commun
accord de nous employer à savoir où ils pêchent
et comment ils s'y prennent.
Notre
soeur est chargée d'établir le contact avec les
autochtones, en effet, seules les filles sont abordables, les garçons
de notre âge nous snobent complètement ; toujours dehors
soit pour travailler selon les besoins de la ferme, soit pour traîner
au gré de leur fantaisie, ils ne craignent pratiquement rien
alors que tout nous parait dangereux dans cet environnement hostile.
Il y a des quantités de serpents et de bêtes de toutes
sortes et autour des habitations errent des bandes de chiens
faméliques mal nourris et hargneux. Les gamins ont toujours
sur eux de terribles lance-pierres, fabriqués à partir
d'une fourche de noisetier sur laquelle est fixée solidement
avec du fil de fer une sangle taillée dans une vielle chambre
à air de voiture ; ils les manient avec une telle précision
que les chiens leur manifestent un grand respect ce qui n'est pas
notre cas.
Nous
sommes innocents, à cet âge et ne savons pas ce qu'elle
risque, elle non plus d'ailleurs. Ils sont très en avance pour
leurs âges et se retrouvent pour la plupart quelques années
plus tard pères et mères de famille avant d'avoir
quinze ans.
Toujours
est-il que notre soeur Zézette comme nous l'appelons s'arrange
pour devenir l'amie des trois soeurs Burgin auxquelles elle apprend à
tricoter. Elle réussit si bien que cela devient pour elles une
passion de tous les instants. Elles ne se déplacent plus sans
une pelote de laine et des aiguilles et ne peuvent plus se passer de
Zézette qu'elles consultent tout le temps quand elles
rencontrent une difficulté. Ce qui devait arriver arrive :
elles l'invitent à venir avec elles à la pêche
avec les garçons pour la remercier et sans doute aussi à
la demande de ceux ci qui la trouvent très mignonne. Elle
l'est et ils commencent à tourner autour. Prudente, elle
n'accepte qu'à la condition que nous l'accompagnions, ils
acceptent. Et c'est ainsi que nous avons fait connaissance et
rentrons dans leur bande ou tout au moins nous devenons leurs alliés.
Ainsi,
nous nous retrouvons deux jours plus tard toute une bande d'une
douzaine de garnements dont la moitié de filles. Nous n'avons
pour tout matériel que des pelotes de ficelle et quelques
hameçons que nous avons achetés à la ville pour
nos premiers essais infructueux. Les gamins du pays n'en ont même
pas, ils se sont uniquement munis d'épingles de nourrice
qu'ils ont chapardées à leurs mères. Ils nous
emmènent sur le cours d'eau que nous connaissons mais à
quelques centaines de mètre au-dessus du lieu de nos essais
infructueux, dans une clairière au milieu de taillis que nous
pensons inextricables et dont ils connaissaient les passages au
milieu de ronces, celles-ci ne sont pas sans épines et nous
laissent sur les jambes nues de nombreuses griffures. Aussitôt
arrivés, ils jettent à l'eau de gros morceaux de pâtée
aux cochons qu'ils ont subtilisé à la ferme. En
attendant que les poissons arrivent, ils montent des lignes
rudimentaires avec des branches de noisetier des bouts de ficelle
légère, un flotteur constitué d'un bout de
sureau et au bout une épingle de nourrice savamment tordue.
Nous les imitions de notre mieux en nous servant de nos hameçons
en bout de ligne. Ils ne semblent pas très confiants dans leur
efficacité se demandant surtout comment nous ferions pour
enlever le poisson de ce piège quand il sera pris. Il arrive
une foule de petits poissons des "lançons" attirés
par la pâtée. Et la pêche commence. Ils mettent
comme appât des petites boulettes de pain et à notre
stupéfaction à peine leurs lignes sont-elles à
l'eau que les poissons se mettent à mordre. Ils en manquent
beaucoup en les ferrant mal et un bon nombre se détachent à
peine sortis de l'eau, mais globalement leurs prises sont bien plus
nombreuses que les nôtres. Ils ont une telle habileté
pour remettre l'appât et nous mettions tellement de temps à
détacher nos prises que nous n'arrivions pas à les
égaler. Nous sommes surexcités de prendre tant de
poissons, ne nous rendant pas compte qu'ils sont tout petits et ne
représentent pas grand chose à manger. Nous continuons
la pêche, au moins nous les garçons, pendant des heures
et ne nous arrêtons que quand nous en avons attrapé
plusieurs centaines. Les filles ont abandonné depuis
longtemps, et les garçons du pays au bout d'un moment en
changeant leurs réglages de ligne et en accrochant des
sauterelles qu'ils attrapent sur place prennent une dizaine de
"blancs" des poissons ayant entre vingt et trente
centimètres de long qui sont bien plus intéressants à
manger. Nous essayons de les imiter sans succès avec nos
lignes.
-
Vos hameçons sont trop petits, nous disent-ils.
Les
filles se sont rapidement lassées de la pêche et se sont
occupées, soit à cueillir des fleurs, soit à
tricoter. Quand ils en ont assez, les garçons du pays viennent
tourner autour d'elles et commencent à les importuner
grossièrement. Ils les renversent dans l'herbe, cherchant à
les embrasser dans le cou malgré les gifles qu'elles leur
donnent et même essayant, en se mettant à plusieurs sur
l'une d'elle, à la déshabiller pour nous montrer
comment elle est bâtie et ensuite en attaquant une autre. Il
est manifeste que bien qu'elles se défendent énergiquement,
elles sont habituées et s'amusent à ces jeux ambigus,
seule Zézette qui les intimide n'est pas importunée,
nous-mêmes, les garçons de la ville, sommes très
gênés d'être témoins de ces comportements
équivoques auxquels notre éducation ne nous a pas
habitués et nous demandons jusqu'à quel point ils
iront.
Ceci
nous incite à écourter la journée qui menace de
prendre une tournure qui nous dépasse et rassemblant notre
pêche nous les quittons entraînant avec nous les plus
jeunes des soeurs Burgin. Nous sommes inquiets pour le sort de
l'aînée restée avec eux. Elle ne craint rien nous
disent les autres, c'est la copine de Pierrot le caïd des
gamins, les autres ne lui feront rien.
N'empêche
que lorsque nous nous retrouvons entre nous, Zézette jure bien
de ne plus jamais nous accompagner quand nous irons avec les gamins
du village, elle est outrée ; ce sont des sauvages, je ne veux
plus les voir. En ce qui nous concerne nous pensons que si, nous
restons entre garçons, il n'y a aucune raison de nous priver
de leur aide si précieuse.
Nous
retournons souvent à la pêche aux lançons et en
prenant des hameçons plus gros nous prenons également
des perches et des blancs. Nous devenons de véritables
spécialistes.
A
la maison nos fritures sont extrêmement appréciées
et on nous encourage à recommencer. Les garçons du
village nous pressent d'emmener de nouveau Zézette avec nous ;
nous leur expliquons sans détours que leur comportement du
premier jour l'a définitivement dissuadée de venir et
qu'ils ne devaient plus y compter. Ils sont à la fois surpris
et songeurs car ils sont habitués à faire ce qu'ils
veulent des filles et bien qu'elle les intimide, le fait qu'elle les
repousse est pour eux une révélation.
Nous
les convertissons à l'utilisation des hameçons qui ne
coûtent pas cher à l'époque et qu'ils se
procurent en revendant une partie de leur pêche dans les
restaurants situés sur la grand route à cinq kilomètres
de là. Nous nous sommes également équipés
de véritables flotteurs, et de bas de ligne transparents, que
nous lestons avec des petits plombs fendus que nous sertissons sur le
fil aux hauteurs appropriées et qui accroissent notre
efficacité.
Il
faut bien dire qu'au bout de près d'un mois ce qui nous
semblait une partie de plaisir devient une espèce de corvée.
Mais, elle est tellement profitable en ces temps de restrictions ou
tout manque y compris l'argent que nous n'osons pas nous y
soustraire, nous cherchons à tout faire pour aider Monique.
C'est
d'ailleurs pour nous un mystère impossible à comprendre
de constater que ces petits poissons continuent à se faire
prendre en si grand nombre. Il y a dans cette rivière comme
une source à poisson au moins à cet endroit là.
Les garçons du village nous ont d'ailleurs abandonnés à
nos espèces de travaux forcés ce qui permet à
Zézette d'abord puis à ses amies de revenir avec nous.
Elles se mettent à pêcher elles-mêmes efficacement
pendant que nous faisons de longues siestes ou que nous explorons les
environs. Il fait à cette époque un temps superbe et il
fait très chaud et nous avons envie de nous baigner. Mais,
soit pour ne pas déranger nos poissons, soit par peur de tous
les serpents d'eau qui circulent dans la rivière et dont nous
avons ainsi que les villageois une peur bleue, nous ne le faisons
jamais. Nous nous contentons de faire refroidir les bouteilles de
boisson que nous emmenons dans l'eau et de profiter de leur fraîcheur
ensuite.
La
pêche à la grenouille
Nos
balades dans les environs nous font découvrir tout un chapelet
d'étangs, à moitié vaseux recouverts de mousse
verte et ou pullulent les grenouilles.
L'idée
d'essayer d'en attraper nous vient aussitôt, au début
nous ne voulons en avoir qu'une pour la conserver dans un bocal et
vérifier si elle sait, comme on le dit, prédire le
temps.
Nous
amenons donc un gros pot de confiture avec nous pour pouvoir la
garder en bon état. Notre plan consiste à surprendre
une grenouille, assez loin de l'eau, sur la terre ferme et de
l'empêcher de rejoindre l'étang, nous avons apporté
des couvertures et des vieux torchons pour jeter sur elle et la faire
prisonnière ; en nous disposant tous les cinq judicieusement
nous pensons y arriver.
Nous
passons une bonne partie de l'après-midi soit à faire
le guet soit à bondir sur les malheureuses victimes que nous
surprenons loin de l'eau. Au début nous sommes carrément
ridicules parvenant à peine à les approcher ; elles
semblent se moquer de nous, faisant de véritables slaloms au
milieu de nous.
Mais
l'expérience ou la chance aidant nous réussissons une
fois ou deux à en emprisonner une sous notre couverture. Mais
alors le problème reste entier, comment la saisir ? Nous ne
savons jamais exactement où elle se situe et nous relevons
relevant petit à petit les bords de la couverture, mais nous
sommes à tous coups surpris par le jaillissement soudain de la
bestiole qui nous échappe, ce qui fait que le soir, nous
rentrons harassés certains qu'attraper des grenouilles relève
de l'exploit. C'est ce que nous expliquons à Monique notre
hôtesse le soir. Elle nous rit au nez en nous disant qu'étant
gamine dans son pays natal elle en a attrapé des sceaux
entiers et fait frire des quantités de cuisses de grenouille
et que c'est délicieux. Elle nous encourage à y
retourner mais avec l'équipement adéquat. Monique va
fouiller dans les étagères situées au-dessus de
l'établi où son père jadis rangeait ses affaires
de pêche, elles contiennent une foule de bricoles de toutes
natures accumulées au cours des années. Elle retourne
le contenu des tiroirs sur l'établi et parmi les vis, les
outils, crochets et poulies de toutes natures elle trouve quatre
petites ancres en fil de fer toutes rouillées et nous dit :
-
voila ce dont je vous parlais, vous allez voir avec cela c'est très
facile.
Nous
ne comprenons pas où elle veut en venir.
-
Aidez-moi à ranger tout cela et à nettoyer ces engins
qui sont tout rouillés. Faites attention, cela pique très
fort et dans l'état ou ils sont vous pouvez attraper le
tétanos.
Elle
commence par les mettre dans une petite casserole d'eau qu'elle met
sur le feu et laisse bouillir un long moment. Ensuite elle nous
montre comment les saisir avec une pince et les brosser avec une
brosse métallique.
Ces
crochets tripodes reprennent rapidement un aspect plus normal. La
rouille une fois partie ils sont encore en bon état et leurs
pointes sont très effilées. Une fois nettoyés
nous les huilons et les rangeons dans un chiffon propre.
-
C'est très simple, dit-elle, vous accrochez ces petites ancres
acérées au bout de vos lignes et vous les recouvrez
d'un léger chiffon rouge. Il suffit de l'agiter de légers
tressaillements en le gardant à la surface de l'eau pour que
les grenouilles soient attirées et viennent se poser sur le
chiffon ; vous n'avez plus qu'à relever brusquement la ligne
pour les embrocher. Vous pouvez faire ainsi des pêches
miraculeuses et si vous en ramenez beaucoup je vous préparerais
un plat de cuisses de grenouilles.
Le
repas du soir est vite terminé et nous discutons ce que nous
propose Monique, nous sommes assez incrédules, ne croyant pas
pouvoir aussi facilement ramasser des grenouilles comme si de rien
n'était. Le souvenir de tous les efforts que nous avons faits
dans la journée sans résultat ne nous y incite pas.
Mais nous décidons d'un commun accord de repartir aux étangs
tout de suite après le petit déjeuner. On verra bien.
Le
lendemain matin, dès huit heures nous sommes tous les cinq
prêts à partir avec notre matériel. Mais ce jour
là, il pleut avec force. Nous prenons nos imperméables
et les deux parapluies de la maison.
Aux
étangs pas un cri ou croassement de grenouille, nous sommes
très déçus, il faut peut-être attendre que
la pluie cesse et que la chaleur revienne.
Nous
équipons quand même nos 4 lignes l'une après
l'autre. Dès que la première est prête Jeannot
qui est l'aîné se l'approprie et dispose avec précaution
son chiffon rouge, il effleure la surface de l'eau et commence à
la faire onduler en imprimant à sa canne de légères
vibrations. Il ne s'est pas écoulé une seconde qu'une
énorme grenouille bondit sur le chiffon et reste immobile ne
bougeant pas plus qu'une statue. En réalité, et nous ne
le comprenons qu'après, c'est une grenouille, car dans la
lumière faible de cette journée on ne voit qu'une masse
noire et nous pensons plutôt à un poisson.
Nous
crions à Jeannot:
-
Tire, tire, alors qu'il demeure pétrifié ne sachant que
faire.
Il
tire sa ligne sans trop de conviction entraînant avec elle la
grenouille qui pousse un cri déchirant qui nous glace. Elle
est accrochée sous le ventre et nous pouvons la saisir sans
difficulté.
Nous
sommes choqués à la fois par la facilité de ce
type de pêche et par l'aspect pitoyable de la pauvre victime
qui nous soulève le coeur. Nous ne savons que faire de la
grenouille toujours vivante et apparemment bien mal en point. Zézette
est la première à reprendre ses esprits:
-
Il faut la tuer pour l'empêcher de souffrir et aussi pour
l'empêcher de se sauver pendant que nous attrapons les autres,
nous ne pouvons pas les garder vivantes. Il faut ramener de quoi
faire un plat de cuisses de grenouille. Il nous en faut au moins six
par personne cela fait trente six avec Monique, si nous arrivons à
les attraper. Celui qui prend une grenouille doit tuer sa grenouille.
Il doit suffire de leur taper la tête contre une pierre.
Jeannot
n'est pas très content de devoir jouer les bourreaux.
-
Je ne me sens pas le courage, dit-il.
-
Tu es une vraie poule mouillée, dit Zézette. Je me
charge de la première, pour vous montrer que c'est possible
après chacun pour soi et celui qui ne veut pas les achever n'a
qu'à ne pas pêcher. On tue bien les poissons que l'on
mange et les vaches aussi, cela ne vous empêche pas de manger
de la viande.
Joignant
le geste à la parole, en deux fois rien de temps elle saisit
la bestiole par les jambes et fait claquer sa tête contre un
tronc d'arbre. C'est radical, elle gît aussitôt inanimée.
-
Passe-moi ta canne, dit-elle à Jeannot, je l'ai bien méritée
et elle se remet à pêcher.
Surmontant
nos états d'âme, nous équipons les autres lignes
et l'accompagnons. Nous en prenons beaucoup, mais l'exécution
des pauvres victimes est pour nous un véritable supplice et
freine considérablement notre entrain. Nous sommes pressés
d'arrêter le massacre et profitant de ce que les prises se font
plus rares nous arrêtons dès que nous en avons pris
vingt-quatre.
Rentrés
à la maison nous montrons notre pêche à Monique
qui nous félicite moyennement estimant que nous n'avons pas
été assez persévérants.
-
On aura juste de quoi goûter, enfin ce sera toujours cela par
ces temps de disette. Venez, je vais vos montrer comment les préparer
et Zézette les fera cuire pour midi.
Le
pire nous attend. Monique sans trembler le moins du monde prend une
grenouille et entreprend de l'écorcher. Elle la coupe en deux
à la taille et la déculotte littéralement pour
lui enlever la peau comme l'on ferait d'un gant que l'on retourne.
L'aspect morphologique presque humain de ces grenouilles, le sang qui
gicle partout et leurs gueules largement ouvertes nous mettent mal à
l'aise.
Zézette
avec son efficacité coutumière entreprend rapidement de
mettre de l'ordre dans tout cela en apportant un seau pour mettre les
déchets et en organisant un véritable atelier. L'un de
nous coupe les grenouilles en deux le second nettoie à grande
eau le bas de l'animal et ôte les viscères qui peuvent
rester attachées, elle-même les déculotte
prestement tandis qu'un quatrième roule dans la farine les
cuisses ainsi préparées que Monique met aussitôt
à frire à la poêle.
Ainsi
disparaît l'aspect sinistre de nos actions pour faire place
avec l'inconscience de notre jeunesse à l'impatience de goûter
à ce petit festin.
Avec
une bonne sauce c'est délicieux mais un peu maigre, aussi
malgré notre répugnance, fortement encouragés
par Monique nous décidons d'y retourner le lendemain et de ne
rentrer qu'avec une quantité suffisante pour satisfaire nos
appétits. Monique nous a dit pour nous encourager que nous
n'aurons que cela à manger. Aussi nous prenons nos précautions
nos lignes sont équipées et vérifiées à
l'avance ? Nous nous sommes munis aussi d'un tissu rouge du plus bel
effet qui se révèle effectivement très efficace.
Nous prenons également de très longues lignes pour
pouvoir aborder les grenouilles de suffisamment loin sans les
effrayer.
Nous
avons de très bons résultats, mais les étangs
ont leurs limites ou bien les grenouilles commencent-elles à
se méfier car nous constatons qu'après environ une
heure de pêche sur un plan d'eau nous ne prenons plus rien.
Nous avons donc fait successivement le siège de chacun des
étangs que nous connaissons dans le coin pour arriver à
ramener une soixantaine de bestioles de bonne taille.
La
préparation est faite rapidement et nous constatons à
quel point on arrive à s'habituer à tout car nos
dégoûts de la veille ne nous effleurent plus guère.
Le
repas est excellent, même il s'en faut de beaucoup que nous
frisions l'indigestion et nous n'en avons plus eu envie avant au
moins une semaine de recommencer notre expédition.
La
fois suivante nous avons beaucoup de peine à en attraper une
trentaine, bien que nous ayons acquis un bon coup de main. Les
ponctions que nous avons faites sur les étangs sont
importantes et peut-être les grenouilles commencent-elles à
se méfier de nous, il faudrait en trouver d'autres, mais nous
n'en avons pas aperçu d'autre à plus de dix kilomètres
sinon près de fermes ou des chiens montent une garde féroce.
Pour rien au monde nous n'oserions nous y aventurer. Petit à
petit nous abandonnons ce type de pêche qui n'est plus rentable
et ce n'est que plus de vingt ans après que j'aurais de
nouveau l'occasion de pécher la grenouille.
Les
Truites
La
pêche à la main.
Au
bout d'un certain temps, les expériences de pêche aux
lançons ou aux blancs et encore plus la pêche à
la grenouille perdent de leur intérêt pour notre petite
équipe. Nous avons acquis une grande dextérité
et les vertus de patience nécessaires aux vrais pécheurs.
Nous voulons nous attaquer à de plus gros gibiers tels que les
brochets, les truites ou les grosses carpes que décrivent les
brochures de pêche existantes dans la maison qui bien que
vielles de près de quarante ans nous mettent l'eau à la
bouche. Les parties de pêches qui y sont racontées sont
de véritables combats menés contre des poissons nobles,
malins, même retors. On doit être fier de réussir
à les prendre.
Les
gamins du village à qui nous en parlons nous disaient que
c'est quasiment impossible, qu'il n'y a que les braconniers qui
réussissent à en prendre et que ceux ci ne sont pas des
gens commodes et qu'ils ont horreur de voir d'autres personnes qu'eux
tourner autour de leurs poissons. Il vaut mieux ne pas s'y frotter.
Ce n'est pas très encourageant, mais rend la pêche de
ces poissons extraordinaires encore plus désirable.
Et
puis nous en voyons passant rapidement alors que nous péchons
ou bondir avec fracas à la surface des étangs.
Nous
demandons aux gamins s'ils connaissent des braconniers. Ils répondent
négativement, ils ne pensent pas qu'il y en a dans le village,
mais que ceux qui ravitaillent les hôtels de la route nationale
doivent habiter dans les hameaux voisins.
Au
bout d'une semaine, ne sachant que faire, nous en parlons à
Monique, qui se met à sourire en nous entendant.
-
Je peux peut-être faire quelque chose pour vous, nous dit-elle.
N'en parlez à personne et surtout pas aux gamins du village,
leurs parents sont de vraies concierges. Quand j'étais jeune
j'ai braconné avec un petit groupe situé pas loin d'ici
!
Cela
fait très longtemps, mais cela m'étonnerait que les
traditions soient perdues dans ces familles, ce sont des gens sur qui
d'ailleurs nous pouvons compter en cas d'ennuis, j'irai les voir et
leur demanderai d'emmener avec eux les trois grands dans des
expéditions peu dangereuses. Certaines ne sont pas bien
risquées.
Nous
sommes ravis, même les plus petits qui se réjouissent de
voir leurs frères et soeur accomplir des exploits. Aussi
faisons-nous tous le siège de Monique pour qu'elle aille voir
ces gens si mystérieux. Nous jurons tous de garder le secret
le plus absolu, comme nous le faisons journellement en ce qui nous
concerne, on peut nous faire confiance.
Aussi,
un lundi, Monique part-elle au petit matin sans nous expliquer ou
elle va en nous demandant d'être sages. Elle ne rentre qu'à
la nuit tombante. Elle-même est tout excitée de renouer
ainsi avec ses souvenirs de jeunesse.
Elle
revient le soir enchantée de sa journée. Après
bien des réticences les enfants de ses anciens amis ont
accepté de venir à une partie de campagne au bord de la
rivière de saint Junien, qui est la meilleure rivière à
truites de la région. Comme il fait très chaud on se
baignera et tant mieux si l'on rencontre quelques truites ! En
réalité, ne viendront avec nous que des personnes
connaissant la façon d'attraper les truites mais ne pratiquant
pas le braconnage habituellement. Les vrais braconniers sont trop
prudents pour se faire connaître. Ils forment une espèce
de clan connu uniquement des aubergistes qu'ils tiennent en les
terrorisant et en leur promettant les pires représailles au
cas où ils ne sauraient pas tenir leurs langues. On manque
tellement de tout à cette époque que les auberges sont
obligées de faire appel à eux malgré le danger
qu'ils représentent, car certains sont de véritables
bandits dont la morale est bien étrange.
Nous
nous retrouvons donc tous 3 jours plus tard au bord de l'eau dans une
anse de la rivière, à cet endroit elle s'élargit
et coule plus calmement et le lit est couvert de sable blanc à
une profondeur voisine d'un mètre qui en fait un lieu de
baignade délicieux. Les berges sont dégagées et
bordent des pâtures à l'herbe tendre et verte ce qui est
rare dans cette région plutôt aride. Même Monique
a pris un maillot de bain, qui date d'environ cinquante ans avec des
volants et un véritable caleçon aux jambes longues.
Nous pouvons constater qu'elle est encore vigoureuse pour son âge.
Ce n'est pas son désir de se baigner qui l'a fait le revêtir
mais son désir de participer à la pêche avec les
enfants, elle pense pouvoir retrouver facilement les gestes qu'elle a
si souvent utilisés naguère. Ses amis sont bien plus
jeunes, il s'agissait en fait de deux jeunes hommes d'environ 30 ans
et qui travaillent à la ville, mais qui sont en congés
payés. Ils savent pêcher la truite mais ne le font que
rarement. Nous nous apercevons d'ailleurs rapidement qu'ils ne sont
pas très surs d'eux et qu'ils tâtonnent.
Le
premier effort consiste à se mettre à l'eau. Elle est
véritablement glacée et vous raidit les muscles
rapidement, pendant longtemps nous avons cru que nous n'y arriverons
pas à nous y habituer et il faut l'exemple des deux hommes et
surtout de Monique pour que Zézette, Pierrot et Jeannot en
dernier aient suffisamment honte d'eux et finissent par les rejoindre
dans l'eau.
Il
faut dire que si les adultes ont de l'eau jusqu'au haut des cuisses,
nous, les enfants, en avons jusqu'à la taille.
-
Venez voir, comment faire nous dit Monique.
L'un
des hommes penché sur l'eau y a plongé les deux avants
bras et très lentement explore les creux existant sur les
berges à environ vingt centimètres sous l'eau à
la recherche des truites. Cela dure longtemps. Au bout d'un moment il
dit :
-
j'en ai repéré deux, éloignez-vous que j'essaie
de les attraper.
Il
reprend sa position auprès d'un trou et parait quasiment
immobile, pendant près de dix minutes et soudain il se
redresse en ayant dans la main gauche une truite qui se débat
vigoureusement, nous n'avons rien vu ni rien compris. L'homme est
très fier de lui.
-
Pour un citadin je n'ai pas tout à fait perdu la main, dit-il.
Mais
comment avez-vous fait, nous n'avons rien vu ?
Quand
je sais où elles sont après une première
exploration pas trop rapide pour ne pas les effrayer, je reviens à
l'endroit où j'en ai trouvé une et je déplace la
main excessivement doucement jusqu'à ce que je sois à
son contact ! Si l'on est suffisamment patient elles ne bougent pas
et petit à petit je déplace ma main de façon à
pouvoir la saisir ce n'est vraiment qu'à l'extrême
limite quand ma main l'entoure complètement que je la serre et
la sors de l'eau. Tant que l'on va tout doucement elles sont comme
engourdies, dès que l'on fait un mouvement brusque, elles
deviennent de vraies furies.
-
Ce n'est pas possible, dit Jeannot elles ne sont pas si bêtes,
il y a un truc.
Mais
non, dit Monique tu peux en prendre toi-même, mais c'est
beaucoup plus difficile que l'on croie de les approcher tout
doucement, au début, dès que l'on en touche une on a
tendance à réagir imperceptiblement et elles le sentent
et alors elles se sauvent.
Aussitôt,
excités, nous avons crié :
-
Essayons et nous nous sommes mis tous les trois à commencer à
explorer doucement les berges ; deux ou trois fois nous en avons
senti qui nous glissent entre nos doigts et repérons les
endroits pour y revenir ensuite.
Cependant
nos tentatives pour les approcher sont vaines à croire que les
truites savent que c'est nous, si nous approchons doucement les
truites s'éloignent doucement, si nous allons plus vite elles
disparaissent en un éclair
Monique
est plus heureuse, et méthodique elle en prend deux de petite
taille, tandis que les deux hommes vont plus loin dans la rivière
pour retrouver un calme plus propice. Quand ils reviennent pour
déjeuner ils en ont pris une douzaine ! Ils en laissent quatre
à Monique pour qu'ils puissent en avoir une chacun le soir au
repas et partent tôt dans l'après-midi.
Après
la sieste nous, les enfants, voulons refaire une tentative, nous
sommes beaucoup plus attentifs à faire le moins de gestes
possible, mais n'en découvrons pratiquement pas. Alors que
nous allons abandonner et ne prenions plus beaucoup de précautions
Zézette toujours tenace qui est partie sous des fourrés
un peu à l'écart en sort soudain une qu'elle tient
serrée entre ses deux mains et qui se débat
vigoureusement. Elle la lance sur l'herbe de peur qu'elle ne lui
échappe, elle est rayonnante de bonheur, elle a damé le
pion aux garçons, elle n'est pas prête à le
laisser oublier. Malgré leur léger dépit, les
deux garçons se précipitent sur elle et l'embrassent,
elle a sauvé l'honneur du clan. Monique plus pratique a
ramassé la truite dans l'herbe et l'a mise avec les autres
dans le panier.
Le
retour est joyeux. Nous avons envie de montrer à tous les gens
que nous croisons la pêche que nous avons réussie, mais
la prudence nous en empêche heureusement. A la maison nous
sommes très fiers de pouvoir le dire aux petits qui nous
regardent médusés, surtout Zézette, avec
beaucoup de considération. Ce qui les sidère le plus
est de savoir que leur bonne vielle Monique qui pour eux a rang de
grand-mère en a pris deux.
-
Qu'est-ce que vous croyez, je ne suis pas encore une relique, j'ai
encore de bonnes mains et je n'ai jamais craint l'eau froide, je me
suis mise à l'eau plus vite que vos frères et soeurs,
et pour l'instant il n'y a encore que Zézette qui en ait pris
une.
On
décide de les déguster le soir même pendant
qu'elles sont fraîches et de plus Monique n'a pas envie de
conserver des truites trop longtemps. On pourrait lui demander des
explications qui seraient difficiles à fournir sans mettre ses
amis en cause.
La
préparation est très soignée. Monique aurait
préféré faire les truites au bleu mais elles ne
sont plus vivantes et c'est impossible. Elle fait donc des truites
meunières. Zézette ne laisse à personne le soin
de les vider et de les préparer ne laissant que le nappage et
la cuisson à Monique, les garçons sont exclus de la
cuisine et Noémie sert de marmiton sachant se rendre utile
comme d'habitude.
Nous
nous régalons et nous promettons d'y retourner souvent,
cependant Monique nous interdit d'y aller sans elle car la rivière
est traître, il y a à certains endroits des trous
profonds et aussi des tas de bestioles du genre couleuvres, vipères
qu'il faut écarter prudemment avant afin d'être
tranquille. A cette époque nous y retournons cinq ou six fois
et ne somme jamais bredouilles. Zézette reste la championne en
prenant une et souvent plusieurs à chaque fois. Monique rendue
prudente par les rhumatismes que lui valurent sa première
pêche, ne s'y risquera plus qu'une fois et en prendra deux et
comme ses rhumatismes lui reviennent ne s'y risque plus ensuite
malgré l'envie qu'elle en a. Pierrot ne réussit jamais
à en prendre aucune pas plus que Pitou qui s'y est essayé.
Ils sont très vexés, sans doute ne sont-ils pas assez
patients et consciencieux pour ce genre d'activité. Jeannot
réussit finalement à en prendre quatre ou cinq après
un démarrage laborieux.
Nous
continuons à les manger le soir même, mais ne pouvons
jamais plus avoir chacun la nôtre et les dégustons en
apéritif ou en entrée.
La
pêche à la ligne.
Pierrot,
vexé de ses insuccès dans la pêche à
truite à la main, recherche un moyen de se racheter. En lisant
les vielles revues de pêche il s'initie succinctement aux
mystères de la pêche à la mouche, de la pêche
au lancer ou à la cuillère. Il lui manque évidemment
tout le matériel décrit dans ces brochures, d'abord
parce que les méthodes de pêche ont beaucoup évoluées
depuis lors et le matériel aussi et ensuite dans ce coin perdu
à quinze kilomètres du premier bourg digne de ce nom,
il n'est pas question de trouver un magasin de pêche sérieux.
Il en a surtout retenu que les habitudes des truites variaient
suivant les époques et même l'heure de la journée.
A certains moments elles se nourrissent de mouches volant au ras de
l'eau ou dérivant sur la surface. D'autres fois elles ne
dédaignent pas un asticot ou une boulette de pain. Comme il ne
manque pas de fil de pêche de plombs et d'hameçons
divers dont ils se sont fournis à la suite de leurs premiers
essais de pêche aux lançons, il monte une série
de quatre lignes et rassemble toutes les sortes d'appâts
possibles mouches, insectes, pain, vers de terre et emmène
tout cela quand ils partent en expédition à la rivière
à truites. Il observe leur manège pendant des heures,
lançant dans l'eau à leur passage quelques mouches,
vers ou insectes pour voir ce qui les intéressent et comment
elles attrapent leurs prises. C'est difficile à voir car après
avoir tourné nonchalamment autour de leur future proie, elles
sont si rapides à s'en saisir que l'on ne distingue
pratiquement rien. Jeannot et Zézette se moquent de lui en lui
disant qu'ils ne sont pas venus pour nourrir les truites mais pour en
attraper.
Finalement
il choisit la ligne qui lui semblait la plus favorable et dispose de
son mieux le leurre sur l'hameçon et avec mille précautions
présentait cet appât aux poissons. Il a alors une
patience infinie qui pourtant n'est pas dans son caractère et
ne laisse rien au hasard. Il est envahi d'une joie immense la
première fois où les truites se jettent sur son
hameçon. Ces touches et beaucoup d'autres ensuite ne donnent
rien, sans doute ces bêtes malignes se méfient-elles de
quelque chose et elles ne mordent pas franchement. Enfin ces premiers
signes l'encouragent suffisamment pour qu'il persévère
bien qu'il ne prenne rien les deux premières fois. Il remarque
que les truites ne se manifestent vraiment que pendant un laps de
temps très court et qu'en dehors de cela il n'a aucune touche.
Il concentre ses efforts afin d'être capable d'en profiter et
pour cela il utilise deux lignes simultanément. Sa première
prise intervient alors qu'il n'y pense plus du tout. Occupé à
guider la dérive d'une mouche dans une boucle de la rivière
il avait abandonné à la dérive sa seconde ligne
montée simplement avec un peu de mie de pain. Son attention
est attirée par le saut d'une truite qui s'est ferrée
seule à cette ligne. Il n'a plus qu'à la ramener
tranquillement. Il est triomphant et également tout abasourdi,
il a beau s'être donné énormément de mal,
dans le fond de lui-même, il ne s'était jamais imaginé
réussir. La considération des autres envers lui
s'accroît aussitôt notablement. Zézette surtout
est très contente, elle aime beaucoup son frère si
distrait et si imprévu qu'il soit et se désole de le
voir jusque là revenir toujours bredouille. Pierrot néanmoins
ne fait pas de pêches miraculeuses. La fois suivante il en
prend une seconde un peu par hasard aussi.
Maintenant
qu'il a réussi à en prendre, les truites ne
l'intéressent plus beaucoup. Il trouve le travail à
accomplir fastidieux pour un maigre résultat. Il est en fait
attiré uniquement par ce qui est nouveau et a horreur de la
routine et pêcher la truite n'est plus une nouveauté.
Aussi,
les autres fois il ne se donne plus grand mal équipant
rapidement ses lignes qu'il règle plutôt pour prendre du
poisson tout venant et ramène sans beaucoup d'effort quelques
lançons et quelques gardons qui complètent agréablement
les prise des deux aînés. Ceux ci qui ne prend presque
plus de truites à la main car ils ont épuisé le
secteur, essaient sans succès d'en prendre à la ligne.
Pour avoir de meilleurs résultats il leur aurait fallu comme
la première fois connaître d'autres bons endroits et
aussi comment améliorer leur technique car ils en laissent
filer beaucoup.
La
pêche à l'épervier.
Une
dizaine d'années plus tard Pierrot aura le plaisir de renouer
avec les joies de la pêche à la truite, en vacances dans
le Massif Central, près d'une ferme située en bordure
de la Maronne, à la hauteur de la retenue d'eau du barrage
d'Enchanet il sera invité à des parties de pêche
à la truite mémorables. Tous les moyens sont utilisés
: la pêche à la main bien sur, mais aussi la pêche
au filet et la pêche à l'épervier. Ces paysans
cultivent la terre sans doute mais sans grande conviction et sans
grands résultats et, en fait, tirent le plus clair de leurs
revenus de deux sources peu banales :
-
D'une part, des incendies que provoquent dans leurs récoltes
les escarbilles projetées par le chemin de fer poussif qui
borde leurs champs. Cela leur évite souvent de faire la
moisson et la SNCF paye bien, et ils disposent leurs cultures avec
une certaine malignité le long de la voie au plus près
pour que cela ne manque pas de se produire.
-
D'autre part, du braconnage à la fois dans le lac dans la
rivière et dans les bois. Ils ne sortent qu'avec un fusil à
portée de la main et dans le pays peu de gens osent
s'aventurer dans ce qu'ils considèrent comme leur domaine sans
qu'ils en soient informés et qu'il y consentent.
Le
fermier a d'ailleurs tué un gendarme qui tournait d'un peu
trop près autour de sa femme qui est fort belle, Il sera
relâché avec une peine minime et le sursis pour le
reste. Ce qui ne l'empêchera pas de marier par la suite sa
fille aînée avec un autre gendarme qui n'osera pas
intervenir dans leurs actions de braconnage dont évidemment il
n'ignore rien.
Comme
Pierrot est invité chez les propriétaires du domaine
avec lesquels le fermier entretient les meilleures relations et qu'il
invite ainsi que ses enfants assez régulièrement dans
des expéditions de braconnage bénignes, il sera convié
à une partie de pêche peu banale.
Ce
sera une véritable démonstration. On débute par
la pêche à la main. Le fermier et ses fils rentrent dans
l'eau de la Maronne un peu au-dessus du point où elle converge
avec la retenue d'eau. L'eau est extrêmement claire et peu
profonde. Revêtus de pantalons de toile et pieds nus, ils
progressent méthodiquement, remontant les deux berges de la
rivière. Ils ont chacun une petite boite longue qu'ils portent
en bandoulière. Il ne se passe pas deux minutes que l'un d'eux
ne sorte une truite de belle taille. Ils relâchent toutes
celles qui n'ont pas plus de trente centimètres, mais il y en
avait peu. Les truites doivent trouver de la nourriture en abondance
dans le lac de retenue et atteignent presque toutes de bonnes
dimensions, peu courantes dans les rivières ordinaires. Ils ne
pèchent pas trop longtemps car ils ont battu une bonne
longueur de berge et il ne faut pas en prendre plus que le demande
leur clientèle, cela ferait tomber les cours et ils les
surveillent attentivement.
Ensuite
ils nous emmènent plus haut dans des endroits ou la rivière
est plus profonde au-dessous d'une petite chute d'eau.
-
Ici, il nous arrive de pêcher les truites à l'épervier.
Il faut appâter et venir à certaines époques et à
certaines heures. Je vais vous faire une démonstration à
la maison.
L'épervier
est un filet de forme circulaire dont les extrémités
diamétrales sont lestées de plombs sur toute la
périphérie et qui est prolongé au centre par une
assez grande longueur de cordage par lequel on le retient quand on le
lance.
Le
lancer de l'épervier est tout un art. Il faut d'abord le plier
aussi soigneusement qu'on le ferait d'un parachute, ensuite bien le
disposer sur son avant bras gauche en saisir des parties appropriées
dans chacune des mains, provoquer une espèce de balancement
des plombs comme celui d'un ostensoir et au moment exact voulu le
jeter avec une espèce de fouetté des deux mains. Quand
tout est bien fait, avec un tempo exact, le filet part dans la
direction voulue tout en se déployant complètement
formant un cercle parfait au moment ou il atteint l'eau. Le poisson
situé en dessous est surpris par son déploiement et n'a
pas le temps de s'échapper avant que les plombs ne touchent le
fond. En tirant sur la corde reliée au centre doucement sans
saccades on le fait se refermer en raclant le fond et on emprisonne
le poisson que l'on n'a plus qu'à remonter en tirant
complètement sur le cordage.
Le
maniement requiert une adresse extrême rien que pour arriver à
le déployer et à le lancer deux ou trois mètres
devant soi à partir de la terre ferme à peu près
au même niveau.
Le
fermier a porté le maniement de l'épervier au niveau
d'un art. Il en a toute une gamme : des petits d'environ un mètre
cinquante de diamètre et des très grands de plus de
cinq mètres de diamètre. Avec les grands, qui servent
surtout dans le lac il s'exerce dans une pâture pour conserver
la main. Il utilise ses jeunes enfants comme cibles, il les retient
près de lui et, à un signal convenu, ils s'enfuient à
toutes jambes alors qu'il lance l'épervier sur eux, il les
fait prisonniers à tout coup. C'est d'ailleurs relativement
dangereux car sur ces grands modèles les plombs qui garnissent
le pourtour sont relativement lourds et les blesseraient gravement
s'ils les touchaient.
Il
utilise les plus petits dans la rivière avec une précision
diabolique arrivant à recouvrir très exactement la
forme du trou d'eau qu'il vise en le faisant se déployer plus
ou moins suivant l'espace disponible. Il ramène ainsi
quantités de truites dans des endroits que l'on ne peut pas
atteindre à pied, comme celui qu'il nous a montré.
Mais
la véritable utilisation qu'il en fait et que Pierrot ne verra
pas, c'est la nuit à la lueur de lampes torches puissantes qui
attiraient toutes sortes de poissons. Il fait ainsi de véritables
pêches miraculeuses.
Durant
la fin de ces vacances là, alors qu'il a quitté cette
région pour une autre située plus au Nord où
d'autres personnes l'hébergeaient, Pierrot n'aura de cesse de
se fournir un épervier de taille moyenne à la ville
voisine et de commencer à s'exercer sur la pelouse devant la
maison. C'est difficile mais pas impossible quand même, avec
quelques conseils, il réussira petit à petit à
le faire se déployer. Quand le geste est bien fait il y a
d'abord une espèce de sifflement analogue à ce lui d'un
fouet suivi par un claquement sourd, au moment ou tous les plombs
arrivent à tendre le filet complètement, analogue à
celui d'un drap tenu par deux personnes aux extrémités
et qu'ils tendent brusquement en prenant de l'élan. Il ne sera
jamais capable de le lancer du bord d'une rivière au milieu
des arbres ni sur le lac à partir d'un bateau. Au mieux
pourra-t-il l'utiliser à partir de la berge d'un étang
voisin, au-dessus d'un endroit qu'il a appâté
auparavant. il prendra ainsi une quantité de carpillons ou de
carassins qu'il sera obligé de remettre à l'eau ne
sachant qu'en faire. la fin de ses vacances arrivera trop vite pour
qu'il puisse progresser dans cet art.
Mais
revenons à notre récit.
Comment
faire?
Il
est tout à fait déraisonnable d'espérer nous
retrouver tous ensemble à Vichy. Cependant c'est ce qui
arrive car les événements viennent à notre aide.
Le gouvernement de Vichy saisit la moindre occasion de montrer le
Maréchal entouré de jeunes et cherchait également
à prouver que la science française se portait bien. Il
exploite le moindre résultat ou la moindre publication
scientifique et les scientifiques sont reçus fréquemment
dans l'entourage du Maréchal principalement à
l'occasion de cérémonies qui permettaient de montrer
leur attachement au chef de l'état. La fête du travail
de 1941 est l'occasion que nous recherchions. On a battu le rappel
dans les écoles pour rassembler les meilleurs élèves
et de même dans les laboratoires pour faire venir les savants
aux cérémonies. Nous faisons des pieds et des mains
auprès de l'instituteur et par l'entremise du curé
auprès du maire pour aller aux fêtes du premier mai à
Vichy et réussissons sans trop de mal car l'instituteur craint
que les enfants du village qui font la plupart du temps l'école
buissonnière ne soient guère représentatifs,
tandis que nous, les petits Ledoux sommes des modèles à
ses yeux.
Aussi
toute la famille, Noémie comprise, est-elle retenue finalement
pour le voyage, chaperonnée par l'instituteur et par Monique.
Nous devions coucher sur place dans un collège de la ville
pour pouvoir être présents au rassemblement du matin de
bonne heure.
Mais
comment repérer et approcher nos parents. Nous avons depuis
quelques semaines déclaré notre admiration pour les
savants et notre envie d'en voir de près à l'occasion
de la fête du travail et Noémie qui n'est au courant de
rien renchérissait plus que nous autres. L'instituteur nous
promet d'essayer de tout faire pour nous permettre de les approcher
et peut-être de leur parler. Notre coeur bat à la pensée
que ce soit possible.
Dans
les semaines qui précédent le voyage à la
capitale auvergnate, nous sommes sages comme des images et serviables
comme jamais, à tel point que Monique se demande si nous ne
couvons pas une maladie et s'attend à une catastrophe.
Mais
nous ne savions vraiment pas comment faire pour arriver à nos
fins et nous n'avons qu'une confiance limitée dans les
capacités de l'instituteur d'arriver à un résultat.
En désespoir de cause ne trouvant rien de mieux à
faire, nous décidions de participer au concours du meilleur
texte de récitation. Le meilleur devait être récité
ce jour là devant le Maréchal. C'est très
aléatoire mais si l'un de nous est retenu Il aura un poste
idéal pour se montrer aux yeux de tous les officiels et donc
de nos parents. Ils nous repéreront sûrement.
La
cérémonie se tient deux mois après le moment où
nous décidons de concourir, nous avons un mois avant la date
de remise des oeuvres. L'instituteur pense que c'est une excellente
idée, Jeannot est très fort en français ainsi
que la toute petite Noémie qui nous propose de faire le texte
en vers. Pour le montrer, sans préparation, elle se met à
nous débiter toute une série de vers aussi jolis les
uns que les autres du meilleur effet.
-
Mais ce n'est pas cela ce qu'il faut dire lui dit Jean, il faut
parler du Maréchal, de la France et des savants.
-
Alors, écrivez-moi sur une feuille ce que vous voulez dire et
je vous le transformerai en vers, c'est facile.
Nous
la regardons incrédules.
-
Mais oui, je vous assure, vous n'avez qu'à essayer, vous
verrez que je peux le faire sans difficulté.
-
On peut toujours essayer dit Pierrot, nous n'avons rien à
perdre et si nous présentons quelque chose en vers on aura
bien plus de chances d'être remarqué pour peu que ce ne
soit pas idiot.
Nous
nous mettons au travail, nous avons mis au point une organisation
très efficace. Jeannot dicte à Nénette qui a une
belle écriture. Pierrot fait la critique et suggère les
modifications ou les nouvelles idées qui lui viennent à
l'esprit. En ajoutant le style naturellement bon du premier et
l'imagination du second, nous avons troussé rapidement un
compliment au Maréchal, à la France et à ses
savants qui est suffisamment dithyrambique pour satisfaire les
autorités, pas trop flagorneur pour qu'il ne soit pas suspect
et plein d'idées imprévues pour renouveler le genre
trop courant à l'époque.
Il
y en a quatre grandes pages, c'est suffisamment long, nous le passons
à Noémie persuadés qu'elle n'arrivera jamais à
en faire un poème. Elle se met au travail calmement sans se
presser ni s'affoler et de sa jolie écriture régulière
écrit au furet à mesure ce que lui dicte son
inspiration à la lecture de notre texte. De temps en temps
elle demande des explications sur des phrases qu'elle ne comprend
pas, puis reprend son travail, c'est fascinant. Elle fait tout d'un
seul jet et en moins d'une heure et demie elle a fini. Son texte est
un peu moins long que le nôtre ce qui n'est pas plus mal. Elle
se lève et se met à lire en prenant les intonations,
c'est formidable. Nous avons nos chances.
Le
lendemain matin nous courons chez l'instituteur pour lui montrer
notre oeuvre collective. Il n'en revient pas, il suggère
quelques corrections de détails car certains mots sont
impropres et un pied manque ici ou là, mais il n'y a pas grand
chose à reprendre. Je vais envoyer votre texte tout de suite
en disant que vous êtes volontaires pour le réciter.
-
Il faut dire que c'est une oeuvre collective et que nous voulons la
réciter ensemble, dit Pierrot.
-
C'est une bonne idée, cela leur expliquera comment vous êtes
parvenu à ce résultat. Ils pourront difficilement
croire que l'un de vous a pu faire cela seul, mais comprendront par
contre que, travaillant en équipe à cinq, vous avez
atteint ce résultat.
-
Nous pourrons encore beaucoup améliorer la qualité de
notre oeuvre en nous arrangeant que les premières lettres de
chaque vers forment, mises bout à bout une phrase qui en
résume le sens et qui soit plus spécialement destinée
à nos parents, dit Pierrot.
Ce
sera trop difficile, Noémie n'y arrivera pas, dit Nénette.
-
Mais si, donnez-moi la phrase et je recommence, cela m'amusera, dit
Noémie.
De
toute façon, dit l'instituteur vous avez encore beaucoup de
temps essayez de faire pour le mieux, si cela n'est pas bon, on a
toujours le texte actuel.
Aussi
les jours suivants les trois grands se remettent-ils au travail pour
trouver une phrase correspondant à cette nouvelle idée.
Nous
mettons finalement au point la phrase suivante remarquable par sa
simplicité:
"Si
nous avons tenu à vous faire ce compliment, par ce que nous
vous aimons comme des enfants aiment leurs parents, vous qui
représentez la France et la science, et nous vous admirons et
vous gardons dans nos mémoires".
Nous
donnons ce texte à Noémie, pour qu'elle essaye de
refaire son poème à partir de ces premières
lettres.
Peut-être
a-t-elle présumé de ses forces, car elle a le plus
grand mal à en mettre au point une quinzaine de lignes dans la
journée, c'est un exercice très difficile, nous les
grands sont un peu honteux de la laisser travailler seule, aussi nous
essayons de l'aider en faisant des morceaux qui lui servent après
de brouillons. Il nous faut bien huit jours pour en venir à
bout, la signification du texte primitif a du être largement
modifiée pour arriver au résultat recherché.
Nous
retournons chez l'instituteur pour avoir son avis. Il est emballé
par le résultat, plus léger et plus original que le
premier projet. Il demande à Nénette de le recopier de
sa meilleure écriture et prend sur lui de l'envoyer au comité
chargé de recevoir et de juger les projets en faisant une
petite lettre d'explication, pour que celui ci saisisse bien tout ce
que recèle cet ouvrage. Il n'y a plus qu'à attendre.
Nous sommes bien surs que personne n'a pu faire mieux que nous et
comptons fermement être retenus.
En
réalité si la qualité de notre travail nous fait
remarquer comme nous le pensons, le Jury est incrédule sur la
personnalité de son auteur et craint le coup fourré. Il
y a échange de coups de téléphones avec
l'instituteur et un beau jour nous voyons débarquer en voiture
deux beaux messieurs de l'éducation nationale dépêchés
pour nous rencontrer et évaluer nos capacités réelles.
Ils
nous demandent de faire tous les cinq ensemble un travail analogue
sur un autre sujet: "la moisson".
En
moins d'une heure, compte tenu de l'entraînement que nous avons
eu à réaliser notre compliment nous leur rendions un
petit poème très réussi, en travaillant sous
leur surveillance.
Ils
sont surpris à la fois par la connivence qui règne
entre nous et surtout par le don prodigieux à son age que
possède Noémie.
Quand
ils repartent nous savons que nous avons gagné et que nous
serons l'objet de tous leurs égards. C'est inespéré.
Huit
jours plus tard l'instituteur a la confirmation que nous sommes
retenus en groupe pour réciter notre oeuvre collective.
Monique est dans tous ses états, elle est du voyage pour nous
surveiller avec l'instituteur et doit veiller à ce que nous
soyons bien habillés. L'éducation nationale s'est
montrée généreuse en allouant une somme d'argent
et des tickets textiles pour que nous soyons présentables.
C'est une autre aubaine.
Les
filles sont complètement habillées par elles-mêmes
une fois que le tissu des robes et la laine pour tricoter sont
achetés. Elles sont ravissantes.
Pour
nous les garçons c'est l'occasion de nous rhabiller de pied en
cap, nous en avons pour plusieurs années à condition de
ne pas grandir trop vite.
Effectivement
nous grandissons en age et en taille. C'est fou ce que l'année
passée à la campagne a pu nous transformer, et nos
habits deviennent trop petits pour nous, surtout pour Jeannot qui n'a
pas la ressource comme les deux autres garçons de mettre ceux
de leurs aînés.
Les
deux plus jeunes apprécient d'avoir eux aussi des habits
neufs, qui normalement sont réservés à Jeannot
les rares fois où c'est possible et qui leur cède les
siens devenus trop petits.
Pierrot
surtout, souffre de cette situation, car, comme il est presque aussi
grand que Jeannot quand celui ci lui cède ses habits non
seulement ils sont usagés mais aussi déjà trop
petits également pour lui et il se promène toujours
avec des manches lui venant à mi avant bras qui lui donnent
une véritable allure de "Pierrot".
Monique
préside à l'opération et nous passe en revus
ainsi habillés de pied en cap. Nous sommes splendides et
formons un groupe agréable à voir. Nous avons fait une
répétition en tenue en récitant le texte. Nous
mettons bien les intonations et les voix des petits que l'on entend
bien ressortaient de l'ensemble comme il faut. Noémie sourit
naturellement comme si elle n'avait fait que cela toute sa vie.
Pitou, à coté d'elle, contraste par son air calme et
satisfait, presque ecclésiastique, nous les plus grands
essayons d'avoir l'air naturel sans vraiment y parvenir.
Il
reste un grand mois avant la cérémonie, nous ne tenons
plus en place, aussi pour nous occuper Monique obtient du fermier que
nous puissions l'aider à traire ses vaches. Cela nous faisait
envie et peur à la fois depuis longtemps.
CHAPITRE
6
Les
vaches.
Le
monde des vaches est un monde à part à la ferme, il ne
comprend pas seulement les vaches, mais aussi les boeufs, deux
magnifiques paires de gigantesques boeufs blancs qui assurent les
gros travaux de la terre : Les labours les charrois et le fauchage
des récoltes. Les terres sont pleines de cailloux et
parcourues de fossés de drainage et sont sans doute trop
pénibles pour des chevaux plus rapides et plus nerveux mais
moins résistants à l'effort prolongé. Au début,
ils nous semblent désespérément lents, nous
avons l'impression que les charrettes n'arriveront jamais à
destination ou les charrues jamais au bout des sillons.
A
les côtoyer nous apprenons la patience, leur lenteur est
d'ailleurs trompeuse, quand la charge est légère ils
savent prendre le trot s'ils en ont envie et il est encore plus
difficile de les freiner que de les faire avancer plus vite s'ils ne
le veulent pas. Ils régulent automatiquement leur allure à
l'effort qu'ils ont à fournir. Pour les gros efforts ils
travaillent quasiment au ralenti au contraire des chevaux qui
cherchent à raccourcir les gros efforts en donnant de violents
coups de collier.
Ce
qui est aussi surprenant est la taille et le poids du joug qui unit
chaque paire et qui est relié à la charge. Quand le
fermier le met en place sur leur cou derrière leurs cornes ils
semblent avoir de la peine à en supporter la masse, ils
penchent la tète jusqu'au sol, et puis petit à petit
relèvent la tête et le supportent la journée
entière.
L'aiguillon
avec lequel le fermier les guide soit en marchant devant eux et en le
laissant reposer sur le joug, soit en leur piquant l'encolure ou
l'arrière train surprend aussi beaucoup; La pointe qui le
termine est longue de plus d'un centimètre et très
pointue. Néanmoins ils ne semblent pas trop en souffrir et la
façon dont ils suivent le fermier quand il le pose le joug
pourrait faire croire qu'ils sont reliés à lui
matériellement . De cette façon il leur fait effectuer
les manoeuvres les plus serrées et les plus difficiles. La
voix même si elle est utilisée n'est qu'un
accompagnement peu utilisé pour les diriger.
Nous
sommes de temps en temps autorisés à raccompagner les
boeufs à l'étable en fin de journée en leur
posant l'aiguillon sur le joug et ils nous suivent docilement pauvres
petits bonshommes que nous sommes. Nous ne sommes pas peu fiers,
suivis de ces espèces de monstres qui pèsent chacun pas
très loin d'une tonne, mais bien inquiets aussi à
entendre dans notre dos leur souffle puissant tout proche.
A
coté d'eux les vaches nous paraissent presque à notre
taille et nous n'hésitions pas à les côtoyer et à
les mener à la baguette pour les faire rentrer à
l'étable pour la traite.
Car
ce que nous voulons surtout arriver à faire est de les traire
nous même. C'est très difficile, nous avons des mains
très petites qui arrivent à peine à faire le
tour des pis. Il y a un tour de main à prendre, le premier
réflexe est de serrer d'un seul coup le pis ce qui ne sert à
rien sinon à énerver la vache qui se venge
sournoisement en balançant de rapides coups de queue bien
ajustés en pleine figure. Nous avons toujours la hantise d'en
recevoir un à tout moment. Il faut à la fois de la
douceur, de l'adresse pour emprisonner d'abord la quantité de
lait dans le pis avec le pouce et l'index sans serrer trop fort et
ensuite serrer progressivement le reste de la main pour chasser cette
quantité vers l'extérieur. Avec obstination nous
essayons d'y réussir et attrapons à cet exercice de
violentes crampes dans les mains car bien sur il faut essayer de
traire des deux mains à la fois sous peine de doubler le temps
de traite. Petit à petit nous progressons parvenant au bout de
quinze jour à traire une vache presque complètement.
Nous ne sommes pas capables de la finir ce qui réclame de la
force, mais à nous trois nous aidons quand même
efficacement la fermière et ses enfants dans cet exercice
répétitif et fastidieux, ils n'ont pas, bien sur, de
trayeuse électrique.
Ce
qui nous récompense plus que tout, c'est la liberté qui
nous est laissé de boire directement le lait que nous trayons
du pis de la vache. Bu ainsi le lait est délicieux, à
température idéale mousseux et apparemment très
sucré sans que nous en comprenions la raison et nous nous
régalons chaque jour avec une bonne rasade. Les enfants du
fermier habitués depuis longtemps à la traite et
trayant plusieurs vaches chacun ont abandonné ces plaisirs qui
n'ont plus l'attrait de la nouveauté, d'ailleurs ils sont un
peu dégoûtés du lait.
Mais
qui dit vaches à lait, dit petit veau. Nous sommes tellement
naïfs à cette époque que nous ne faisions au début aucune relation
entre le fait que les vaches ont du lait et les
petits veaux, et bien sur n'avons aucune idée de la manière
dont naissent les petits veaux et de ce qui précède
leur naissance, nous ne pensions pas que les veaux en plus de leur
mère la vache avaient un père. Et pourtant le taureau
de la ferme tient une énorme place dans nos imaginations tant
il a la réputation d'être méchant et tant il nous
impressionne quand il laboure la terre de ses sabots avant pour
exprimer son humeur et pousse des beuglements sauvages qui nous
glacent le sang.
Nous
faisons rapidement notre éducation.
Celle
ci commence à rebrousse poil. Un jour que les trois aînés,
nous nous trouvons à la ferme, les filles du fermier nous
invitent à assister à la saillie d'une vache.
-
Qu'est-ce que c'est, la saillie, demande Nénette ?
-
C'est quand on marie le taureau et une vache pour qu'elle puisse
avoir un petit veau et donner du lait. Si on ne le fait pas elles
n'ont plus de lait, c'est indispensable.
-
Mais le petit veau va boire tout le lait.
-
Oh non! On ne lui en donne qu'une petite partie et si c'est un mâle
on le vend pour la boucherie et on garde tout le lait pendant près
d'une année.
-
Je comprends dit Nénette, c'est un peu comme avec les poules
les poussins et les oeufs.
-
Non, les vaches n'ont pas d'oeufs quand le petit veau sort du ventre
de la vache il est déjà tout vivant.
-
J'aimerai voir cela, dit Nénette.
-
Tu aurais peut-être peur, il y a beaucoup de sang et la vache a
très mal, mais si tu veux je t'appellerai quand une vache sera
prête à avoir son petit veau.
Le
taureau.
-
Et que fait le taureau dans tout cela.
-
C'est lui le père du veau, il dépose pendant la saillie
une graine à l'intérieur du ventre de la vache à
partir de la quelle le petit veau se développe en onze mois.
-
Et il s'occupe du petit veau.
-
Pas du tout, quand il a déposé sa graine, il ne s'en
occupe plus, il pense à la prochaine vache que l'on va lui
présenter.
-
Venez voir.
Nous
n'avons guère envie de voir comment font le taureau et la
vache, mais nous ne voulons pas passer pour des poules mouillées
ou des ignorants aussi nous restons encouragés par Nénette
qui nous dit:
-
de toutes façons nous ne craignons rien, et ça doit
être intéressant à voir.
Installés
derrière un muret pas à plus de dix mètres des
deux bêtes qui s'accouplent nous assistons à tout.
Le
spectacle est sauvage, le taureau le cou tendu flaire la vache et
soudain de dresse et monte avec ses pattes de devant sur le train
arrière de celle ci, il cherche avec maladresse son chemin,
sans y parvenir et le fermier est contraint d'écarter la queue
de la vache et de l'aider de la main pour le guider, quand il a
réussi, le taureau se lance vers l'avant en de grands élans
auxquels la vache extrêmement passive a du mal à
résister.
C'est
bref, le taureau se calme rapidement et se retirant se remet sur ses
pieds sans plus s'occuper de la vache et se dirigeant vers l'étable
où l'attend de tradition une ration de fourrage
reconstituante.
Nous
avons assisté à tout cela sans rien dire et en sommes
assez choqués et par la suite quand nous apprenons que l'on va
conduire une vache au taureau nous préférons nous
esquiver, nous nous sentons des intrus.
Le
taureau ne reste d'ailleurs pas à l'étable
ordinairement, la plupart du temps, il est parqué dans un pré
situé tout contre la ferme que bien sur personne n'ose
traverser. Seul le fermier peut s'en approcher et il existe une
complicité certaine entre eux, le taureau aime lui lécher
les cheveux ce qui a sur lui un effet calmant surprenant. Cela permet
au fermier de le saisir par le licou attaché à l'anneau
passé entre ses narines et de pouvoir ensuite le manoeuvrer
sans trop de peine ni trop de dangers. Comme le pré est trop
petit pour suffire à sa nourriture souvent, on le met "au
piquet" à paître dans un champ de luzerne au bout
d'une longue chaîne solidaire d'un piquet enfoncé en
terre. Cela l'énerve et il se démène de temps à
autre comme un véritable fauve essayant de se libérer
de l'attache. Il faut vérifier de temps en temps la solidité
de celle ci. Sinon il finit par enlever le tout et se sauve au petit
trop entraînant la chaîne et le piquet qui rebondissent sur le sol
derrière lui, semant la panique partout et
parcourant facilement plusieurs kilomètres, attiré par
les vaches en chaleur du voisinage. Le fermier est alors la seule
personne capable de le ramener et tout le monde fait des voeux pour
que, lorsque cela arrive, il ne soit pas "dans les vignes"
comme cela lui arrive si souvent.
Le
fermier explique que le taureau en lui léchant les cheveux
recherche le goût de sel que leur donne la transpiration et
pour cette raison il ne les lave jamais pour ne pas dégoûter
le taureau.
Le
jour de la saillie, nous rentrons en silence n'osant pas parler de
tout ce qui nous passe par la tête. Nous nous posons des foules
de questions et imaginons les choses les plus incongrues. Toute notre
vision du monde est à refaire, nous l'avons tout de suite
compris, mais curieusement cela nous réconforte plutôt.
La nature vigoureuse que nous découvrons nous semble plus
naturelle que le monde aseptique où nous avons évolué
jusque là. Cela ne nous pose aucun problème d'ordre
fondamental ou religieux, mais nous sentons le besoin de pouvoir
parler de tout cela avec un adulte de confiance pour y mettre de
l'ordre, car nous sommes en pleine confusion.
D'ailleurs
en rentrant à la maison Nénette dit tout de suite à
Monique :
-
On a vu le taureau saillir une vache.
-
Qui vous a montré cela ?
-
Les petites Burgin.
-
Cela ne m'étonne pas, de toute façon vous l'auriez vu
un jour ou l'autre, mais ce n'est pas un spectacle pour les enfants
je n'aimerai pas que vos recommenciez.
Nous
sommes bien d'accord et n'avons d'ailleurs aucun envie de le faire.
Le
vêlage
-
Ce que je voudrais par contre, dit Nénette, c'est voir naître
un petit veau.
-
Tu as raison, mais cela réclame du courage, si tu t'en sens la
force.
-
Oh oui, les garçons viendront avec moi.
A
la vérité nous ne sommes pas très chauds, mais
acceptons un peu contraints de venir avec elle quand l'occasion se
présentera.
Cela
ne tarde pas. Il naissait des veaux principalement en automne mais il
y a également des naissances qui surviennent tout au long de
l'année et dans le courant de la semaine suivante il y en a
justement une qui survient dans la journée, nous pouvons y
assister.
Nous
avons déjà remarqué que les vaches prêtes
à vêler avaient un ventre très gonflé
qu'elles marchaient avec peine. La dilatation qui précède
la naissance est tout à fait visible et ne nous échappe
pas.
Quand
les filles Burgin appellent Nénette qui les a chargées
de la prévenir, les opérations sont déjà
bien avancées, la vache est toujours debout et les pattes
avant du petit veau sont déjà visibles. Le fermier y a
attaché des cordes et quand la vache fait un effort, pour
aider le veau à sortir, il tire en même temps
vigoureusement. La progression est très lente et il faut
beaucoup d'efforts avant que l'on aperçoive la tête. La
vache souffle et perd par l'orifice du sang ou des liquides
sanguinolents, nous ne sommes, mis à part Nénette pas
du tout à l'aise on se serait cru dans une sorte de boucherie
et on n'en voyait pas la fin. Exténuée la vache s'est
couchée sur le coté et le fermier redouble d'efforts.
Alors
que nous désespérons de voir les choses progresser la
tête finit de sortir et alors rapidement tout le petit veau
suit comme un pantin désarticulé et visqueux. Il est
tout recouvert d'une espèce de liquide poisseux que, dès
que le fermier l'a disposé devant la tête de sa mère,
celle-ci s'empresse à lécher vigoureusement. Moins de
dix minutes plus tard le petit veau a déjà retrouvé
ses esprits et une allure présentable et commence à
faire des efforts pour se mettre debout, surtout quand la vache
s'est remise sur pied. Après quatre ou cinq efforts maladroits
il y parvient, il est disproportionné avec ses grandes jambes
pataudes et tremblotantes mais sans se décourager il avance et
trouve sans beaucoup de difficulté le pis de sa mère
qu'il se met à téter. Il n'y a pas une demi-heure qu'il
est né.
Nénette
veut rester jusqu'à la fin et assiste à la délivrance
qui ressemble à une seconde naissance en moins pénible.
Le placenta est tout de suite emmené par le fermier et en peu
de temps les lieux retrouvent une atmosphère de paix et de
plénitude. Le petit veau se laisse caresser et ouvre de grands
yeux écarquillés et petit à petit s'enhardit et
s'éloigne pour un moment de sa mère qu'il court soudain
rejoindre comme s'il craignait de la perdre.
Nous
sommes rentrés de bonne humeur et fiers de nous, nous ne nous
considérons plus comme des petits, une page est tournée.
Enfin,
alors que nous désespérons que la date n'arrive jamais,
tellement nous sommes impatients, le jour du départ arrive.
C'est une véritable expédition en autocar en train avec
deux changements pour finir en carriole à cheval entre la gare
et le collège qui nous hébergé.
Nous
sommes partis en habits de tous les jours, pour ne pas nous salir et
portions de lourdes valises, contenant nos vêtements, nos
affaires de nuit et pas mal de provisions au cas où nous ne
trouverions pas de quoi manger sur place.
CHAPITRE
7
Le
voyage à Vichy
Les
provisions ne sont pas inutiles, car si l'organisation de cette
journée rassemblant des milliers de personnes est bien faite
en général, il en va différemment dans les
détails. Le collège qui nous héberge nous assure
le coucher mais pas la nourriture, il accepte bien à la
rigueur de nous joindre à ses élèves aux repas
de midi, mais pour le soir il n'y a rien et encore faut-il leur
remettre une quantité de tickets telle que nous risquons d'en
manquer par la suite. Les restaurants sont pris d'assaut et hors de
prix. Les commerçants eux mêmes profitent de la
situation et tout a augmenté dans des proportions incroyables.
Presque tout le monde fait comme nous et vit sur ce qu'il a apporté.
Il faisait beau et pas trop froid pour la saison et l'on peut manger
sur l'herbe même le soir. Il y a du monde sur le moindre carré
de pelouse en dehors de la zone interdite par la police, près
du centre. Il y a surtout des jeunes venus de la province comme nous.
Nous nous faisons beaucoup d'amis et échangeons nos adresses.
Nous ne disons à personne que nous devions réciter le
compliment officiel le lendemain par pudeur et aussi par prudence
pour ne pas trop attirer l'attention sur nous.
L'horaire
prévu de la cérémonie du premier mai est
inhumain, les groupes d'élèves doivent être à
leur place à huit heures du matin pour une répétition
complète de la cérémonie discours et fanfare en
moins, mais les applaudissements sont répétés,
ils doivent démarrer au signal d'un préposé
spécial et cesser quand il l'indique. Cela dure près de
deux heures alors que la véritable cérémonie est
prévue pour 11 heures. L'heure de battement permet à la
troupe, aux musiques et aux invités officiels de se mettre en
place. Nous trouvons cela inhumain et tout à fait inutile pour
nous. Monique obtient du responsable de l'éducation nationale
que nous soyons exemptés du rassemblement de préparation
et que nous arrivions avec les invités. En échange, il
nous impose une répétition au tableau noir à
neuf heures et demie qui n'est pas inutile et nous donne des
sauf-conduits pour que nous puissions rentrer dans l'enceinte
réservée aux personnalités.
L'instituteur
et Monique sont très fiers, nous mêmes espérons
mettre à profit le temps libre que nous avons à essayer
d'approcher de plus près nos parents si nous les apercevons.
Nous
avons une nuit d'insomnies et de cauchemars, Pierrot parle tout haut
criant :
-
attention, il ne faut pas qu'ils nous remarquent.
Au lever, nous avons de petites
mines, mis à part Noémie et Pitou que rien ne troublent
et qui ne pensent qu'à la joie de mettre leurs beaux habits.
Monique nous remis d'aplomb avec un bon petit déjeuner qu'elle
fait chauffer sur un réchaud à alcool dans le dortoir
où nous dormons et le moral remonte aussitôt.
Nous prenons chacun une bonne
douche et Monique fait l'inspection après la toilette,
examinant les oreilles et les ongles pour être sûre que
nous sommes bien lavés et nous enfilons nos beaux habits.
Nous
avons chacun une copie du texte écrite par Nénette sur
du beau papier, Noémie a une copie sur parchemin faite par le
ministère de l'éducation nationale et qu'elle doit
remettre aux officiels après la lecture. Nous en prenons le
plus grand soin ne les touchant qu'après avoir mis les gants
de coton blanc immaculés que nous a acheté Monique.
Il
fait très beau et bien que le collège fût loin du
centre ville nous y allons à pied ce qui nous détend et
trompe notre attente, il est neuf heures et demie précises
quand nous arrivons à l'entrée des tribunes des
invités. Devant nous les élèves des écoles,
qui n'ont pas encore fini leur répétition, manoeuvrent
comme à la parade sous les ordres d'un animateur situé
sur une estrade devant la tribune d'honneur qui dispose d'un micro et
dont la voix diffusée par les haut-parleurs résonne
dans toutes les directions.
Le
responsable de l'éducation nationale nous attend et nous dit :
vous irez avec moi sur l'estrade pour faire votre compliment pour que
tous l'entendent, je vous présenterai avant pour que l'on
sache qui vous êtes et ensuite vous me suivrez dans la tribune
officielle pour être présentés au Maréchal
et ses invités et photographiés par la presse. S'il
vous pose des questions répondez le plus brièvement
possible en ajoutant Monsieur le Maréchal, n'oubliez pas. Ce
n'est pas très difficile.
Quand
les répétitions sont finies il nous amène sur
l'estrade pour faire quelques essais de voix en nous faisant compter
jusqu'à dix. Il faut baisser le micro pour nous mais cela fait
nos voix passent très bien dans les hauts parleurs, nous ne
les reconnaissons pas tellement elles sont fortes mais c'est bien
nous que l'on entend. ce n'est pas la peine de forcer la voix, il
faut parler normalement.
Nous
sommes ensuite retournés à notre place, malheureusement
assez loin de la tribune officielle. De notre place nous avons du mal
à voir les gens qui peu à peu s'y rangent, il faut
monter sur les chaises pour cela et nous nous relayons pour cela.
Petit
à petit la troupe est arrivée ainsi que les musiques
militaires qui jouent en demi-sourdine des airs qui forment un fond
sonore agréable.
Vers
10 heures et demie la tribune officielle est complètement
garnie quand Nénette qui fait le gué à son tour
dit :
-
Les savants viennent d'arriver, ce qui nous met en effervescence.
Nous attendons avec impatience notre tour pour essayer de les
reconnaître.
La
distance est trop grande pour les distinguer vraiment, mais d'après
l'allure ce doit être eux.
Ils
sont situés de l'autre coté de nous mais tout près
des places d'honneur nous pourrons les voir de tout près si on
nous demande de saluer le Maréchal. De l'estrade nous ne
serons déjà assez près d'eux, ils pourront donc
nous voir et nous reconnaître.
Enfin
il y a une grande agitation dans la tribune. Un petit nombre de
personnes parmi lesquelles nous pouvons reconnaître Laval à
son allure caractéristique arrive et prend place.
A
onze heures justes la fanfare se met à jouer un air bref et
entraînant et le maréchal apparaît guidé
par son aide de camp. Il fait étonnamment jeune pour son âge
se tient très droit et a le teint très frais.
Il
y a une brève prise d'armes avec salut au drapeau et l'on nous
fait signe d'avancer sur l'estrade derrière notre guide;
Nous
sentons nos jambes se dérober sous nous mais pour rien au
monde nous n'aurions reculé, tant l'enjeu est important.
Il
règne un grand silence alors que nous avançons, les
gens nous regardent avec curiosité.
Notre
guide nous dispose rapidement puis se retournant vers la tribune
commence un petit discours pour nous présenter au Maréchal,
comme les gagnants d'un grand concours qui a mis en compétition
toutes les écoles primaires de France expliquant que nous
avons été retenus pour la qualité de notre
travail et son originalité qui est d'être l'oeuvre de
toute une famille de frères et soeurs.
Il
nous fait signe d'avancer, règle la hauteur du micro et nous
nous mettons à réciter. Nous avons tellement bien mis
au point notre texte que dès les premières paroles nos
craintes s'évanouissent et nous récitons de tout notre
coeur uniquement pour nos parents que nous regardons de temps en
temps droit dans les yeux.
Nous
les voyons distinctement, ils nous paraissent plus grands et plus
âgés que sur les photos et suivent intensément
notre récitation. Tout d'abord intrigués puis
interrogatifs leurs visages montrent, alors que nous finissons,
qu'ils nous ont reconnus tant ils sont rayonnants.
Nous
terminons sous les applaudissements en nous inclinant ensemble
profondément.
Comme
nous nous redressons nous voyons le Maréchal nous faire signe
de venir le rejoindre! Nous avons gagné.
Il
faut maintenant arriver à être présenté
aux savants qui sont là et pour cela le lui demander.
Nous
sommes donc conduits à la tribune officielle, le Maréchal
est enchanté, séduit tout d'abord par la beauté
et la jeunesse extrême de Noémie et par notre bonne
présentation à tous.
Cette
idée de faire cette adresse en vers est excellente qui d'entre
vous est le poète demande-t-il ?
Nous
y avons tous une part dit Jean, mais le vrai poète c'est
Noémie notre benjamine qui a un don surprenant pour son âge.
Il
nous interroge sur notre région et notre famille. Le fait que
nous soyons orphelins ne le touche pas beaucoup et il raccourcit
alors l'entretien en nous demandant de dire ce que nous aimerions
avoir comme récompense.
Pierrot
avec un naturel parfait répond que nous avons déjà
été récompensés en lui étant
présenté mais que nous rêvons aussi de pouvoir
rencontrer les grands savants qui sont présents aujourd'hui et
pour qui nous avons aussi beaucoup d'admiration.
-
Je suis heureux que vous vous intéressiez à la science
dit-il. Vous allez pouvoir leur parler et il fait signe à son
aide de camp. Les journalistes situés tout autour notent ou
enregistrent tout pour les actualités
-
J'aimerai que leur travail soit publié in extenso dans tous
les journaux.
Et
il ne s'intéresse plus à nous et pendant que la
cérémonie continue l'aide de camps nous emmène
ainsi que le responsable de l'éducation nationale pour voir
comment exaucer nos voeux.
Pendant
ce temps là, les enfants des écoles évoluent
portant des emblèmes montrant leur appartenance régionale
et le nom de l'établissement scolaire auquel ils participent.
Ils ont un ordre parfait et poussent une acclamation en passant
devant la tribune.
Ils
se placent ensuite dans un ordre différent laissant dégagée
une large place autour de l'estrade et se disposant tout autour.
Il
y a ensuite un long discours du ministre de l'éducation
nationale que relaye ensuite le ministre de la recherche pour
présenter les invités qui sont célébrés
ce jour, au fur et à mesure qu'ils sont cités ils se
dirigent vers le terre-plein ainsi dégagé à une
place que leur signale un huissier. Nos parents sont cités
parmi les premiers et se situent tout au début de la file
ainsi constituée.
Ils
sont là tous les quatre car nos mères participent aux
recherches de leurs époux d'une manière importante et
sont honorées avec eux. Ils tournent le dos à la
tribune faisant face à l'assistance qui est très
nombreuse et va au-delà des participants des écoles.
L'aide
de camps nous dit : vous me suivrez quand je vais aller chercher le
Maréchal vous resterez dix mètres derrière nous
et vous vous présenterez aux différents savants quand
le Maréchal aura fini de parler avec eux. Ne prenez pas trop
de retard et quand il aura fini suivez-nous aussitôt pour ne
pas troubler l'ordre de la cérémonie.
-
Venez leur dit-il.
Il
se dirige vers la tribune officielle et, Noémie en tête,
nous le suivions à une courte distance.
Le
Maréchal qui s'est assis pendant les discours se lève
et sous la conduite de son aide de camps et accompagné de deux
ou trois membres du gouvernement se dirige vers la ligne formée
par les personnes qu'il veut honorer.
En
passant devant nous l'aide de camp nous fait signe de suivre ce
groupe à courte distance que nous faisons à
l'étonnement des personnes présentes.
Le
maréchal a une parole pour chacun et leur remet soit des
insignes soit des parchemins préparés pour l'occasion.
Il procède sans hâte et derrière lui nous
échangeons quelques mots avec chacun des scientifiques
prévenus de notre désir. Ils se présentent et
tentent de nous expliquer le plus simplement possible ce qu'ils
font. Noémie arrive tout de suite devant son père
qu'elle ne connaît pas. Il ne peut résister à
l'envie de l'embrasser sur les deux joues et de la tendre à sa
femme. Celle ci est tout émue et lui dit:
-
tu es une vraie poupée.
-
Et toi tu es une vraie maman, lui glisse Noémie dans l'oreille
sans avoir conscience le moins du monde de la justesse de ses paroles
et de l'émotion qu'elle provoque chez sa mère.
Nous
échangeons ainsi chacun une ou deux paroles pour ne pas
attirer l'attention. Mais en croisant nos regards nous savons qu'ils
nous ont reconnus et sont très émus et contents.
Nos
parents sont des personnages importants entourés de la
considération de tous, mais ils ne nous impressionnent pas,
nous comprenons qu'ils sont aussi blessés que nous par la
séparation que nous subissons et leur maîtrise nous aide
à garder la notre.
Ils
ont cependant eu le temps de nous glisser quelques mots que nous
pourrons méditer plus tard, ce sont des messages essentiels
qui nous serviront toute notre vie.
Bien
sur, nous continuons à nous présenter aux autres
personnes présentes. Certaines sont très aimables avec
nous, d'autres justes polies, semblent agacées par notre
présence. Nous faisons bonne figure à tous et Noémie
subit sans en paraître incommodée de multiples
embrassades.
Nous
repartons vers la tribune officielle dès que le Maréchal
a fini de passer la revue de ses invités.
Après
de brefs honneurs militaires la cérémonie se termine et
Monique nous reprend en main pour le retour au collège, nous
n'avons que peu de temps avant l'heure de départ du train. Il
faut se presser, ce nous est difficile car nous flottons encore dans
un petit nuage et avons du mal à redescendre sur terre.
Quant
au collège nous revêtons nos habits de tous les jours,
le miracle est fini. Nous sommes à la fois heureux et
terriblement tristes. Nous comprenons l'imprudence que nous avons
commise à réveiller ainsi nos sentiments qui ne
demandaient qu'à exploser. Comment allons-nous pouvoir nous
satisfaire de notre situation maintenant ?
Il
faut surtout ne rien dire aux petits qui manifestement sont enchantés
de leur journée et n'en gardent que des bons souvenirs.
Noémie
repasse sans se lasser en revue les événements de cette
journée déclarant :
-
J'aime beaucoup la belle dame, elle est très gentille et elle
sent si bon, elle m'a serré très fort contre elle,
c'est si agréable.
Jeannot
est bouleversé et garde un mutisme absolu, il est très
ému.
Les
trois autres le sont beaucoup moins, bien sûr leurs parents les
ont reconnus mais ils ont un tempérament plus froid et ont
gardé un complet contrôle d'eux-mêmes. Le message
qu'ils leur ont passé est plutôt un message de courage
et d'absolue prudence.
Et
ils l'ont bien compris.
Nous
ne pouvons, nous les grands rien discuter devant Monique et les
petits et nous rongeons notre frein. Nous sentons que plutôt
qu'un aboutissement cette opération est un début, mais
vers quoi ?
L'avenir
nous montre que l'on ne peut pas tout prévoir. Il ne se passe
pas trois mois que la situation a complètement changé
sans que nous y soyons pour rien.
Cependant,
à peine avons-nous regagné notre maison que nous
décidons d'une réunion pour le soir même.
Tout
le monde se couche de bonne heure et vers 11 heures du soir on se
retrouve dans le lit de Nénette qui nous prévient:
-
C'est la dernière fois que je vous admets ici, nous ne sommes
plus des gamins et ça ne se fait pas que les garçons et
les filles couchent dans le même lit, sinon quand ils sont
mariés.
Nous
sommes très gênés.
-
si tu veux, nous pouvons aller ailleurs, nous ne voulons pas
t'embêter tu as certainement raison.
-
Non, mais tenez-vous tranquille, ce qui nous intéresse ce soir
c'est uniquement de réunir nos impressions de la journée;
-
Ils nous ont certainement reconnus, dit Jeannot, il n'y a aucun
doute, tout d'abord le comportement de ma mère avec Noémie
elle m'a dit aussi en me frottant la tête protège bien
ta petite soeur et les autres aussi. Je lui ai répondu : oui
madame.
-
Mon père m'a demandé si nous lisons et si nous nous
tenons au courant de l'actualité, dit Pierrot, je lui ai
répondu que nous lisons chaque jour le journal la Croix chez
le curé.
Il
a répondu :
-
Je vois, continuez à le lire, vous pourrez apprendre, dans les
prochains mois, des nouvelles concernant nos travaux, les miens ainsi
que ceux de mes collègues.
Cela
semble très clair.
Nous
discutons de leurs moindres paroles. Ce qui est symptomatique est
qu'ils n'ont posé aucune question sur notre identité et
sur le lieu ou nous habitons ni sur notre situation de famille. Ils
veulent manifestement en savoir le moins possible probablement parce
que l'on fait encore pression sur eux.
Nous
sommes d'accord pour dire que personne en dehors de nous n'a pu
deviner les liens qui nous unissent et que nous nous portons un
intérêt spécial.
Ce
qui nous dicte notre ligne de conduite pour la suite est l'invitation
faite à lire La Croix chaque jour. Nous devons attendre avant
de prendre quelque initiative que ce soit.
Nous
allons nous coucher et avons bien du mal à nous endormir,
Notre sommeil est peuplé de rêves plus fous les uns que
les autres qui nous laissent au matin encore endormis. Monique doit
nous secouer pour nous faire lever, car elle n'entend rien changer
aux habitudes de la maison.
CHAPITRE
8
Les
chevaux
Pour
nous changer les idées nous retournons à la ferme,
retrouver nos distractions habituelles. Notre voyage à Vichy
et surtout notre compliment qui est passé à la radio et
que tous ont entendu, nous ont un peu donné le rang de
vedettes ce qui n'est pas sans inconvénient car chacun
s'ingénie à nous épargner le moindre effort et
surtout de nous empêcher de nous salir. Les filles Burgin nous
regardent comme des extra terrestres et la complicité active
qui nous unit vole en éclat. Elles ont, semble-t-il, peur de
nous et fuient notre approche préférant manifestement
nous admirer de loin. Cela ne fait pas du tout notre affaire.
Nénette
s'emploie de son mieux à remettre les choses à leur
place et y parvient à peu près en ce qui la concerne,
mais ne peut rien faire pour nous. Les filles du fermier pensent
manifestement que Nénette, n'a été que la
cinquième roue du carrosse dans tout cela, car une fille n'est
à leurs yeux pas bonne à grand chose, elle ne les
intimide pas.
Mis
ainsi sur un piédestal encombrant notre champ de manoeuvre se
restreint considérablement.
Plus
question d'aller chercher les oeufs, de traire les vaches, on nous
écarte poliment de ces tâches subalternes sous les
prétextes les plus divers, nous devons nous rendre à
l'évidence nous gênons.
En
compensation nous étendons notre champ d'action, jusqu'aux
fermes voisines. Elles ont beau se situer à au moins cinq
kilomètres ce n'est pas un obstacle pour nous.
L'une
d'entre elles nous attire surtout, située sur un grand plateau
de terres fertiles, elle est beaucoup plus riche que la ferme du clos
aux geais. Elle emploie uniquement des chevaux comme le permettent
les terres plus légères et exemptes de cailloux.
Il
y en a au moins une vingtaine, des bêtes superbes qui vont
depuis les animaux de trait, aux chevaux de voiture, aux poulinières
escortées de leurs poulains et aussi à deux superbes
étalons des bêtes énormes qui servent aux besoins
de la ferme et à ceux du voisinage.
Ne
connaissant pas les gens de la ferme nous examinons tout cela de
loin, à la lisière du bois, de l'extérieur des
pâtures, où paissent les chevaux dès que le
temps le permet.
Les
chevaux sont des animaux familiers d'un naturel curieux et ils
viennent volontiers le long des clôtures pour nous regarder.
Ils viennent aussi manger les bouts de pain que nous leur tendons en
faisant bien attention de ne pas nous faire mordre. Nous n'approchons
que les chevaux de labour qui sont d'un naturel pacifique. Déjà
leur masse impressionnante qui faisait trembler le sol à
chaque pas nous fait frémir et il nous faut du courage pour ne
pas nous éloigner. De temps en temps à plusieurs ils
partent à travers le pré dans une cavalcade effrénée
qui ne dure pas longtemps, comme si une mouche les piquait en
l'agrémentant de ruades impressionnantes et quelquefois en
continuant par se rouler à terre les quatre fers en l'air. Les
juments sont sourcilleuses à certaines époques et
mordent les chevaux qui les approchent.
Ce
qui nous sidère est aussi la façon qu'ils avaient
d'uriner. Ils restituent des quantités d'urine fantastiques et
c'est pour eux une opération délicate, alors qu'au
contraire ils lâchaient leur crottin en marchant ou en trottant
sans inconvénient. Pour uriner, ils se figent sur place, les
juments écartent les pattes arrières comme pour ne pas
s'éclabousser, les mâles laissent avant de commencer
pendre une longueur impressionnante de leur organe sous leur ventre
comme pour diminuer la hauteur de la chute de la pisse.
Les
petits poulains adoptent d'ailleurs les mêmes attitudes dès
leur plus jeune age.
Les
poulains sont assez caricaturaux, leurs longues jambes les empêchent
de brouter l'herbe, mais ils essayent de le faire pour imiter les
chevaux adultes ce qui les conduit à prendre des attitudes
désarticulées.
Les
chevaux sont d'ailleurs peu à l'aise pour brouter l'herbe au
contraire des vaches. Leurs cous sont trop courts compte tenu de leur
taille. Ils sont obligés de disposer leurs deux pattes avant
en ciseau une patte vers l'avant et l'autre vers l'arrière et
cela les fatigue rapidement. Aussi de temps en temps éprouvent-ils
le besoin de se dégourdir.
Ce
qui nous impressionne le plus c'est les deux étalons. De temps
en temps le fermier les fait travailler dans les champs mais la
plupart du temps ils restent dans la pâture ou sont utilisés
à la remonte. Ils sont pleins de fougue et ne restent pas en
place toujours entrain de sentir les effluves, ils tiennent pour cela
la tête haute. Leur crinière et leur queue ne sont pas
coupées ce qui leur donne beaucoup d'allure. Surtout ils sont
extraordinairement musclés leurs sabots sont larges comme des
assiettes et leur poitrail est impressionnant. Il y a entre eux et
les chevaux ordinaires une telle différence que l'on a du mal
à croire qu'ils appartenaient à la même race.
Heureusement ils ne recherchent pas la compagnie et ont tendance
s'éloigner quand nous arrivons sans cela nous nous serions
enfuis.
Ceci
d'autant plus que les clôtures du pré semblent
insignifiantes pour eux. Nous avons l'occasion de le vérifier
en les voyant sauter sans effort apparent au-dessus d'une clôture
qui les sépare d'un groupe de juments dont l'une d'elle est en
chaleur, ils se mettent aussitôt à la harceler et à
se disputer entre eux pour savoir qui viendrait la conquérir
tout cela dans un concert de hennissements et de ruades. Heureusement
les fermiers alertés par le bruit interviennent rapidement
pour les séparer. Habituellement quand une jument est en
chaleur, ils la séparent des autres et la gardent à
l'écurie, mais ils ont négligé de le faire à
temps cette fois là.
La
séparation n'est pas une mince affaire, car les deux étalons
n'ont aucune envie de partir et de lâcher la jument, il faut
une pluie de coups de fouets pour qu'ils s'éloignent et que
l'on puisse attraper la jument et la rentrer à la ferme.
L'excitation
de ces énormes bêtes est phénoménale, dans
cet état ils sont encore plus impressionnants que le taureau.
La
jument une fois éloignée ils se calment aussitôt
et l'on peut les ramener dans leur enclos. Malgré les ruades
il n'y a pas eu de blessés même parmi les poulains.
Par
la suite, au moment des foins, nous sommes engagés pour aider
à la fenaison et nous voyons de plus près les chevaux.
On nous laisse guider les chariots de foin depuis les champs jusqu'à
la ferme. Nous montons sur le dos du cheval de gauche à
califourchon en nous tenant au collier. Ils sont très calmes
et faciles à guider de la voix ou avec les rênes. Avec
celles ci, il suffit de donner des petites tractions brèves
successives pour qu'ils tournent à droite et une traction
longue pour qu'ils tournent à gauche. Une traction forte
signifie l'arrêt et en la prolongeant on fait reculer
l'équipage. Le cheval de droite suit ce que fait celui de
gauche. On peut aussi les commander uniquement à la voix :
comme chacun sait il suffit de dire : Hue pour qu'il démarrent;
quand l'on dit Dia, ils tournent à gauche; quand l'on dit :
Heu Hue Ho, ils tournent à droite; quand l'on dit Ho de façon
prolongée ils s'arrêtent. Cela nous amuse beaucoup et
libère un homme pour des travaux plus importants.
Nous
sommes à l'aise les pieds reposant sur les traits qui situés
de part et d'autre du collier relient l'animal à la charge à
laquelle il est attelé.
Au
bout de quelques semaines nous nous en occupons si bien que l'on nous
permet de les atteler et de les dételer, de les conduire boire
à la mare avant de les rentrer à l'écurie et de
leur donner à manger. Bien sur nous n'avons, pas la force de
mettre et d'enlever les colliers nous-mêmes, ils sont bien trop
lourds, aussi un homme s'en charge pour nous mais nous faisons tout
le reste y compris de passer le mors ou de passer le licou. Ces
braves bêtes sont coopératives et baissent la tête
pour nous aider, et se poussent gentiment comme nous le voulons au
moment de l'attelage. Nous aimons beaucoup rentrer sur leur dos dans
la mare et, tandis qu'ils étanchent leur soif longuement avec
des bruits de succion quand ils filtrent l'eau avec leurs lèvres,
nous sommes complètement entourés d'eau et sommes
parfois obligés de relever les pieds pour qu'ils ne soient pas
mouillés car les chevaux aiment rentrer profondément
dans la mare, nous sommes obligés de les retenir pour qu'ils
n'aillent pas plus loin.
Il
faut d'ailleurs faire attention alors car lorsqu'il est temps de
rentrer à l'écurie pour recevoir leur avoine
journalière, ils ont à peine bu qu'ils partent au grand
trot vers leurs stalles et nous sommes alors bien incapables de les
retenir, ils sont véritablement emballés. Si nous
n'avons pas eu le temps de descendre prestement en sortant de la mare
il faut faire très attention à sa tête en
rentrant dans l'écurie et bien relever les jambes du coté
ou ils frottaient la cloison pour ne pas se faire gravement écorcher.
Une ou deux expériences de cette sorte suffisent à nous
rendre plus prudents.
Nous
finissons par travailler assez régulièrement dans cette
ferme et l'on nous donne de plus en plus de responsabilité.
Voyant notre goût pour les chevaux le fermier nous confie
souvent la voiture à cheval en cours de journée quand
il y a des courses à faire, cela leur fait gagner du temps, la
carriole est assez confortable elle a des roues cerclées d'un
bandage en caoutchouc plein et ne fait pas trop de bruit. Cela nous
semble du grand luxe. nous partons à deux ce qui permet de
garder la carriole pendant que le second fait les courses. Les
destinations varient, le plus souvent il s'agissait d'aller vers une
ferme voisine pour aller chercher des engrais ou des semailles ou
d'autres choses ou bien d'en apporter. Il existe un genre de troc
permanent entre les fermiers qui s'entraident ainsi efficacement.
Le
cheval de voiture ou plutôt la jument : Muguette est de bon
comportement elle est résistante et trotte au rythme d'environ
quinze kilomètre à l'heure sans discontinuer. Elle a
une excellente mémoire et pour rentrer il n'est pas nécessaire
de la guider d'où que l'on soit elle retrouve son chemin il
faut seulement l'empêcher de couper trop court dans les virages
sous peine d'escalader les bordures.
Nous
formons avec elle une bande d'amis et le soir nous la rentrons à
l'écurie et la bichonnons. Elle nous reconnaît
parfaitement et hennit les jours ou nous venions à la ferme
bien avant que nous soyons arrivés. Elle sait que nous allons
nous promener.
La
dernière année ou nous allons travailler à la
ferme, nous sommes déjà plus âgés. Jeannot
a quatorze ans, le fermier nous permet de seller Muguette et de la
monter. Il a une selle dont il ne se sert pas, et au début il
surveille nos premiers essais pour être sur que cela se passe
bien. Nous avons en fait très peur. Habitués à
nous tenir sur des chevaux de labour en se tenant au collier nous
nous trouvons bien hauts et en équilibre instable surtout que
le fermier nous a ôté les étriers pour que nous
ne risquons pas de nous faire entraîner en cas de chute. Et
effectivement des chutes nous en faisons beaucoup.
Muguette
affectionnait le trot et à cette allure on rebondit sur la
selle comme un sac de pommes de terre on n'arrête pas de
glisser de droite à gauche sans savoir de quel coté
l'on va tomber. Si l'on serre les talons on excite l'animal qui va de
plus en plus vite ; tant que l'on n'a pas trouvé "l'assiette"
correcte on est en danger permanent et nous mettons longtemps à
parvenir à la trouver malgré la gentillesse de la
jument qui n'y peut rien.
Quand
nous avons acquis une certaine tenue, le fermier nous rend les
étriers et alors ce est un changement du tout au tout; une
petite poussée sur les pieds nous remet si besoin au milieu de
notre selle et la pratique du trot enlevé est bien plus
confortable que celle du tape-cul.
Cependant
il ne faut pas trop fatiguer la brave bête, qui a un autre rôle
que celui de cheval d'agrément et qui manifestement préfère
le service à la carriole à la selle qu'elle accepte
avec une certaine réticence.
Cette
ferme nous utilise d'ailleurs beaucoup pendant la saison des foins et
la moisson, cela nous change du travail scolaire fait à la
maison qui est un peu fastidieux et de nos voisins du clos aux geais
qui sont mal équipés à côté de
cette grande exploitation pour la région.
Quand
on compare les méthodes actuelles d'exploitation agricole à
celles utilisées à l'époque on ne peut que
rester songeur ! Actuellement le travail de cette ferme ne doit guère
occuper plus d'un homme ou peut être deux, alors qu'à la
pleine saison nous sommes des dizaines à travailler aux foins
ou aux récoltes des céréales.
Le
foin est d'abord coupé puis laissé séché
à terre un moment puis retourné une ou plusieurs fois
puis rassemble en petites bottes pour qu'il finisse de sécher.
Parfois, quand il pleut, on démolit les bottes pour les
étendre de nouveau. Et enfin quand il est sec on le rentre au
grenier en l'entassant avec des couches de sel pour le conserver.
Aujourd'hui,
on enroule directement la récolte de foin en de grands
rouleaux que l'on laisse le plus souvent sur place en les rassemblant
les uns près des autres et on obtient du foin d'aussi bonne
qualité.
Pour
la moisson c'est encore plus flagrant, surtout que le manque de
ficelle empêche d'utiliser les faucheuses lieuses. On laisse la
récolte tomber à terre et on la rassemble à la
main soit en utilisant des ficelles de récupération
pleines de noeuds à l'aide d'espèces de navettes qui
aident à faire les noeuds et même en fin de récolte
il arrive que l'on soit obligé de fabriquer des liens
directement avec les gerbes ce qui prend un temps fou. Notre travail
principal est d'ailleurs de préparer tous ces liens car la
manipulation des bottes demande plus de force et de résistance
que nous en avons.
Il
fait à cette époque une chaleur torride difficile à
supporter et compte tenu du chemin qu'il nous reste à faire
pour rentrer le soir à pied, nous sommes fourbus. Mais nous
savons qu'en compensation de notre aide Monique reçoit des
oeufs, du beurre et de la farine bien rares à l'époque
et nous sommes fiers d'avoir ainsi participé directement à
notre nourriture.
Pendant
que le temps passe ainsi aux travaux de la ferme nous n'oublions pas
cependant de suivre attentivement l'actualité en lisant les
journaux que reçoit le curé de la paroisse. Notre
attention est d'abord attirée par l'annonce d'un grand congrès
réunissant des physiciens aux États Unis. Des savants
français y sont conviés et l'on se demande si le
Gouvernement et donc les Allemands les autoriseront à s'y
rendre. Les Allemands font pression pour qu'ils n'y aillent pas sans
s'y opposer officiellement, et curieusement les Anglais y sont
franchement hostiles, finalement contre toute attente au dernier
moment une bonne douzaine de français sont autorisée de
s'y rendre. Nos pères sont du nombre, mais leurs femmes ne
sont pas invitées.
Le
congrès dure quinze jours, les sujets évoqués
nous dépassent, il s'agit de physique fondamentale, on dirait
maintenant physique atomique. Au moment du retour, stupeur, Nos pères
font une déclaration publique disant qu'ils ne rentraient pas
en France et qu'ils demandent l'asile politique aux États-Unis,
cela fait un scandale énorme. Leurs femmes ont disparu en même
temps et les autorités cherchent en vain à les joindre.
Nous sommes très inquiets quand dix jours plus tard, nous
apprenons qu'elles ont rejoint leurs maris aux États Unis via
la Suisse. Nous avons su par la suite que leur départ a été
rocambolesque. A cette époque elles habitaient ensemble chez
l'une d'elles, elles sont surveillées et quittent leur
domicile en se faisant passer pour des domestiques qui pendant ce
temps donnaient le change à leur place. Quand on vient les
interroger sur le départ de leurs maris on ne trouve que
ceux-ci qui gardent la maison en leur absence, leurs patronnes,
disent-ils, étant parties pour quinze jours de vacances. Bien
entendu, elles ne reviennent pas et l'on est obligé de
relâcher les domestiques dont le concours volontaire à
leur départ ne pouvait être démontré avec
certitude.
C'est
certainement ce sur quoi nos parents voulaient attirer notre
attention quand ils nous ont conviés à lire la presse
régulièrement. Il fallait continuer de le faire sans
cela nous risquions de laisser échapper des nouvelles
intéressantes.
Un
mois plus tard parait dans La Croix une interview de nos parents
assez bref où ils expliquent que leur choix de l'Amérique
est motivé par la possibilité qui leur est offerte de
travailler efficacement avec des moyens importants ce qui n'est plus
possible en France du fait de l'armistice quelles que soient les
bonnes volontés dont ils ont pu ou auraient pu encore
bénéficier. Ils sont très heureux et ajoutent :
-
Si nous avions encore nos enfants nous serions les plus heureux des
hommes.
A
une question ils répondent :
-
Nous les avons perdus il y a quelques années, cela nous laisse
très meurtris.
C'est
une invitation ou au moins une indication montrant qu'ils aimeraient
nous faire venir près d'eux. Serait ce possible?
L'interview
continue par une discussion sur les options politiques des savants à
la quelle nous n'avons pas attaché pas beaucoup d'importance
tout d'abord, mais qui par la suite nous éclaire beaucoup sur
la conduite à tenir.
Le
journaliste s'étonne :
-
Comment se fait-il que, alors que par le passé vous affichiez
des sympathies marxistes comme beaucoup de scientifiques de votre
discipline en France, vous soyez venu aux États Unis, les
conditions matérielles vous ont-elles fait oublier vos
convictions.
-
Il est vrai que plus jeunes nous avons eu comme beaucoup des
sympathies de gauche qui nous ont rapproché du marxisme, mais
nous n'avons jamais été communistes et bien avant la
guerre nous avons pris nos distances avec cette idéologie pour
toute une série de raisons graves sur lesquelles nous ne
voulons pas insister maintenant que l'URSS prend une part
prépondérante à la lutte contre l'hitlérisme.
Nous n'avons d'ailleurs aucune divergence avec la politique actuelle
de Vichy, nous ne sommes pas du tout gaullistes, nous ne connaissons
pas de gaullistes et n'avons pas été contactés
par eux, en réalité nous ne sommes pas engagés
politiquement, nous sommes seulement des scientifiques.
Ceci
nous révèle de quel coté se situent les ennemis
de nos parents, ils sont ou bien communistes ou bien allemands, à
l'extrême limite anglais, mais pas américains. En allant
aux États Unis, ils ont cherché avant tout de se mettre
à l'abri de tout chantage. Ils semblent avoir réussi
pour peu que nous ne nous fassions pas repérer. Mais, le
danger subsisterait tant que nous serons vulnérables comme
maintenant. Le mieux que nous puissions faire serait d'aller les
rejoindre. Mais, comment faire ?
Nos
réunions clandestines habituelles qui suivent sont utilisées
à examiner toutes ces indications, nous nous séparons
en ayant chacun consigne de réfléchir au problème
et de proposer des idées sur la façon de parvenir à
aller aux États Unis tous les cinq.
Ce
n'est pas facile.
Un
voyage en groupe parait quasiment impossible, mais partir les uns
après les autres n'est pas plus réaliste. Comment
pourrions-nous justifier les absences de ceux qui seront partis les
premiers ? Comment réagira Monique ?
Il
semble évident qu'il fallait trouver une solution moyenne et
opérer par paquets. L'absence de plusieurs d'entre nous
pouvait se comprendre en prétextant soit les études ou
les périodes de vacances de certains. Le rapatriement de ceux
qui resteraient en dernier serait difficile de toute façon et
doit être préparé minutieusement avant que les
premiers ne partent.
Il
fallait aussi trouver une filière efficace. Elles ne sont pas
nombreuses. On pouvait envisager la Suisse, l'Espagne et aussi
l'Afrique du Nord où l'on pouvait éventuellement se
réfugier dans un consulat américain qui nous
rapatrierait en Amérique ensuite. Tout ceci est très
brumeux. Nous n'avons pas d'argent non plus et en désespoir de
compte nous attendons d'autres directives éventuelles en
lisant attentivement le journal.
Contrairement
à ce que nous espérons, nous n'y voyons plus rien nous
y concernant. Cependant un élément nouveau décisif
intervient. Le curé nous dit, vers la fin de l'été,
que nous ne pouvons pas plus longtemps continuer à faire nos
études par correspondance et il nous propose d'aller dans un
collège en Suisse au moins en ce qui concerne les trois plus
grands. Plus exactement dans deux collèges différents
car à cette époque les collèges ne sont pas
mixtes. Le mot suisse nous fait tendre l'oreille et nous acceptons le
principe à condition de ne pas être trop loin les uns
des autres et d'avoir la possibilité de nous rencontrer chaque
semaine, nous ne voulons pas abandonner Nénette à son
sort toute seule. Nous n'osons pas aborder avec le curé la
question de notre subsistance jusqu'alors. Qui subvient à nos
besoins ?
CHAPITRE
9
La Suisse
Aussi
quand il parle de la Suisse, nous n'avons pas pu réfréner
notre curiosité.
-
Mais cela coûtera cher, nous ne savons même pas comment
Monique arrive à nous élever. Nous ne pensons pas
qu'elle ait beaucoup d'argent pour cela, comment pourra-t-elle nous
envoyer là bas.
-
Ne me posez pas trop de questions, je reçois de temps en temps
par l'évêché de l'argent accompagné d'un
court message laconique signalant uniquement : pour les 5 enfants et
c'est tout. cela a toujours suffit à votre entretien et
Monique qui est très prévoyante a même mis pas
mal d'argent de coté au cas où cette source se tarirait
et aussi en prévision d'une occasion de ce genre. Vous ne
pouvez pas toujours traîner abandonnés à vous
mêmes. Il n'y a pas en Suisse Que. des pensions pour richards
mais aussi des petits collèges très sérieux où
vous serez mieux qu'en France où avec la milice et les
allemands on n'est jamais en totale sécurité. Depuis
votre voyage à Vichy trop de personnes s'intéressent à
vous, il vaut mieux vous éloigner avant Que. vous n'ayez des
ennuis. On verra pour les petits après. Ne vous en faites pas
pour l'argent tant Que. vous serez aussi raisonnables il n'y aura pas
de question.
-
Si je comprends bien, les grandes vacances sont finies, dit Pierrot.
-
Mais oui, mon bonhomme, vous avez encore quinze jours avant la
rentrée le temps Que. j'organise tout cela, profitez en, mais
restez prudents ne parlez de tout cela à âme qui vive.
Les
choses se précipitaient, impossible de savoir si cela est le
résultat du hasard ou au contraire organisé en dehors
de nous. Nous ne l'avons jamais su.
-
Il vaut mieux faire comme s'il n'y avait aucun rapport entre tout
cela, dit Jeannot, car il faut profiter de l'occasion et, si rien
d'autre n'est déjà prévu pour nous faire
atteindre l'Amérique, ce serait dommage de louper celle ci. Il
faut agir sans hésitation.
Nous
pensons qu'une fois en Suisse, nous aurons deux solutions, la
première avertir nos parents qui s'arrangeront pour nous
récupérer, mais c'est risqué. La seconde plus
difficile à réaliser sera de nous procurer de l'argent
et de prendre un billet d'avion pour les États Unis. Il faut
sans doute beaucoup d'argent car le voyage est très long en
passant par Lisbonne et les îles Canaries. Comment
pourrons-nous nous procurer cette somme ?
Les
idées les plus bizarres nous passaient par la tête :
nous pourrons jouer à la loterie chaque semaine et attendre
d'avoir gagné pour partir, mais cela risquait d'être
très long ; nous pourrons aussi essayer de devenir les amis
d'enfants très riches habitant les États-Unis faisant
leurs études en Suisse et nous faire inviter par leurs parents
pour les vacances. Quoique ce soit tiré par les cheveux cela
nous parait la meilleure solution. Aussi décidons-nous une
fois sur place de rechercher tout de suite les oiseaux rares
répondant à la question et ensuite de tout faire pour
qu'ils succombent à notre charme réuni. Nous comptions
beaucoup sur Nénette pour cette dernière partie. Mais
tout cela n'est qu'un rêve pour le moment cependant, nous
préférons rêver que de ne rien faire. L'idée
de l'invitation aux États-Unis est d'ailleurs une bonne idée
car elle permettra de résoudre la question épineuse des
papiers.
Les
dernières semaines passent très vite, nous sommes
nostalgiques à la pensée d'être séparés
de nos deux plus jeunes frères et soeurs, nous recommandons à
Noémie de bien faire attention à Pitou et de l'aider
pour ses devoirs et nous demandons à Pitou de ne pas lâcher
Noémie d'une semelle pour être sur qu'il ne lui arrive
rien. Ils nous font des promesses solennelles de ne pas y manquer.
Monique
est toute triste aussi, elle sent bien que notre séparation
risque de ne pas être provisoire. Sa seule consolation est de
garder encore les deux petits et surtout Noémie pour laquelle
elle a un faible qui tourne à l'idolâtrie.
Elle
nous prépare des trousseaux bien complets et pour cela elle
nous emmène en courses à Argenton sur Creuse. Nous
n'aurions jamais cru qu'il fallait tant de choses, autant de
mouchoirs, de serviettes de table et de serviettes de toilette.
Nous
avons chacun une valise neuve du plus bel effet et tout un matériel
de classe rutilant neuf. Tout cela est le beau côté des
choses car quand est venu le jour du départ nous sommes bien
tristes même si presque tout le petit hameau est là pour
nous saluer quand nous montons dans la carriole du père Burgin
qui nous emmène à la Gare à Argenton sur Creuse
où nous prenons le train pour Lyon puis Genève.
Nous
restions muets durant ce trajet, heureusement Monique nous a
accompagnés laissant pour une fois les petits au village chez
le curé et nous embrasse fortement en nous mettant dans le
train. Nous savons les uns et les autres que nous ne nous reverrons
pas de longtemps et nous avons une affection profonde les uns pour
les autres.
Nous
la remercions beaucoup pour ce qu'elle a fait pour nous et lui
promettons de lui écrire régulièrement.
Le
voyage en train est extrêmement fastidieux, il évite
comme à plaisir les régions les plus intéressantes
à voir à croire que la France ne consiste que de talus
de broussailles et de gares de triages et de faubourgs urbains.
Nous
sommes de plus inquiets sur qui nous attend à Genève.
Un ecclésiastique doit venir nous prendre à la gare que
se passerait-il s'il ne nous trouvait pas ?
Nos
craintes sont vaines. Il y a peu de monde sur le quai du train qui
venait de France. Nous avons passé la douane sans difficulté
car nous disposions de papiers tout à fait en règle que
nous a remis le curé. Le curé qui nous attend est là
bien visible au bout du quai et se dirige aussitôt vers nous.
-
Vous êtes les enfants Ledoux, dit-il?
-
C'est cela dit Jeannot qui nous présente.
-
Je suis le curé du Brassus, un village dans le Jura suisse où
se trouvent les collèges qui vous recevront. Tout le monde
parle français vous ne serez pas dépaysés. Il a
cet accent traînant caractéristique si particulier aux
Vaudois, nous nous retenons de ne pas éclater de rire.
D'une
certaine façon, savoir que nous serons dans le Jura, c'est à
dire tout près de la France, nous rassure un peu. Le Curé
a l'air sympathique, il a un teint fleuri qui montre qu'il doit
passer beaucoup de temps au grand air et sourit facilement, c'est
manifestement, un bon vivant.
Il
nous emmène avec lui dans une espèce de camionnette
aménagée pour le transport des gens, Un homme au volent
nous attend et il y a déjà au moins cinq personnes
derrière. Nous montons avec nos bagages derrière tandis
que le curé prend place à l'avant près du
chauffeur.
Les
passagers sont d'un naturel causant, ils nous demandent ce que nous
venons faire au Brassus où se rend la camionnette. Ils
acquiescent quand nous leur disons que nous rentrons en pension:
-
Chez nous les collèges sont excellents, ce sont les meilleurs
du canton et ils ont des résultats bien au-dessus de la
moyenne aux examens.
Nous
approuvons d'un air poli, alors que nous sommes loin de nous
intéresser à cet aspect des choses.
-
C'est la première fois que nous allons en montagne, cela nous
intéresse beaucoup.
-
Ce n'est pas de la grande montagne, mais l'hiver il y a beaucoup de
neige, c'est une vallée orientée au Nord qui est très
froide et la neige reste longtemps.
-
Peut-on faire du ski, demande Pierrot ?
On
fait du ski de randonnée et du ski nordique, il y a des
compétitions de saut qui sont connues dans le monde entier,
mais depuis la guerre les épreuves ne réunissent plus
que les Suisses. C'est très spectaculaire, vous verrez. On
joue aussi beaucoup au hockey sur glace et chaque école a son
équipe.
Il
fait nuit maintenant, et bien que l'éclairage des rues ne soit
pas très important, nous pouvons apprécier l'aspect
pimpant et propre des maisons et des routes parfaitement entretenues
qui font un contraste avec le laisser aller habituel français
et le manque d'intérêt que nous avons pour l'aspect
extérieur des choses.
Quand
les jours suivants nous pouvons voir tout cela de plus près ce
est encore plus flagrant ! La propreté ici, c'est une
religion. Tout est ripoliné de frais, et chacun traquait la
moindre trace de poussière ou de rouille. Nous nous y
habituons très vite et par la suite en France ou aux États
Unis encore plus nous souffririons du laisser aller général.
Le
soir en arrivant au Brassus nous avons couché chez le curé
dans des lits très hauts garnis de profonds édredons de
plume. Nous avons très bien dormi. L'air est déjà
frais à cette altitude d'environ 600 mètres et les lits
sont très bons.
Au
déjeuner nous faisons connaissance avec les fameux petits
déjeuners Suisses. Le chocolat est mousseux à souhait,
le pain frais et croustillant et le beurre délicieux ainsi que
les confitures.
Le
presbytère est une grande bâtisse pleine de recoins,
d'escaliers et de couloirs que nous parcourrons en tous sens. Nous
serions bien restés là, mais nous devons rentrer dans
nos collèges respectifs où nous devons être
pensionnaires. Le curé a pourtant paru bien apprécier
notre compagnie, mais il nous explique que chez eux chacun doit
rester à sa place et ne pas vouloir remplir la mission des
autres. La mission d'un curé n'est pas d'élever des
enfants, ajoute-t-il en soupirant, mes paroissiens auraient
l'impression que je les abandonne.
Le
jour même en début d'après midi, il nous conduit
à nos collèges respectifs en commençant par
celui de Nénette.
C'est
de petites institutions tenues en grande partie par des bonnes soeurs
ou des religieux du genre des frères des écoles
chrétiennes. Les dortoirs ne contenaient qu'une dizaine de
lits chacun et des rideaux assuraient à chacun une intimité
appréciable. Tout sent bon l'encaustique et brille de
propreté. Les soeurs et les frères ont comme le curé
des visages épanouis et n'ont rien de mystiques, mais ne font
aussi montre d'aucun enthousiasme, nous sommes des élèves
comme les autres. Ils ne montrent aucune hâte et cependant nous
sommes installés en un rien de temps et notre trousseau
vérifié dans ses moindres détails rangé
au carré dans nos petites armoires personnelles. On nous
encourage à partir en balade avec quelques élèves
déjà arrivés en attendant le repas du soir.
Il
y a des vélos disponibles que l'on nous prête. Ceci est
pour nous un signe considérable, car en France à cette
époque, les vélos en état de marche sont très
rares car il n'est plus possible de se procurer, sinon au marché
noir, les pneus et les chambres à air qui sont quasiment
réservé aux vélos neufs. Ceux qui en ont ne les
prêtaient pas.
Nous
faisons le tour du lac de Joux, ce qui fait pas mal de kilomètres
pour des enfants n'ayant pas d'entraînement. Vers la pointe
Nord du lac il y a une longue côte que nous avons du mal à
grimper tandis que nos compagnons ne semblent pas du tout peiner. Il
faudra que nous fassions des progrès, mais le soir en rentrant
à la pension nous avons déjà bonne mine.
Le
secret de leur forme nous est révélé dès
le lendemain. La formation que dispense ce collège tient
presque pour moitié en activités de plein air et de
sports exigeants comme le ski nordique le hockey sur glace et les
entraînements commencent bien avant l'arrivée du gel et
consiste surtout en courses de fond ou cross à travers bois,
escalades, et répétition des gestes techniques. Cela
occupe tous les après-midi.
Le
programme scolaire est assez léger si l'on excepte
l'apprentissage des langues qui est poussé et très
pratique.
La
nourriture est bonne, il y a beaucoup de laitages et de plats à
base de pommes de terre, cuites avec soin et qui ont un goût
délicieux.
Le
dimanche ceux qui comme nous restent à la pension peuvent
goûter aux truites saumonées pêchées dans
le lac, elles sont énormes on aura dit de vrais saumons.
Nous
avons le droit de sortir tous les soirs avant le repas et pendant les
jours de congé. Malheureusement la discipline dans le collège
de Nénette est plus stricte. Les élèves ne
peuvent sortir qu'accompagnes. Grâce au curé nous
obtenons le droit de la faire sortir accompagnée seulement de
nous deux, nous en avons la responsabilité.
Cette
permission exceptionnelle suscite les commentaires de nos camarades
qui veulent en profiter pour tourner autour d'elle. Nous avons
quelques échanges assez vifs à ce propos après
quoi ils nous laissent tranquilles. Ils se rendent compte que si nous
sommes nuls en vélo, pour ce qui est de la bagarre notre
expérience paysanne vaut bien la leur. On a du leur dire aussi
que nous sommes orphelins et que la seule chose qu'ils peuvent gagner
est de nous voir refuser le droit de voir notre soeur et comme ce ne
sont pas de mauvais bougres, ils nous laissent tranquilles.
Enfin
nous pouvons nous concerter comme d'habitude pour échafauder
nos plans et faire le point sur leur avancement. Notre premier
objectif est de repérer les élèves d'origine
américaine de préférence ceux qui sont de
famille aisée. Nous n'avancions guère. Tous les autres
enfants semblent être originaires de la région et il est
difficile de préjuger de leur situation sociale, ils ne font
pas étalage de leur argent ou de la situation de leurs parents
leurs seules conversations sont cantonnées dans le domaine
sportif. Les filles ne sont guère différentes. Parfois
ils parlaient de religion. La majorité de la population est
protestante mais nos collèges sont catholiques et ont un
comportement de minorité, veillant à ce que l'on ne
touche pas à leur communauté, ce qui se traduit par un
dynamisme certain dans le domaine religieux. Les leçons de
catéchisme, les kermesses et les processions sont prises très
au sérieux. Il y a cependant quelques protestants parmi nous
et nous respections leurs convictions.
La
seule chose vraiment utile que nous faisons est de bien travailler
l'anglais, même Pierrot qui d'habitude n'apprécie pas
beaucoup les langues se met à travailler et prend rapidement
la tête de sa classe. Son professeur est un religieux américain
qui a le véritable accent et un amour de son pays qu'il
essayait de communiquer à ses élèves. Il apporte
des journaux de là bas aux quels il est abonné et qui
surprennent tellement ils sont différents des journaux
français et même des journaux suisses.
Nous
pouvons continuer à lire La Croix à la salle de lecture
car l'école y est abonnée et quand l'encadrement l'a lu
le journal est classé avec soin et il est permis de le
consulter. Nous ne voyons rien cependant qui peut nous concerner.
Nous
occupons aussi beaucoup de temps à écrire des lettres à
Monique et aux petits. Par prudence nous ne donnons aucune indication
de lieu en ce qui nous concerne et par le canal du curé nous
les faisons poster de temps en temps à la grande poste de
Genève ou nous recevons également le courrier qu'il
reçoit poste restante au nom du chauffeur de la camionnette
qui est dans la confidence. De leurs cotés ils font poster les
lettres à Argenton.
Ils
vont très bien et curieusement c'est eux qui les premiers ont
l'occasion de pouvoir rejoindre nos parents. Un mois avant que se
déclenchent les événements d'Afrique du Nord,
Monique est invitée à passer le mois de mai en Algérie
par un de ses cousins qu'elle n'a pas vu depuis longtemps, Elle songe
que l'occasion peut être intéressante et écrit à
son cousin qu'elle ne pourra y aller qu'accompagnée de ses
deux enfants adoptifs, dont elle ne veut pas se séparer.
Le
cousin est très étonné de savoir qu'elle a
charge de famille mais confirme l'invitation. Il a une grande
propriété et se sent un peu seul étant resté
vieux garçon à un âge voisin de celui de Monique.
Il en a gardé un bon souvenir et la sait, elle aussi, très
isolée.
Ainsi,
sans aucune difficulté, tous les trois se retrouvent en
Afrique du Nord et 3 semaines plus tard sont bloqués par le
débarquement américain.
Leurs
lettres nous tiennent au courent de tout cela, mais toujours sans
spécifier d'adresse autre que la poste restante à Oran.
Le comble est que ni Monique ni les deux petits ne savent que nos
parents sont aux États Unis alors que ces derniers ne savent
pas qu'ils sont en Afrique du Nord ni ne connaissent leur adresse.
En
attendant nous avons pu quand même faire quelque chose d'utile.
Nous sommes parvenus à trouver une adresse où nous
pouvons envoyer du courrier à nos parents. C'est déjà
une chose que nous pouvons utiliser.
Nous
décidons d'un plan relativement prudent assez compliqué
et qui peut aboutir au bout d'un certain temps.
Jeannot
rédige une lettre assez longue avec l'aide des deux autres à
destination de nos parents, qui dit à peu près ceci:
-
Nous savons que vous avez perdu vos enfants il y a quelques années,
et l'intérêt que vous portez aux oeuvres concernant les
orphelins. Nous avons reçu au cours de la guerre un certain
nombre d'enfants qui ont perdu leurs parents et nous pensons que dans
votre entourage il y a, outre vous-mêmes, d'autres personnes
qui sont dans votre cas. Nous pensons qu'il serait bon pour les uns
et les autres que les gens qui ont perdu leurs enfants prennent en
charge des frères et soeurs orphelins. Nous avons à
notre antenne suisse des cas très intéressants
d'enfants bien élevés et affectueux, nous aimerions
voir s'il est possible de mettre sur pied sinon de telles adoptions
mais des prises en charge. A titre d'exemple nous vous adressons les
photos de deux enfants qui sont dans de telles situations et qui pour
le moment résident en Afrique du Nord et qui donc pourraient
facilement aller en Amérique si la famille d'accueil paye le
voyage. Ces deux enfants s'appellent : Noémie et Pitou L. nous
vous joignons leurs photos.
Bien
entendu les prénoms que nous utilisons ne sont pas ceux que
nous ont donnés nos parents, mais nous les avons adoptés
depuis si longtemps qu'ils nous plaisent encore mieux que les vrais.
Ils reconnaîtront les photos et normalement comprendront que ce
système vise uniquement à nous faire rejoindre nos
familles sans exciter la curiosité.
Nous
continuons:
-
Vous pouvez si cette proposition vous intéresse vous adresser
à monsieur le curé de la paroisse St "X"
Poste restante à Genève qui transmettra à qui de
droit. Vous pouvez compter sur une réponse sous quinze jours
vous donnant les noms et adresses de la personne à contacter
en Algérie mais votre lettre devra contenir un signe de
reconnaissance de votre choix qui soit indiscutable.
Nous
mettrons partiellement dans la confidence le Curé du Brassus
une fois la lettre prête.
Il
reste à taper la lettre à la machine pour que notre
écriture ne soit pas reconnaissable. Il existe au collège
des quantités de machines à écrire dont nous
pouvons disposer les jours de congé où nous sommes
presque les seuls à rester sur place. Évidemment on
peut toujours savoir quel est le type de machine employée et
si on la retrouve savoir qu'il s'agit de cette machine en
particulier, mais il n'est pas question d'envoyer une telle lettre
écrite à la main et encore moins en utilisant des
découpages de lettres prises dans des journaux. Aussi
avons-nous pris une machine de marque courante à l'époque
pour mettre notre texte au net. Il ne reste plus qu'à indiquer
le nom de la paroisse du curé qui servira de boite aux
lettres.
Nous
allons donc voir le curé du Brassus et lui expliquons à
peu prés notre problème:
-
Nous n'avons plus nos parents directs, mais nous avons pu savoir que
certains de nos parents éloignés existent encore
Amérique. Mais ce sont des dissidents importants venus de
l'Est d'un pays totalitaire. Nous savons comment leur faire parvenir
de nos nouvelles, mais ils ne peuvent nous écrire directement
car ils sont très surveillés et s'ils renseignaient les
autorités de leur pays d'origine sur notre identité et
notre lieu de résidence exact, ils mettraient peut-être
nos vies en péril, nous pourrions servir de monnaie d'échange.
Il faut que leurs courriers, s'ils en envoient, arrivent poste
restante à Genève à l'attention du curé
d'une paroisse qui les repassera à un autre jusqu'à
vous-mêmes qui nous les remettrez. Il faut éviter à
tout prix qu'en suivant la lettre des gens mal intentionnés
remontent jusqu'à nous, nous serions en danger grave. Pouvez
vous nous donner l'adresse d'un curé que vous connaissez. On
lui enverra des ordres anonymes pour lui dire quoi faire du pli quand
il l'aura reçu.
-
Tout ceci me semble bien compliqué. Ne cherchez-vous pas à
me faire une farce ? Ce serait mal venu, car à se moquer ainsi
des choses graves on risque de ne plus être secouru quand il y
a vraiment du danger.
-
C'est tout à fait sérieux, et même vital, dit
Jeannot. Le mieux est que le curé qui recevra la lettre la
réexpédie aussitôt au à partir de la poste
elle-même et garde sur lui une lettre de rechange au cas ou il
serait contrôlé. Il ne faut pas qu'il conserve
l'enveloppe sur lui car nous ne pouvons pas imiter les timbres et les
cachets de la poste américaine. Nous vous préparerons
une lettre bidon à cet effet que vous pourrez lui envoyer par
la poste après l'avoir averti par téléphone.
Le
lendemain, le curé nous appelle au parloir car on est en
semaine et nous dit:
-
Tout est arrangé, mettez : paroisse sainte Sophie. Et
donnez-moi la lettre de rechange avant huit jours.
Nous
postons le dimanche suivant la lettre à nos parents à
partir de Genève et entreprenons de faire une réponse
bidon bien fichue telle qu'auraient pu la faire nos parents.
Elle
dit ceci:
Messieurs,
nous avons reçu votre lettre qui nous a beaucoup émus,
malheureusement nous n'avons absolument pas l'intention de nous
charger de nouveau de la responsabilité d'enfants. Notre
travail ne nous laisse pas assez de temps pour nous en occuper et
nous avons encore l'impression maintenant que c'est notre travail qui
a entraîné la perte de nos propres enfants il y a
maintenant cinq ans nous ne voudrions pas renouveler cette abominable
expérience. Si nous trouvons des familles qui veuillent bien
en prendre charge nous vous le signalerons mais nous n'en connaissons
pas pour l'instant.
Je
vous transmets cette lettre par la voie que vous m'indiquez. Croyez
cependant que nous gardons dans nos coeurs les petits orphelins
apprentis d'Auteuil. Je demande de toute manière à ma
banque de faire parvenir à votre maison mère une somme
importante dont je pense, ils ont un grand besoin.
Ceci
nous excite beaucoup pendant quinze jours et l'attente est terrible
en attendant la réponse. Bien des choses peuvent arriver. Les
lettres font un grand voyage et elles peuvent être perdues en
route ou simplement égarées dans un coin par un employé
négligeant et bien des choses encore.
Le
curé du Brassus est encore plus excité que nous et sans
se faire connaître du curé de Sainte Sophie lui
téléphone tous les trois jours pour savoir s'il a reçu
une réponse.
Enfin
un jour, il a cette réponse, j'ai une lettre et j'ai fait ce
qui était convenu, je n'ai pas eu de difficultés.
Trois
jours plus tard le curé du Brassus nous remet la lettre
glissée dans une enveloppe anonyme.
Nous
sommes très émus en l'ouvrant et en dépliant les
feuillets qu'elle comprend. La lettre est manuscrite et écrite
sur du papier avion. Elle est assez longue parlant surtout de l'amour
qu'ils ont eu pour leurs enfants et de la joie qu'ils se font de
pouvoir être utiles aux deux enfants dont nous leur avons
envoyé la photo. Ils sont tout à fait disposés
ou à les adopter si cela est possible ou du moins de les
élever tant que cela serait possible et enverront l'argent
nécessaire à leur transport au consulat américain
à Oran. Les plus jeunes des enfants qu'ils ont perdus auraient
environ le même âge actuellement et ils sauront leur
donner toute l'affection nécessaire à des enfants de
cet âge.
Nous
envoyons par retour du courrier une feuille à l'intention de
nos parents portant uniquement l'adresse du cousin de Monique en
Afrique du Nord. Parallèlement nous écrivons à
Monique pour lui dire d'accepter la proposition qui lui sera faite de
les accueillir tous les trois en Amérique car nous savons que
c'est le moyen de leur permettre ensuite de retrouver leurs parents,
mais qu'il ne faut pas leur en parler pour ne pas leur donner de faux
espoirs avant que cela soit fait. Nous ajoutons que nous pensons
pouvoir les rejoindre par la suite.
Les
dés sont jetés, nous avons déclenché
l'opération mais nous n'aurons sans doute pas de nouvelles
avant longtemps. Nous devons avoir de la patience.
Noël
arrive avant que nous ayons des nouvelles nous sommes très
bien intégrés à la vie de la vallée. Il
fait effectivement un froid sibérien dans ce pays. Les moins
dix moins vingt sont monnaie courante. Heureusement les équipements
sont en conséquence. Les maisons ont toutes des doubles
fenêtres et des systèmes de chauffage efficaces. Le bois
de chauffage ne manque pas toutes les hauteurs étant couvertes
de forêts. Le lac est gelé depuis au moins quinze jours
et l'on peut rouler dessus en voiture. Nous assistons à des
parties de pêche à la ligne originales dans des trous
pratiqués dans la glace. Les poissons se pressent devant ces
orifices et mordent à peu près sur tout ce que l'on
peut leur présenter et l'on prend des perches des brochets et
des truites. Les pêcheurs professionnels établissent
également des barrages de filets sous la glace en les mettant
en place de proche en proche entre une série de trous percés
dans la glace. ils ont un système de poulies et de renvois qui
leur permettent plusieurs fois par jour de relever les filets, de
récupérer les poissons pris dans les mailles et de le
remettre en place sans trop de mal.
Nous
faisons de grandes ballades à ski avec des équipements
qui paraîtraient aujourd'hui bien rudimentaires et qui sont à
mi-chemin entre les skis de pistes actuels et les skis de fond.
Taillés dans du frêne et comportant des carres
métalliques dans la partie centrale, ces skis doivent être
fartés à chaud sous peine d'accumuler de la neige
collée sous les semelles et de ne plus glisser du tout. Nous
utilisons aussi des peaux de phoques pour monter les pentes
accentuées sans trop de mal, et ainsi nous passons à
peu près partout la neige n'est pratiquement jamais damée
avant le printemps et les virages sont difficiles à négocier,
mais en groupe en ouvrant la route chacun son tour on réussit
à couvrir de grandes distances et nous avons acquis ainsi une
grande résistance.
Pendant
les vacances de fin d'année nous partons ainsi souvent tous
les trois avec Nénette qui aime beaucoup cela et qui tient
bien la cadence. En revanche notre retard est trop important en patin
à glace pour que nous puissions espérer le rattraper.
Les enfants du pays semblent être nés avec des patins au
pied et ils ont à notre âge acquis une aisance
incroyable qu'ils expriment pleinement en pratiquant le hockey sur
glace.
Par
politesse nous assistons aux matchs qui mettent en jeux nos
établissements, mais les parties ont le plus souvent lieu la
nuit à l'éclairage électrique et il fait un
froid intense sur la touche et il faut beaucoup de courage pour
rester jusqu'à la fin de ces parties interminables du fait des
nombreux arrêts de jeu qui les émaillent.
Les
parties sont extrêmement viriles, nous servons un peu
d'infirmiers soulageant les multiples contusions et faisant un peu
fonction d'aides aux entraîneurs.
Des
enfants normalement constitués auront du être dégoûtés
par les multiples blessures et même fractures qu'ils en
retirent, mais au contraire dès que l'on parle de hockey leurs
yeux rayonnent et eux si placides deviennent volubiles. Leurs parents
ne sont d'ailleurs pas les derniers à les encourager.
Et
toujours nous attendons et finissons par désespérer
quand Jeannot reçoit personnellement une lettre d'Amérique
avec des quantités de timbres très jolis et dont
l'écriture lui parait familière. C'est une lettre de
Noémie lui disant qu'elle et Pitou sont reçus dans une
famille d'accueil pour une durée de quelques mois, qu'ils sont
magnifiquement entourés et que ce serait parfait si nous
pouvions les rejoindre plutôt que de faire nos études en
Suisse, elle nous incite à réfléchir à
cela :
-
vous pouvez aussi faire de bonnes études aux États Unis
et vous aurez au moins l'avantage d'y apprendre l'anglais.
Elle
nous envoie mille baisers, mais ne donne aucune adresse probablement
par raison de sécurité. Nous pouvons d'ailleurs joindre
nos parents par le même canal que la première fois.
Bien
sur, nous sommes d'accord, mais nous pensions qu'il valait mieux
attendre la fin de l'année scolaire et profiter des grandes
vacances pour aller aux États Unis.
Reprenant
notre premier système, nous l'avons modifié un peu.
Toujours sous couvert de l'agence suisse des apprentis d'Auteuil nous
écrivons à nos parents pour obtenir cette fois une
bourse de voyage pour trois enfants très méritants aux
États Unis nous joignons nos photos pour qu'ils puissent nous
identifier et nous leur demandons de répondre à la même
adresse que la première fois et nous avertissons le curé
du Brassus pour qu'il mette de nouveau en veille son réseau de
récupération du courrier à la poste restante de
Genève. Nous écrivons également une fausse
réponse dilatoire comme la première fois que le curé
envoie à son collègue de Genève.
Le
curé du Brassus est enchanté que notre plan ait atteint
son premier objectif, mais est un peu triste à la pensée
que nous devions le quitter aux vacances.
Le
système est maintenant bien rodé aussi il ne faut pas
plus d'un mois pour que le curé de sainte Sophie reçoive
une lettre accompagnée d'un chèque confortable sur une
banque suisse qui doit couvrir les frais du voyage et plus.
La
lettre dans une forme impersonnelle nous souhaite la bienvenue et
nous exhorte à bien travailler la langue anglaise en attendant
les vacances pour bien profiter de notre séjour.
Notre
moral est évidemment au beau fixe, Nénette qui a été
malgré nos efforts bien isolée rayonne. La présence
de Monique ou d'une femme qui puisse la comprendre et à qui
elle puisse se confier lui manque bien plus qu'à nous. Elle a
maintenant treize ans ce n'est plus la gamine du Clos aux Geais elle
affronte de nouveaux problèmes et a besoin de quelqu'un en qui
elle puisse se confier. Ses amies de pension quoique très
gentilles ont un mode de vie habituel trop éloigné du
sien pour qu'elles puissent se comprendre à demi-mot et avec
elles il y a toujours des ambiguïtés de langage, les mots
sont les mêmes mais n'ont pas la même signification
profonde. Leurs relations si elles sont bonnes restent
superficielles.
L'hiver
est long et ce n'est qu'au début mai que la vallée est
débarrassée de sa neige. Le climat est plutôt
tropical et au froid succède presque sans transition des
fortes chaleurs la nature en sommeil pendant de longs mois reprend
avec une vigueur insoupçonnée. Les champs, les vergers
et les potagers installés sur les moindres versants exposés
vers le sud sont le siège d'une activité fébrile.
Le curé du Brassus qui a un magnifique potager nous convie à
y travailler soit pour planter ou semer et dès que c'est le
moment à cueillir et ramasser les fruits et les légumes.
Nous
aimions beaucoup ce travail que nous avons un peu expérimenté
en France. Mais, autant le sol est difficile et caillouteux et les
résultats maigres là bas, autant ici le sol est meuble,
facile à travailler et les plans minutieusement choisis. Tout
semble pousser miraculeusement. Il y a, dès qu'il le faut un
arrosage quasi continu des plans les plus délicats et le
travail le plus difficile est la récolte. Même pour nous
la terre est basse et nous passons de longues heures courbés à
ramasser les salades, les radis et les tomates en début de
saison, cela devient encore plus fastidieux quand ce est le tour des
pommes de terre, et surtout des haricots verts. A partir de début
Juillet ils poussent sans désemparer d'un grand plan qui aura
été capable de nourrir une dizaine de familles. Tous
les jours nous faisons la cueillette pour éviter que les
haricots ne grandissent trop et pouvoir toujours avoir des produits
de première qualité.
Bien
sur, nous sommes rétribués de nos efforts par un peu
d'argent en fonction de la quantité de haricots que nous avons
ramassée.
Le
curé nous invitait souvent à déjeuner et nous
pouvons les savourer, ils n'ont aucun fil et sont délicieux.
Le plan est quasiment intarissable et donnait jusqu'au mois de
septembre.
Le
ramassage des groseilles et des fraises nous occupe aussi beaucoup.
Pour les groseilles nous avons des petits tabourets qui nous
permettent de travailler à bonne hauteur, mais l'ennui est
qu'il ne faut oublier aucun fruit sous peine de nous le voir
reprocher sans doute gentiment mais sûrement. Il faut beaucoup
de minutie et nous n'en avons guère et plus le temps passe
plus cela nous semble pénible.
Avec
ce que nous cueillions, la servante du curé entreprenait de
faire des conserves en quantités considérables ainsi
que des gelées et des confitures. Il y a des pots partout et
une odeur de sucre et une atmosphère de vapeur planait dans
toute la maison. Tous ces pots sont ensuite étiquetés et doivent
rejoindre d'autres pots préparés les années
précédentes et attendre longtemps le moment d'être
consommés.
Car
l'on mange d'abord au cours de l'hiver les conserves et les
confitures les plus anciennes, négligeant les dernières
qui doivent être probablement bien meilleures, c'est comme
avoir toujours du pain d'avance pour pouvoir ne manger que du pain
rassis.
La
cueillette des cerises et des abricots, car malgré la rigueur
du climat il y a des abricotiers situés contre un mur et qu'un
système astucieux de châssis légers abrite de la
neige et du froid durant l'hiver, est bien plus agréable.
Nous
avons le droit au bout d'une heure de travail de manger autant de
fruits que nous voulons et nous ne nous en privons pas car les
bigarreaux et les abricots sont délicieux et d'ailleurs il
faut normalement les cueillir un peu avant qu'ils ne soient murs pour
mieux les conserver et donc nous ne nous faisons pas faute de manger
ceux qui nous paraissent à point. Cela nous vaut d'ailleurs de
bonnes coliques car au début nous abusons. Pierrot ne sait pas
résister à un abricot et Jeannot craque devant les
cerises. Nénette se laisse aller plutôt pour les
fraises.
En
fait, même si nous sommes un peu saturés de ces travaux
de jardinage qui occupaient nos fins de journée et nos jours
de congé, le plus rude du travail nous est épargné.
Nous n'avons jamais ni à étendre le fumier qui est
apporté chaque automne en abondance, il y a à cette
époque encore beaucoup de chevaux et la munificence du jardin
leur doit beaucoup. Nous n'avons pas non plus à bêcher
ce qui est un travail d'homme ni à sarcler ni à biner.
Le curé trouvait toujours des auxiliaires pour cela, nous ne
savons pas s'il les rétribuait ou s'il leur donnait ce travail
en punition de leurs fautes après les avoir entendus en
confession.
Ainsi
nous sommes très occupés et cela nous empêchait
de tourner en rond en attendant des nouvelles ou un signe quelconque.
Vers
la fin juin et le début de juillet, il y a aussi la cueillette
des champignons en forêt. Nous ne connaissons rien à
ceux-ci et n'aurions pas pu distinguer un rosé des prés
d'une amanite phalloïde, aussi nous n'y allons qu'en groupe avec
des connaisseurs pour nous guider et aussi pour nous indiquer les
bonnes places. Il faut faire preuve de beaucoup de diplomatie pour
arriver à nous joindre à une équipe, car la
cueillette des champignons est une affaire pratiquement commerciale,
les bons filons sont tenus secrets et ils en ramassent des quantités
incroyables qu'ils vont ensuite vendre jusqu'à Genève
ou avec lesquels ils font ou des conserves ou bien des champignons
séchés qui une fois humidifiés sont excellents.
Nous
n'avons pas de telles visées mais aimons beaucoup que la
cuisinière du curé puisse relever ses omelettes avec
soit des girolles soit des cèpes ou des mousserons. Le curé
est très méfiant et exige de voir tous les champignons
lui-même avant de les utiliser à la cuisine. Il les
prend avec des gants une loupe à la main et les compare à
des planches de champignons qui illustrent la grosse encyclopédie
qu'il possède.
Pour
nous joindre à une équipe nous utilisons les charmes de
Nénette qui, cette fois, prend beaucoup de plaisir à
faire la conquête d'un garçon.
CHAPITRE
10
Les champignons
Pierrot
a un voisin d'étude qui lui parle souvent de sa soeur lui
demande son nom, et une photo et qui semble être très
sensible à son charme. Au début Pierrot ne dit rien et
le renvoie dans ses foyers. Un jour pour s'amuser il lui dit je veux
bien te dire le nom de ma soeur, mais donne-moi quelque chose en
échange, son camarade lui promet une tablette de chocolat.
Alors
Pierrot lui dit:
-
elle s'appelle Noémie.
L'autre
est très content et les choses en restent là quelques
jours jusqu'à ce que Pierrot lui dise:
-
Il faut que je te dise que Noémie est bien ma soeur mais pas
celle que tu connais, c'est ma petite soeur et elle n'est pas en
Suisse.
L'autre
en reste les bras coupés et sans doute, excité par ce
jeu du chat et de la souris, lui demande : dis-moi son vrai nom et
donne-moi une photo, je te donnerai beaucoup de chose en échange.
-
je ne sais pas si je dois, dit Pierrot, il faut que je demande à
ma soeur l'autorisation.
Pierrot
en parle à Nénette, mais sans parler de la photo, qui
est très flattée que l'on s'intéresse à
elle car le garçon en question est d'une excellente famille
et beau garçon lui-même.
Dis-lui
mon nom, dit Nénette, toujours pratique à condition
qu'il nous emmène aux champignons avec sa famille, ils
connaissent les meilleurs coins, ils nous guideront.
-
C'est une bonne idée dit Jeannot, mais est-ce bien honnête
d'utiliser de tels procédés ?
-
Je ne promets absolument rien dit Nénette, mon nom n'a rien de
secret, alors pourquoi pas sinon il se le procurera d'une autre
façon.
Le
Lendemain à l'école Pierrot donne les conditions à
son camarade et ajoute je te donnerai en prime sans qu'elle le sache
une de ses photos d'identité à condition que tu ne lui
en parles pas car elle n'en sait rien.
-
Je vais demander à mes parents de vous inviter à venir
avec eux aux champignons, cela va être difficile car ils ne
montrent leurs emplacements à personne, mais j'y arriverai.
Il
sait se montrer convainquant et le samedi suivant nous frappons tous
les trois assez intimidés à la porte de ses parents.
Il
vient nous ouvrir lui même et tout rougissant fait les
présentations et Nénette dit-elle même son nom
devant tous.
-
Quel nom curieux dirent les parents !
C'est
un diminutif, mais on ne m'appelle que comme cela et je n'aime pas
mon nom véritable, nous avons d'ailleurs tous des surnoms
c'est sans doute une manie. Personne ne lui demande son nom
véritable.
On
ne passe pas beaucoup de temps à bavarder car c'est une
véritable expédition. On part tous dans une camionnette
qui nous emmène à une vingtaine de Kilomètre du
bourg dans un coin perdu que nous aurions eu bien du mal à
retrouver seuls et nous nous enfonçons dans les bois. Après
deux ou trois kilomètres supplémentaires de marche à
pied on se retrouve dans un petit vallon abrité et humide qui
regorge de champignons de toutes natures ? La première fois,
nous ne ramassons nous-mêmes que des girolles et des cèpes.
Alors que la famille du camarade de Pierrot en cueille de toutes
sortes.
Il
y a de nombreuses essences d'arbres, depuis les sapins ou épicéa
et toutes les variétés de feuillus dont de très
jolis boulots. Sous le soleil ils dégagent des senteurs
enivrantes. Nous ne savons pas si c'est la faute de ce climat mais le
pauvre soupirant de Nénette semble de plus en plus sous le
charme alors qu'elle ne fait rien pour l'encourager et reste
elle-même de marbre. Par un juste retour des choses Jeannot qui
va sur ses quinze ans est subjugué par la fille aînée
qui a bien vingt cinq ans mais est une splendide plante brune
épanouie et mariée de surcroît mais dont le mari,
travailleur saisonnier, est absent à cette époque.
Jeannot ne la quitte pas des yeux, c'est pour lui la révélation
de ce que pouvait être une femme. Tout cela passe au-dessus de
la tête de Pierrot qui n'est pas très en avance pour son
âge et qui n'ayant pas un physique aussi remarquable que son
frère et sa soeur passe inaperçu.
La
jeune femme s'aperçoit de l'effet qu'elle produit sur Jeannot
et ne fait rien au contraire pour le décourager. C'est une
coquette née et tour à tour aimable et distante avec
lui elle s'amuse visiblement de le voir souffrir, cette coquette n'en
est sans doute pas à son coup d'essai.
Malgré
tout, comme les autres, Jeannot est encore un enfant et avec
l'insouciance de son âge pense à bien autre chose quand
elle n'est pas là et profite, comme nous autres, de ces
promenades à travers bois qui nous font parcourir au bon air
en pleine nature un nombre respectable de kilomètres et nous
procurait une forme physique remarquable. Il est d'ailleurs assez
doué pour trouver les champignons et avec Nénette fait
des concours à celui qui en rapporte le plus. Pierrot de son
côté rêvasse et ne ramasse que ce qui lui tombe
tout à fait sous les yeux. Il y a aussi pas mal de gibier dans
ces sous bois et il aurait bien voulu essayer d'en attraper au lieu
de cueillir les champignons, mais connaissant un peu mieux les
Suisses, il pense que ce n'est pas le genre de chose à leur
proposer. Ils auraient été scandalisés
d'entendre une telle proposition. Quel dommage!
Enfin
la lettre arrive, par le chemin habituel. Le curé de sainte
Sophie a reçu un gros chèque qu'il a remis à
l'évêché et qui nous permettait de partir pour
l'Amérique. Les vacances arrivaient dans un mois c'est pour le
mieux. En Suisse les vacances d'été sont bien plus
courtes qu'en France et sont compensées par des horaires plus
légers et des vacances en cours d'année plus
importantes surtout l'hiver.
Après
en avoir discuté avec le curé du Brassus, il est décidé
que nous accompagnerons deux prêtres américains de
passage en Suisse qui doivent rentrer en Amérique. Ils nous
conduiront jusqu'à l'évêché de Boston qui
nous accueillera en attendant que nos parents viennent nous chercher.
Comme cela nous ne risquons rien et il aurait eu des scrupules de
nous laisser partir tout seuls des tas de choses désagréables
auraient pu nous arriver pendant le voyage !
Nous
partons par Lisbonne c'est un grand voyage. Nous allons donc avec le
curé au consulat des États Unis pour obtenir les visas
nécessaires que nous obtenions sans trop de difficultés
grâce à l'évêché. Nous n'avons plus
qu'une semaine avant le départ pour Lisbonne.
CHAPITRE
11
Départ pour l'Amérique
Nous
laissons pas mal de choses sur place car il ne faut pas avoir
d'excédent de bagages et nous n'avons chacun droit qu'à
une demie place. Nos coeurs sont un peu serrés quand nous
sommes à l'aéroport en compagnie des deux prêtres.
Nous n'avons évidemment jamais pris l'avion, et nous avons
plutôt peur d'avoir un accident, en rentrant dans la cabine qui
nous parait très étroite avec des places très
serrées les unes contre les autres, nous n'en menons pas
large. L'avion un bimoteur à hélice un DC 4 a une
allure moderne qui nous rassure un peu, et puis comme nous dit la
courageuse Nénette:
-
On ne meurt qu'une fois, on verra bien si se sera cette fois ci.
Nous
les garçons ne pouvons pas nous montrer plus craintifs
qu'elle, mais nous sommes tout pâles.
Résignés,
cependant nous nous laissons faire, guettant du coin de l'oeil la
mine des deux jeunes ecclésiastiques américains qui ne
semblent guère se soucier de tout cela et qui à peine
assis se sont plongés dans la lecture de leur bréviaire.
Le
bruit des moteurs au décollage nous assourdit complètement
nous avons très peur de devoir le supporter durant tout le
voyage, mais une fois que l'avion prend de l'altitude le régime
des moteurs ralentit et devient presque supportable.
L'avion
vire sur l'aile en direction du sud et nous permet de voir un
magnifique paysage du lac Léman et de Genève ainsi que
des Alpes vers lesquelles nous nous dirigeons en prenant de
l'altitude.
Le
passage des Alpes est grandiose. Il fait très beau et nous
volons à une altitude élevée près de 5000
mètres comme nous l'annonce le mécanicien, nous avons
l'impression de rentrer dans les montagnes et d'ailleurs quand nous
les abordons nous sommes pris dans de violents courants d'air
ascendants qui semblent nous projeter dans le ciel comme une balle de
ping-pong. Parfois nous sommes au contraire pris dans de gros trous
d'air qui nous chavirent l'estomac. Quand enfin nous quittons la
haute montagne, le vol redevient tout à fait calme et nous
commençons à nous détendre.
Nous
sommes assis sur la même rangée de sièges
répartis l'un à gauche de l'allée où est
Nénette et les deux autres à droite. Jeannot a la place
près du hublot. Les moteurs font un tel bruit que nous ne
pouvons pratiquement rien nous dire. Malgré le chauffage
intérieur il fait très frais et nous avons du mal à
respirer car l'avion n'est que faiblement pressurisé, ce qui
fait que le voyage qui durait environ quatre heures est éprouvant.
Nous avons nettement conscience d'avoir tourné une page de nos
existences que nous ne retrouverions jamais. Maintenant que nous
touchons au but que nous nous sommes fixé une grande lassitude
nous gagne ; toute notre énergie s'est tendue vers ce but des
années durant tous nos actes avaient en filigrane l'obligation
de nous rendre dignes de nos parents et de nous permettre de les
retrouver. Au moment où nous allons les retrouver nous nous
demandons qui sont ces parents. Comment vont-ils nous accueillir ?
N'allions-nous pas être une gêne pour eux qui se sont
passés de nous durant de si longues années et ont sans
doute trouvé bien d'autres centres d'intérêt?
C'est
ce que nous essayons de discuter à trois autant que les
moteurs nous le permettent.
Nénette,
comme d'habitude, trouve la bonne attitude :
-
Nous ne devons pas nous attendre à des miracles, nous
n'arriverons pas à reformer nos familles du jour au lendemain
et si nous y arrivons, il faudra que les efforts de tous se
conjuguent dans ce sens. Cependant pouvoir embrasser et voir nos
parents, c'est une joie qu'il ne faut pas gâcher. Restons
toujours unis entre nous, nous formons déjà une famille
et tant pis si nos véritables familles ne sont pas parfaites.
Y a-t-il d'ailleurs des familles parfaites ?
Il
fait presque nuit lorsque nous atterrissons à Lisbonne, la fin
du voyage a été tourmentée, il y a beaucoup de
turbulences sur l'Espagne et nous sommes au bord de l'épuisement
nous demandant comment se passera la traversée de
l'Atlantique.
Heureusement
nous ne repartons que le surlendemain.
A
Lisbonne nous sommes accueillis dans un couvent qui est habitué
à donner asile à des hôtes de passage. Lisbonne
est la plaque de passage du trafic qui passe entre les deux camps en
guerre ou entre les pays neutres.
Les
lits sont atroces sans paraît-il le moindre rembourrage et les
cellules déprimantes, la nourriture n'est pas meilleure.
Mais
nous dormons comme des souches et comme nous avons de l'argent nous
sommes allés compléter notre petit déjeuner
famélique dans une pâtisserie. La vie n'est pas chère
et les gens très aimables et il suffit de notre anglais encore
rudimentaire pour nous faire comprendre.
Le
temps est au beau avec pas mal de vents et de gros nuages qui passent
rapidement. Nous traînons autour du port et visitions quelques
églises, toujours encadrés par nos jeunes abbés
américains.
La
nuit suivante est beaucoup plus courte car le départ de
l'avion est à deux heures du matin. On nous réveille
car nous aurions été incapables de le faire tout seuls.
Et c'est à demi-endormis que nous partons vers l'aéroport
et montons dans l'avion. Il y a de la lune et tout par irréel.
Nous ne sommes pas assis sur nos sièges depuis cinq minutes
que nous dormons comme des souches et n'avons aucune conscience du
décollage.
Quand
nous avons repris conscience c'est le jour, l'avion un quadrimoteur
est plus silencieux que le premier.
Soit
que nous volions plus bas
au-dessus des flots ou que le système de climatisation
marchât mieux, il fait une température agréable
et l'avion n'est plus secoué par les turbulences.
Nous
avons fait plusieurs escales dans des îles avant de nous poser
encore en plein jour aux États Unis à Boston. Nous
sommes partis de Lisbonne il y a plus de vingt heures mais avec le
décalage horaire il fait encore jour.
Les
formalités de douanes sont très longues. Douaniers et
policiers sont extrêmement tatillons vérifiant chaque
détail. Nous retrouvons l'atmosphère d'un pays en
guerre. L'avion comprend près de soixante personnes et la
bonne mine de nos deux abbés ne suffit pas à les
amadouer.
Nous
sommes priés de rester à Boston à disposition de
la police pendant au moins une semaine avant de savoir si nous étions
acceptés ou refoulés. En attendant, nous logerions dans
un couvent de la ville. En entendant cela, nous avons fait la
grimace, et nous avons bien tort, car il régnait dans le
couvent le plus grand confort, les lits sont profonds, les bonnes
soeurs aux petits soins pour nous et la nourriture pléthorique
quoiqu'un peu bizarre.
Mais
nous sommes jeunes et nous nous faisons très vite aux
habitudes alimentaires des Américains. Nous avons adopté
tout de suite le Coca Cola et les sandwiches énormes qu'ils
ingurgitaient en cours de journée.
Nous
sommes libres de nous promener où nous voulons à
condition de toujours signaler où nous allions et de suivre
scrupuleusement notre programme.
Les
rues, les buildings, les automobiles tout par à une échelle
plus grande qu'en Europe. Il y a aussi des quantités de
poteaux électriques disposés à peu près
n'importe comment et qui gâchent le paysage.
Il
n'est pas rare de voir des femmes travailler à des métiers
d'hommes, conduire des autobus ou remplir des fonctions d'agents de
police et personne ne songe à s'en étonner.
Aussitôt
arrivés, nous écrivons une lettre succincte à
nos parents en leur signalant notre arrivée et l'obligation
d'avoir l'autorisation du service d'immigration sous peine de nous
voir refouler. Comme nous déclarons la même chose aux
fonctionnaires ils doivent être prévenus des deux
façons, nous leur demandons de nous fournir un numéro
de téléphone direct où nous pourrions les
joindre à l'intention du supérieur du couvent qui nous
abrite.
Cinq
jours plus tard le supérieur nous remettait une lettre
laconique disant:
-
nous faisons le nécessaire vis à vis de l'immigration,
vous pouvez nous appeler après 21 heures au n°...
Le
soir dans une cabine téléphonique dont nous avons
assimilé le fonctionnement nous sommes tous les trois pendus
au téléphone et nous avons appelé le fameux
n°... . nous décrochons aussitôt et Jeannot qui a le
combiné demande Monsieur ou Madame Lefort de la part du frère
de Noémie.
Une
voix de femme demande de suite:
-
C'est toi Jeannot?
-
Oui je suis avec Pierrot et Nénette, qui est à
l'appareil ?
-
Madame Lefort, je t'embrasse de tout coeur ainsi que tes frères
et soeurs, les deux petits vont très bien. Quand pensez vous
pouvoir nous rejoindre? On ira vous chercher en voiture.
-
Nous sommes encore bloqués ici par le service d'immigration,
mais ce ne doit plus être long, on vous rappellera quand ce
sera fait ou si nous avons des difficultés.
-
Vous avez été formidables, soyez toujours aussi
prudents, il ne faut pas réduire à néant tous
vos efforts, on vous expliquera tout cela quand vous serez là.
Il ne faut pas continuer plus longtemps, à bientôt.
Il y a
sans doute des difficultés avec les services de l'immigration
car nous voyions nos deux curés américains qui ont pris
nos affaires en main s'agiter comme des beaux diables, si l'on peut
s'exprimer ainsi en parlant d'eux. Ils ont lair préoccupés,
et nous évitent plutôt que de nous donner des
explications, quand un après midi ils reviennent tout épanouis
:
-
Vous avez un permis de séjour de un an, éventuellement
renouvelable. On a bien cru que l'on devait vous renvoyer en Europe,
mais l'impossibilité où vous seriez de le faire et sans
doute des interventions venant de vos parents ont débloqué
la situation. Les Américains souffrent d'espionnite aiguë,
même s'il s'agit d'anglais et de russes. Dans ces conditions
leur faire admettre qu'à quatorze ans on n'est sans doute pas
un espion relève de la performance. Tout ce qui vient du
Portugal et de Suisse leur est a priori
Nous
attendons fébrilement l'heure voulue pour téléphoner
à nos parents comme convenu. Nous sommes attendris en
entendant leurs cris de joie. Ils viendront nous chercher en auto et
emmèneront les petits avec eux pour nous reconnaître. Le
rendez-vous est fixé devant la poste principale de Boston à
la file d'attente de Taxis qui se trouvent là, à huit
heures le lendemain matin.
La
nuit est agitée, dès six heures nous sommes debout,
faisons nos valises et une bonne toilette pour paraître à
notre avantage.
Nous
avons fait aussi un grand ménage de nos chambres pour ne pas
laisser un mauvais souvenir aux pères qui nous ont hébergés.
Nos
deux curés nous conduisent en auto à l'endroit du
rendez-vous, nous nous embrassons pour la première fois et
leur demandons de nous laisser, car nous ne désirons pas
établir de liens entre eux et nos parents par simple réflexe
de prudence.
CHAPITRE 12
Les retrouvailles
Nenette
nous dit alors:
-
Ne prenons pas de risques inutiles, restez là avec les
bagages, je vais aller devant la poste, et je ramènerai la
voiture ici quand je l'aurai trouvée. Si quelqu'un nous suit
il doit s'attendre à voir trois enfants, pas une seule.
-
Et pourquoi toi?
-
Une fille passe plus facilement inaperçue, j'ai la tenue
parfaite de la petite amerloque, alors que vous faites gravure de
mode. On vous repérera au premier coup d'oeil. Ce ne sera pas
long. Le rendez-vous est dans cinq minutes.
-
D'accord, faisons-nous.
Tout
se passe comme elle l'a prévu. Elle voit une grande limousine
noire tourner sur la place devant la poste les vitres arrières
sont baissées, et Noémie passe la tête essayant
de nous découvrir.
Nenette
fait de grands signes à la voiture qui approche doucement.
Noémie
la reconnaît soudain et crie :
-
C'est Nenette.
Elle
fait arrêter la voiture contre le trottoir et dit à
Nenette :
-
Que tu es drôle comme cela j'ai bien failli ne pas te
reconnaître, on dirait une américaine. Où sont
les garçons ?
-
Un peu plus loin avec les valises, je ne veux pas attirer
l'attention.
La
porte arrière s'ouvre, elle rentre aussitôt dans
l'énorme limousine. En dehors de Noémie il y a deux
femmes sur la banquette arrière et un conducteur noir à
l'avant.
-
Je vous présente Nenette, fait Noémie.
La
voiture démarre.
-
Je vais vous guider dit Nenette.
Elle
les conduit rapidement à quelques cinq cents mètres
plus loin où nous, les deux garçons, les attendons dans
une petite rue. La voiture s'arrête de nouveau. Nous montons
dans la voiture tandis que le chauffeur charge les bagages dans le
coffre.
Noémie
recommence les présentations sans donner le nom des deux
femmes qui sont avec elle.
Celles-ci
sourient l'air très ému mais ne disent rien.
-
Bienvenue chez nous finit par dire l'une d'elle, à la maison
fait-elle au chauffeur.
La
voiture file rapidement dans un silence quasi total on n'entend pas
le moteur. Il y a trois rangées de sièges et les deux
derniers se font vis à vis. En moins d'un quart d'heure on
arrive devant une maison basse entourée de pelouses et de
grands arbres. Le chauffeur dépose les valises et une des
femmes lui règle le prix de la course.
-
C'est une voiture de location dit-elle. Attendez-moi ici.
Elle
s'éloigne par un petit sentier et cinq minutes plus tard
apparaît au volent d'une voiture moins grande mais déjà
de belle taille.
-
Montez, fait-elle, en chargeant les bagages dans le coffre. Les
garçons devant avec moi.
Dès
qu'ils sont partis, elle sourit et nous dit:
-
On ne pouvait rien dire devant le chauffeur. Nous n'habitons pas ici,
mais bien plus loin, je vais vous y conduire. Je suis la maman de
Nenette, Pierrot et Pitou, Catherine est la maman de Jeannot et de
Noémie. Mais pour nous deux vous êtes tous nos enfants.
Cela vous gêne-t-il d'avoir deux mamans ?
-
Pas du tout dit Pierrot, mais nous ne vous connaissons pas encore, il
va falloir que nous apprenions à le faire et à vous
aimer. Ce n'est pas automatique. Je vous promets d'essayer de mon
mieux. Jeannot est trop ému pour ne rien dire.
Malgré
nous, nous sommes inquiets, nous voulons d'abord interroger Noémie
et Pitou pour savoir à quelles personnes nous avons à
faire, nous ne reconnaissons pas vraiment nos mamans telles que nous
en avons gardé le souvenir.
Les
deux mamans sont aussi très gênées, Elles n'ont
jamais imaginé avoir affaire à des enfants aussi grands
que nous, nous serons bientôt des hommes ou des femmes. Elles
comprennent qu'à peine retrouvés, nous allons de
nouveau leur échapper. Comment doivent-elles se comporter avec
nous? Elles ne savent que dire ni que faire. Et puis si elles
reconnaissent sans grande peine les deux petits qui sont encore des
enfants, nous trois sommes bien différents. On sent chez nous
une maturité exceptionnelle et aussi un grain
Heureusement
Noémie meuble la conversation, en nous donnant des nouvelles
de Monique et de Pitou et en nous décrivant la maison et aussi
à quoi ressemblent nos papas.
-
On ne les voit pas très souvent car ils sont très
occupés par leur travail et ils font de fréquents
déplacements. Ils sont très gentils avec moi, mais ne
savent pas très bien s'y prendre avec Pitou. Ils ne
comprennent pas qu'il vit dans un monde à lui et qu'il se
débrouille très bien tout seul comme cela. Au début,
ils veulent lui parler de la classe de ce qu'il sait, s'il aime le
français, les mathématiques ou l'histoire. Il leur
répond que c'est des choses qu'il faut apprendre mais qui ne
sont pas très intéressantes.
On
arrive enfin à la maison qui ressemble beaucoup à celle
devant laquelle nous avons changé de voiture.
La
maison se trouve dans un lotissement nouveau à mi-chemin entre
Boston et Washington. Le laboratoire qui emploie les physiciens est à
une dizaine de kilomètres de là ce qui est tout près
a l'échelle américaine et leur permet quand ils ne sont
pas en déplacement de venir prendre le petit déjeuner à
la maison, à la française, plutôt que de se
bourrer de sandwiches.
-
Les hommes ne rentrent que ce soir tard, dit la maman de Noémie,
aussi si vous en avez le courage vous pourrez les attendre avant de
vous coucher. Mais si vous êtes fatigués vous pourrez
bien sur aller vous coucher plus tôt.
On
rentre les bagages dans le vestibule de la maison et une fois dans le
salon ou la salle de séjour, la maman de Noémie
reprend:
-
Je vous demande de me pardonner, je manque à tous mes devoirs,
je dois me présenter d'abord. Je m'appelle Catherine Lefort et
je suis la maman de Jeannot et de Noémie pour reprendre vos
noms actuels que Noémie m'a dit que vous préfériez
conserver après tant d'années et de plus cela aura
l'avantage de nous permettre de faire croire autour de nous que nous
vous avons recueillis sans vous connaître auparavant.
-
Et moi je m'appelle Madeleine Grimont, je suis la maman de Nenette,
Pierrot et Pitou, vos noms me plaisent beaucoup car ils semblent
représenter très bien vos différentes
personnalités. Si vous le voulez, j'aimerai bien vous
embrasser même si cela vous embarrasse un peu, cela me ferait
tant plaisir même si vous pensez que je ne le mérite
pas, ajoute-t-elle les larmes aux yeux.
Nenette
se précipite la première dans ses bras et l'embrasse
sur la joue et Pitou se précipite en disant :
-
moi je t'aime.
Pierrot
suit un peu plus raide, mais serré contre sa mère il
sent son coeur fondre et il pleure aussi.
Pendant
ce temps Jeannot embrasse sa mère, puis ensuite nous
embrassons aussi l'autre maman que nous considérons aussi
comme un peu la nôtre.
Le
dégel est venu, tout le monde sourit franchement.
Catherine
reprend:
-
Cette maison est la notre. Celle de Madeleine est tout contre mais
les enfants sont chez eux dans les deux maisons. Il faut seulement
que vous choisissiez comment vous voulez vous répartir les
chambres. Actuellement Noémie et Pitou sont ici. Peut-être
que les trois grands voudront s'installer chez Madeleine.
C'est
une bonne idée dit Jeannot, je préfère que nous
continuions à ne faire qu'une famille et que nous ne soyons
pas séparés par nos familles naturelles.
-
Je vais vous montrer le chemin dit Noémie qui est ravie de
faire figure d'ancienne.
Nous
les trois grands sommes abasourdis par la grandeur des pièces
par la douceur des tapis qui couvrent tout le sol, la profusion de
rideaux et de luminaires en tout genre. nous disposons d'une chambre
avec salle de bain chacun alors que jusqu'à présent
nous n'avons jamais vu de salle de bain à usage individuel et
que ces dernières années chez Monique nous n'en avions
pas, il n'y avait pas l'eau courante. Nous disposons aussi de vastes
placards et de bibliothèques bien fournies et d'un appareil
radio au pied du l
Nous
avons tout cela aussi Pitou et moi dit Noémie, c'est très
pratique.
Nous
installons nos affaires dans les armoires et mettons dans les sacs à
linge ce qui devait être lavé, car cela fait déjà
longtemps que nous sommes partis.
-
Vous verrez, il y a des machines pour laver le linge et même
des machines à repasser.
Nous,
nous sommes descendus dans la salle de séjour de Madeleine où
une bonne collation nous attend. Chacune des deux maisons utilise
deux domestiques noirs qui nous impressionnent beaucoup.
-
Comment les avez-vous trouvé demande Pierrot à sa Mère
qu'il vouvoie naturellement comme il faisait quand il était
petit !
-
Ils servaient déjà le précédent occupant
de la maison, nous les avons conservés quand nous sommes
arrivés. Ils ont l'agrément des services de sécurité
de la Défense américaine ce qui est difficile à
avoir. La maison est d'ailleurs réquisitionnée par
l'organisation qui emploie vos papas, et il est très possible
que ces serviteurs soient chargés également de nous
surveiller, ce qui n'est pas plus mal.
Nous
avons pris un bon thé avec des gâteaux secs, c'est très
agréable de se faire chouchouter ainsi.
Nous,
les aînés, retrouvons petit à petit dans nos
souvenirs les visages de nos mères qui s'étaient un peu
estompés. Si au début les coiffures et les vêtements
tout à fait différents qu'elles portent nous ont
déroutés, petit à petit nous les retrouvons et
faisons le lien entre nos souvenirs et maintenant. Nous leur
sourions, elles ne peuvent résister et chacune d'elles prend
un de nous dans ses bras le serrant fortement et l'embrassant.
Pierrot, qui attend que sa mère en ait fini avec Nenette, a
aussi son tour et
-
Es-tu toujours aussi dans la lune ?
-
Je crois bien, fait-il.
En
attendant le repas du soir qui avait lieu assez tard pour leurs
pères puissent y être, Noémie propose une partie
de Monopoly, un jeu qu'elle a découvert et qu'elle trouve
formidable.
Nous
n'avons pas eu l'occasion de voir Monique qui est partie voir une
cousine éloignée à New-York sans doute par
discrétion et aussi de crainte de ne pouvoir supporter ces
retrouvailles qui signifient que maintenant elle est reléguée
dans notre affection.
La
partie de Monopoly nous enchante sauf Pierrot qui trouve les règles
du jeu bien compliquées et fatigantes et perd rapidement le
petit capital de départ, il prend le parti d'arrêter
quand il n'a plus d'argent.
Il
va à la bibliothèque et examine les livres, il aime
beaucoup la lecture et est un peu déçu en voyant que
pratiquement tous les livres sont écrits en anglais. Le
sourire lui revient quand il voit toute une série de livres de
Walter Scott parmi lesquels Quentin Durward, Il a déjà
lu le livre en français ce sera très intéressant
de recommencer en anglais.
Il
prend le livre s'installe dans un profond fauteuil et plonge dans la
lecture. Plus rien d'autre n'existe pour lui, il est coupé du
monde extérieur.
En
le regardant sa maman sourit :
-
Il n'a vraiment pas changé, il s'échappe toujours,
penché sur son livre il a retrouvé un air enfantin qui
lui est familier.
Ceux
ci avertis par nos Mères font tout ce qu'ils peuvent pour se
dégager de bonne heure et à neuf heures et demie ils
sont là. Quand ils rentrent dans la pièce la crispation
qui a régné lors de la première rencontre avec
nos mères recommence sans que nous puissions rien y faire,
nous sommes quasiment paralysés et notre bonsoir est à
peine audible. Eux-mêmes paraissent très peu à
l'aise ne sachant que faire ni sur quel ton nous parler. Ils sont
très grands, nous ne reconnaissons guère les
personnages officiels que
Celles
ci reprennent rapidement la situation en main, elles font rapidement
nos présentations et celles de leurs maris qui s'appellent
Alexandre Lefort et Bernard Grimont. Leurs prénoms leur vont
bien et nous les connaissons déjà, ainsi que leurs
noms. En revanche sont-ils surpris en entendant les nôtres.
-
Ce sont les noms qu'ils portent depuis plusieurs années et ils
voudraient les garder, ils les aiment bien dit Catherine.
Vous
pouvez les garder dit Alec, ils sont amusants et vous vont bien, nous
en avons pris l'habitude avec Noémie et Pitou. Nous ne
pensions pas que vous aussi voudriez conserver vos noms actuels, mais
c'est effectivement une bonne idée.
Cette
concession tout de suite accordée détend l'atmosphère,
nous avons peur de tomber sous une autorité contraignante
alors que nous n'en avons pas connu depuis des années, étant
en fait nos propres maîtres.
Bernard
Grimont pousse un grand soupir et se décide à parler :
-
Je vois avec un grand soulagement que vous vous entendez bien avec
nos épouses, vos mamans. Je ne vous cache pas que cela sera
sans doute plus difficile entre nous, parce que les hommes sont moins
doués que les femmes dans ce genre de choses et aussi parce
que nous sommes moins disponibles qu'elles et qu'une si longue
séparation ne peut pas s'oublier en un instant.
Je
ne veux pas non plus éluder nos responsabilités. Si
nous nous sommes séparés c'est notre faute. Nous avons
choisi de continuer notre carrière scientifique dans le
domaine que nous avons choisi. Nous aurions pu l'abandonner et ainsi
pouvoir vous conserver avec nous. Vis à vis de vous nous
sommes donc responsables de cet abandon. En conscience, nous avons
été extrêmement déchirés. De vous
voir en bonne santé et aussi vigoureux nous est un grand
réconfort. Une fois choisie cette option, nous avons opté
de vous pro
-
Pour fêter votre arrivée, nous vous avons apporté
une surprise, un appareil de vision sans fil qui reçoit les
images comme la TSF reçoit les sons. Nous monterons l'antenne
demain et le mettrons au point. Maintenant à table.
CHAPITRE
12
La
télévision
Le
repas est très gai, Noémie commence à faire le
récit de la journée, et petit à petit nous
faisons connaissance. Nos parents écoutent surtout, curieux
d'apprendre comment nous vivions avec Monique. Nous leur faisons le
récit de nos exploits de pêcheurs et de notre expérience
de campagnards. Ils sont très surpris, élevés à
la ville ils sont loin de posséder la même expérience
que nous dans ce domaine, et nous regardent comme des êtres
bizarres. Que nous ayons assisté à la naissance d'un
veau de bout en bout les sidère.
Nous
n'avons aucune peine à nous endormir à cette heure
tardive. Le matin en nous réveillant, nous sommes un peu
surpris de nous trouver dans nos chambres. Chacun essaye de faire
marcher sa radio avec plus ou moins de bonheur. Il y a presque
partout des genres de musiques de sauvages auxquelles nous ne sommes
pas encore accoutumés et lorsqu'il y a des paroles cela va
tellement vite et avec un tel accent que même Jean qui parle
presque couramment l'anglais ne comprend rien.
Force
nous est donc de nous habituer au Jazz qui constitue l'essentiel des
programmes.
Vers
huit heures nous estimons que c'est une heure raisonnable pour se
manifester, nous nous habillons après une rapide toilette et
nous allons dans la salle de séjour.
Les
parents sont déjà là en robes de chambre et nous
invitent à nous servir parmi une foule de denrées
allant des jus de fruits, des oeufs sur le plat avec ou sans bacon, aux
classiques chocolat ou café au lait accompagnés de
pain, de beurre et de confiture ou de miel. C'est grandiose.
Ne
vous effrayez pas de l'importance de ce qui est là, en
Amérique le petit déjeuner est de tradition un vrai
déjeuner, tandis que le déjeuner lui-même est
négligé. N'ayez pas peur, nous sommes restés
fidèles aux déjeuners traditionnels, mais les
domestiques se croient déshonorés s'il n'y a pas tout
cela chaque matin, comme dans toutes les familles américaines
qui se respectent. Si vous ne mangez pas tout, cela n'est pas perdu,
donc faites comme vous voulez vous verrez sans doute comme nous que
cette façon de faire.
Nous
avions d'ailleurs presque fini nous-mêmes, mais nous ne sommes
pas habillés, nous allons le faire, soyez prêts quand
nous aurons fini, nous essayerons de faire marcher la télévision,
je compte sur vous pour m'aider, dit Bernard après nous avoir
embrassés.
Nous
faisons cependant largement honneur à la table, et nous sommes
largement rassasiés en sortant. Nous goûtons à
tout, Il nous faudra deux ou trois jours pour prendre des habitudes
plus raisonnables.
La
télévision à cette époque a la forme d'un
gros poste radio dans le centre duquel s'ouvre un hublot rond et sur
le devant duquel figurent de nombreux boutons. La vraie difficulté
est de bien disposer l'antenne et de régler le poste en accord
avec elle. L'antenne elle-même est disposée sur une
terrasse du premier et tournée vers la station émettrice
située presque à vue dans cette direction. Elle est
beaucoup plus tourmentée que les antennes actuelles mais peut
être fixée sur un pied lesté et possède
des quantité
Quand
nos parents reviennent en portant à deux l'énorme
carton contenant le poste et ensuite le non moins volumineux carton
contenant l'antenne, ils ne savent pas très bien comment
procéder.
Nous
commençons à sortir les appareils de leurs emballages,
au milieu de la salle de séjour et les déposons par
terre. Nous ne sommes pas inutiles pour cela, car pendant que les
parents portent le poste pour le sortir de son carton nous tirons sur
l'emballage. Nous n'avons jamais vu avant autant de papiers de
rembourrage pour protéger un objet. Il y en a plein la pièce.
L'antenne, quoique bien protégée, est emballée
plus simplement.
Notre
première opération est de disposer l'antenne sur la
terrasse et de faire cheminer le câble d'antenne depuis la
terrasse jusqu'à la salle de séjour où sera le
poste. Ensuite nous installons le poste sur un guéridon et
faisons les branchements électriques qui comportent un
régulateur de courent à l'alimentation et le
branchement de l'antenne.
Bernard
allume le poste. Au début il ne se passe rien, au bout d'une
minute l'écran s'éclaire faiblement et parait couvert
de zébrures. Il n'y a aucun son. Ce n'est pas vraiment
encourageant.
-
Je l'ai vu marcher dans le magasin de Boston, dit Alec, et les
réglages n'ont pas été changés. Regardons
si notre émetteur a les mêmes caractéristiques
que celui de Boston. Il se penche dans la documentation qui précise
les longueurs d'ondes des stations.
-
Bien sur, ce ne sont pas les mêmes, ni pour le son ni pour les
images. Voyons les opérations à faire pour obtenir le
bon réglage.
Pour
le son c'est assez simple il suffit de tourner un bouton avec
précaution et nous obtenions facilement le réglage
voulu. Il y a comme on pouvait s'y attendre du Jazz entrecoupé
de commentaires ou d'interview. Les zébrures de l'écran
se modifient au fur et à mesure que nous réglons le
son, ce qui montre à quel point tous les réglages
influent les uns sur les autres.
Ensuite
Bernard se met à suivre les indications pour modifier le
réglage du détecteur d'images, mais en vain. Chaque
modification réagit à l'écran mais jamais nous
ne parvenons à obtenir la moindre image. Il commence à
désespérer et nous aussi quand il découvre une
petite note en marge signalant que, avant de rechercher à
régler le détecteur d'image, il faut accorder l'antenne
avec les fréquences des émetteurs.
Il
faut commencer par l'antenne, mais la documentation est succincte et
ne donne que des relations entre les distances des réflecteurs
et la fréquence d'émission en signalant que ces
indications peuvent varier avec la topologie du lieu d'installation
et que le réglage fin doit se faire à l'aide d'un poste
situé à proximité de l'antenne.
Après
de savants calculs les deux hommes règlent à leur
manière les positions des réflecteurs des antennes et
l'on redescend pour refaire des essais.
Ce
n'est pas très concluant si ce n'est la possibilité
d'accrocher de temps en temps une image qui défile rapidement
sur l'écran sans jamais se stabiliser.
Nous
retournons sur la terrasse pour modifier légèrement les
réglages et redescendons vérifier, et faisons ainsi
cinq ou six fois l'aller et retour.
Parfois
c'est un peu mieux parfois l'image se détériore, c'est
désespérant.
-
Nous irons plus vite avec le poste installé sur la terrasse,
dit Pierrot, on le redescendra quand on aura réussi à
trouver les bons réglages.
-
C'est une bonne idée fait Bernard qui commence à se
décourager.
On
installe le poste là haut et on recommence les essais. Cest
beaucoup plus facile ? Dès que la première image
apparaît, on peut faire varier les paramètres de
l'antenne un à un progressivement et en constater aussitôt
les effets sur l'écran !
En
faisant pivoter légèrement l'angle en plan de
l'ensemble de l'antenne on obtient tout de suite une image de qualité
presque correcte.
-
Je n'avais pas tenu compte de la déviation magnétique
dit Alec, cela s'explique très bien.
Mais
l'image défile toujours il faut régler tous les autres
paramètres de l'écran pour avoir enfin une image stable
non déformée et occupant tout l'écran sans
courbure parasite. Il faut pour cela une bonne heure de travail.
Les
deux hommes essayent ensuite avec succès d'améliorer
encore la qualité de l'image en déplaçant
légèrement les réflecteurs de manière à
gommer des espèces d'échos parasites qui dédoublent
un peu le contour des images. Le résultat final est splendide,
ils sont très fiers d'eux.
-
Crois-tu que nous pouvons redescendre l'appareil au living-room sans
tout dérégler dit Bernard à Alec.
-
Il le faut de toute façon, on verra bien.
Effectivement
quand nous avons rétabli le branchement l'image n'est plus
stable et nous avons peur d'être obligés de tout
recommencer. Heureusement cest bien plus simple, la longueur
supplémentaire de fil d'antenne a modifié les accords
mais nous réussissons à les rectifier assez facilement
en moins d'une demi-heure en ne réglant que le poste. Le
résultat final est un peu moins bon que ce que nous avons
obtenu sur la terrasse mais c'est déjà de bonne
qualité.
-
Le mieux est l'ennemi du bien, restons en là dit Bernard.
A
cette époque il n'y a qu'une chaîne mais une seconde
doit commencer à émettre le mois suivant, il y aura
sans doute encore du travail à faire.
Nous
ramassons tous les emballages avec l'aide du chauffeur et les
rangeons dans un des garages. Les parents préfèrent les
garder dans le cas où l'on serait obligé de porter le
poste à réparer ce qui se révélera fort
utile par la suite car ces appareils d'avant garde sont alors très
fragiles, tombent souvent en panne et il n'existe pas encore de
réseau de réparateurs.
Ce
travail en commun, auquel tout le monde participe détend
l'atmosphère. Tout le monde se retrouve autour du poste de
télévision regardant fasciné cette image magique
qui arrive à domicile. Les programmes ne sont pas
extraordinaires et font déjà une large place à
la publicité mais cela nous permet de plus en apprendre sur
les modes de vie en Amérique que tous les cours théoriques,
et peu à peu nous commençons à comprendre les
bribes de phrases ou les expressions qui reviennent le plus souvent.
Nous sommes samedi
Il
est bientôt midi et nous prenons tous ensemble un repas léger
mais de très bonne qualité. Il y a toutes sortes de
choses posés sur la table qui est très grande et nous
sommes conviés à nous servir selon notre fantaisie.
Cela simplifie beaucoup le service et nous permet de rester entre
nous sans être gênés par les domestiques qui
obligent toujours à une certaine retenue tellement eux-mêmes
ont une tenue irréprochable.
-
Il faudra que l'on habille les garçons en suivant un peu plus
les habitudes américaines, dit Madeleine, ou bien ils vont se
faire remarquer. Nenette a très bien pigé le coup.
Faites comme elle.
Nous
nous regardons consternés, mettre ces espèces de
salopettes bleues baptisées jeans, et ces tee-shirts bariolés
d'inscriptions affligeantes nous semble impossible. D'ailleurs nos
papas n'en portent pas. Il est vrai qu'ils vivent à
l'intérieur en chemisettes sans manches et sans cravates.
-
Les cravates sont réservées pour les grandes occasions.
Certains de nos collègues s'habillent en jeans, en fait chacun
fait ce qu'il veut, il choisit le Look qui lui plaît. Mais en
ce qui vous concerne, il vaut mieux ne pas vous faire remarquer avec
votre Look à la française.
Venez
avec nous faire les magasins cet après-midi, dit Catherine,
vous verrez qu'il est très possible de trouver des habits
typiquement américains qui soient très bien. On n'est
pas obligé de choisir ce qu'il y a de plus moche.
-
Je vous accompagne disent ensemble Nenette et Noémie, faire
les courses c'est très amusant.
Nous
ne sommes pas du même avis, mais c'est une occasion de faire la
connaissance du pays aux alentours et nous ne tenons pas non plus à
passer pour des bêtes curieuses.
Le
centre commercial qui déjà à cette époque
préfigure ce qu'ils seront en Europe une trentaine d'années
plus tard est situé à environ trente kilomètres
de la maison.
En
sortant de la maison nous nous apercevons que la température
extérieure est très élevée. La maison est
agréablement climatisée et le choc est brutal en
sortant.
La
voiture est restée au soleil et il fait une chaleur étouffante
à l'intérieur mais en moins de dix minutes la
réfrigération du véhicule l'a ramenée à
une température acceptable grâce à des ouïes
qui crachent un courant d'air glacé. Il faut à ce
régime faire attention de ne pas attraper froid tellement
c'est puissant. La voiture roule vitres relevées et les vitres
elles-mêmes sont teintées un peu comme des lunettes de
soleil pour s'en protéger.
Le
centre commercial dans son ensemble est également climatisé
et l'on ne souffre de la chaleur qu'un court instant pendant le
trajet séparant la voiture des portes du centre.
A
l'intérieur c'est un dédale de rues couvertes
s'étendant de tous côtés et sur deux étages
avec des jardins intérieurs. Un affichage très simple
permet de trouver sans mal la boutique que l'on désire. Nous
allons dans les boutiques de vêtements.
Les
magasins sont en self-service et l'on paye à la sortie. Il y a
des quantités de promotions et les prix convertis en francs
paraissent ridiculement bas. Il y a de tout en profusion. On n'a pas
du tout l'impression de pénurie, au contraire.
-
On trouve de tout sans beaucoup de mal dit Madeleine. Mais les
Américains se plaignent car avant la guerre c'était
beaucoup mieux si ce nest qualors beaucoup de gens n'avaient pas
d'argent. Avec la concurrence les prix étaient très
bas. L'effort d'armement a redonné des emplois à
quantités de gens mais les prix ont suivi les salaires et les
commerçants font de très bonnes affaires.
Nos
mamans savent très bien ce qu'elles veulent acheter et elles
ont vite fait de repérer des pantalons en jeans qui nous vont
bien et toute une série de polos ou de tee-shirts de couleurs
gaies et avec un minimum d'inscriptions, les plus neutres possibles.
Nous devons avouer qu'il ne se passera pas un mois sans que nous
demandions comme les autres à acheter aussi de nouveaux
tee-shirts aux inscriptions provocatrices qui nous paraissent déjà
comme le fin du fin de l'originalité et nous n'oserons plus
guère sortir
Nous
adoptons par ailleurs facilement les chaussures de basket-ball qui
nous paraissent si confortables et permettent de courir bien plus à
l'aise que nos chaussures de ville et nous n'aurions pas osé
sortir avec nos gros brodequins qui nous auraient tout de suite
signalés à tous.
Le
lendemain c'est dimanche, et nous voulons aller à la messe.
Comme il y a peu de catholiques dans les environs peuplés
surtout par des protestants de différentes obédiences
nous sommes obligés d'aller jusqu'à Washington pour
avoir une église ouverte ! La messe, en latin alors, ne
diffère guère de celles que nous connaissons.
Le
sermon, bien sur, est en anglais, il a le mérite d'être
court et prononcé sur un rythme suffisamment lent, nous
pouvons le comprendre. Il y a beaucoup de prières pour les
soldats. Le patriotisme des américains transparaît à
chaque instant et tranche avec l'espèce de désaffection
existant en France si l'on excepte les milieux résistants.
A
la sortie les gens restent longtemps et se saluent cérémonieusement.
Nous ne connaissons personne car ce n'est pas la paroisse de nos
parents, mais nous avons pu quand même discuter avec le curé
qui tient à dire un mot personnel à chaque assistant,
c'est très chaleureux.
Il
est enchanté de savoir que nous sommes français, il
connaît la France où il a passé des vacances
alors qu'il faisait ses études de théologie à
Rome. Il en a gardé un très bon souvenir et fait des
voeux pour sa libération prochaine.
Avant
de rentrer à la maison, nous faisons un tour dans les beaux
quartiers de Washington. La perspective centrale, avec l'énorme
obélisque, nous semble magnifique ainsi que les bâtiments
officiels et les musées répartis tout autour.
Des
écureuils se promenant entre les arbres gigantesques qui
ornent la perspective.
Située
un peu en retrait sur le coté la maison Blanche ne fait guère
impression et on l'aperçoit à travers les grilles du
parc. De nombreux policiers montrent une garde attentive mais
discrète.
En
allant plus vers l'Ouest on tombe sur la rivière et de grandes
étendues d'eau. Les avions qui atterrissent sur l'aérodrome
voisin semblent plonger dedans en abordant la piste.
Nous
rentrons assez tard pour le déjeuner, nous sommes affamés
et pour cette fois nous prenons un déjeuner qui n'avait rien à
envier à ceux de France même à ceux d'avant
guerre.
Au
repas nous commençons à discuter la manière dont
nous poursuivrions nos études. Le collège des environs
n'avait pas une réputation terrible, mais d'autre part nous
n'avions aucune envie de retourner dans un collège lointain
alors que nous venions tout juste de retrouver nos parents.
La
conjonction de nos avis avec ceux de nos mères finit à
convaincre les pères et de plus Jeannot fait observer fort
justement que dans un premier temps nous avons surtout à faire
l'apprentissage de la langue et que la nature du collège
importe peu et que si nous risquons de prendre du retard nous
pourrons toujours compléter l'enseignement par des cours par
correspondance comme nous l'avons fait pendant des années avec
pas mal de succès.
Nos
mères sont donc chargées de nous inscrire au collège
dès le lundi, nous irons en même temps que Noémie
et Pitou qui y sont déjà. Cela simplifie beaucoup les
trajets et les conduites. Car c'est quand même trop loin pour
que nous y allions en vélo et a fortiori à pied. La
circulation de vélos sur les routes est d'ailleurs quasiment
inconnue à l'époque et beaucoup trop dangereuse. Par la
suite nous trouvons des circuits de bus scolaires qui évitent
à nos parents de se déranger.
Vers
la fin de l'après-midi, après s'être concertés,
les deux hommes nous invitent nous les grands à venir dans un
petit bureau, sans nos mères ni les petits et nous disent:
-
Nous pensons que vous êtes maintenant, assez grands et avez
fait assez preuve de maturité pour que nous vous expliquions
comment il s'est fait que nous nous sommes résolus à
vous abandonner ou presque.
Ils
parlent alternativement, se relayant tellement naturellement que leur
récit est parfaitement continu.
CHAPITRE
13
Les raisons de la séparation
Nous
appartenons tous les deux, comme vous le savez tous les trois à
une équipe de chercheurs travaillant sur la radioactivité
artificielle à Paris. Nous nous connaissons depuis longtemps
car nous deux nous avons fait nos études ensemble et après
nos mariages avec deux étudiantes en physique que nous avons
rencontrées à l'occasion de nos études à
des époques voisines nous avons continué de nous voir
de temps en temps. Quand nous avons commencé nos travaux nous
ne pensions pas du tout au caractère stratégique que d
Par
chance, peut-être, nous avons obtenu des résultats à
tel point importants que la défense nationale s'est intéressée
au problème et que nous avons quasiment été mis
au secret. Beaucoup d'entre nous avaient des amis dans les
laboratoires étrangers avec les quels ils échangeaient
des résultats de travaux. Tout cela a été
brusquement interrompu.
Vous
nous direz quel rapport a tout ceci avec nous ?
Eh
bien ! Un rapport très direct. Avant le black-out sur les
travaux, il est probable que nous avons été l'objet
d'un espionnage intense de la part de plusieurs pays qui ont engagé
des programmes très coûteux en application de nos
travaux. Le tarissement de leur source de résultats et sans
doute de la collaboration active de certains les ont mis dans une
situation impossible. Ils ont choisi de faire pression sur nous, de
tout faire pour nous obliger à leur fournir le compte rendu de
nos travaux.
C'est
d'ailleurs ce qui a rapproché de manière décisive
nos deux familles, nous avons parlé ensemble des menaces dont
nous faisions l'objet, nous soutenant mutuellement et avons décidé
de n'en parler à personne d'autre au monde et nous nous sommes
installé à l'époque dans deux appartements
voisins près du laboratoire.
Nous
avons été poursuivis par un harcèlement
permanent soit au téléphone soit par le courrier ou
d'autres moyens. Le processus était simple, nous ne devions
en aucun cas prévenir les autorités sous peine de voir
notre famille subir des représailles et les messages nous
montraient par le menu qu'ils savaient tout ce que nous faisions
heure par heure. On nous a proposé des sommes d'argent
considérables pour collaborer, ensuite on nous a menacé
de vous enlever si nous ne cédions pas. Il suffisait de
laisser traîner
Des
réunions tenues par les responsables de sécurité
nous ont montré qu'ils n'ignoraient rien de ces menaces, mais
disaient-ils, ils ne pouvaient pas toutes les déjouer. Ils
nous ont conseillés de ne pas les prévenir
officiellement des menaces reçues car ce n'était pas
nécessaire et bien sur de ne pas céder au chantage.
Tous
les deux, ainsi que vos mamans qui travaillaient avec nous, étions
les plus exposés car nos travaux étaient ceux qui les
intéressaient le plus. Nous ne savions à qui nous
confier car manifestement notre "ennemi" invisible avait de
nombreux alliés dans la place.
Un
jour nous avons eu très peur. Noémie a été
interceptée à la sortie de la maternelle par quelqu'un
qui venait de notre part avant que nous arrivions pour la chercher
comme nous faisions toujours et rentrés à la maison ne
sachant que faire, nous avons reçu un coup de téléphone
nous disant qu'elle ne nous serait rendue que si nous acceptions de
faire ce qu'ils nous avaient demandé. Ils nous mettaient en
garde de ne pas les abuser par de fausses promesses sinon nos autres
enfants en subiraient également les conséquences.
Nous
avons alors pris une décision très rapide tous les
quatre. J'accepterai l'offre faite à condition que l'on rende
Noémie d'abord, mais tout de suite nous devions vous mettre en
sécurité.
Noémie
nous a été rendue le lendemain. Il fallait vous confier
à quelqu'un en qui nous puissions avoir confiance mais que
nous ne connaissions pas pour que quelque pression que nous
subissions nous ne puissions pas indiquer où vous vous
trouviez.
Nous
connaissions un évêque, ami du père d'Alec qui
est un homme de toute confiance et nous lui avons demandé
d'organiser votre accueil dans des lieux retirés, lui
expliquant que vous étiez sous la menace d'enlèvement.
Il a accepté. Il nous a demandé huit jours pour
s'organiser et a organisé lui-même votre enlèvement
par des religieux au sortir de vos écoles, ils vous ont dit
que nous étions obligés de nous séparer de vous
et que vous deviez changer de noms. Nous avons déclaré
le lendemain votre disparition à la p
Ils
ont essayé vainement de faire pression sur nous en nous
rappelant périodiquement leurs menaces.
Nous
avons ouvert un compte en Suisse pour subvenir à vos besoins
sur lequel avec quelques intermédiaires l'évêque
prélevait les sommes nécessaires à votre
subsistance. Mais jamais il n'a donné de vos nouvelles faisant
passer votre sécurité avant notre inquiétude.
Ce
sont vos messages qui les premiers nous ont permis de vous retrouver.
-
Et qu'avez-vous pensé en recevant nos lettres anonymes ? Dit
Jeannot.
-
Nous étions partagés entre une joie folle et la
crainte. Nous n'avions aucune nouvelle de vous, cela signifiait que
vous vous portiez bien, mais avoir la confirmation et recevoir ces
photos qui nous montraient comment vous aviez grandi est un réconfort
énorme. Vous nous avez aussi donné l'idée de
vous donner de nos nouvelles par la presse, en participant à
des manifestations publiques ce à quoi nous nous sommes
appliqués alors que jusque ce que nous nous enfuyons.
-
Il n'y avait plus autant de dangers à cette époque dit
Nenette.
-
Peut-être, mais ce n'était pas sur. Le véritable
tournant a été l'entrée en guerre des États-Unis
qui pouvaient offrir une vraie protection pour peu que l'on choisisse
leur camp, ils nous ont mis à l'abri des russes et des anglais
et bien sur aussi des allemands. Nous ne pensions pas que vous
réussiriez à nous rejoindre, mais inconsciemment nous
l'espérions.
-
Alors vous ne pouviez toujours pas nous contacter sans nous mettre en
danger.
-
En Europe vous étiez très vulnérables et quelle
tentation d'utiliser de nouveau ce moyen de pression que
connaissaient certains membres des services secrets français
qui ne nous ont jamais perdus de vue et ont choisi l'autre camp.
-
Donc finalement, nous n'avons pas perdu trop de temps ; plus tôt,
nous n'aurions jamais pu vous retrouver sans provoquer des
catastrophes, dit Pierrot. Pourvu que cela ne recommence pas.
Je
ne pense pas, dit Bernard, pour la raison essentielle que s'il y a
quelques années nous étions un maillon essentiel dans
cette discipline, bien d'autres y participent maintenant et nous ont
souvent dépassés. L'organisation est énorme et
l'on ne peut pas la pénétrer ou la déstabiliser
en agissant sur une ou quelques personnes, cela ne servirait à
rien. Nous ne sommes plus en première ligne et cela me
rassure.
Après
cette grande discussion la journée du dimanche se termine par
une promenade à pied dans un beau parc des environs et bien
sur on se rassemble tous pour voir un film retransmis à la
télévision. Nos parents nous expliquent au fur et à
mesure ce que nous ne comprenons pas.
CHAPITRE
14
La
vie en Amérique
Et
ainsi la vie prend enfin un cours normal. Monique revient de New-York
et nous embrasse avec fougue, elle a eu peur de ne pas nous retrouver
quand nous sommes partis en Suisse. Elle nous trouve très
changés et nous l'intimidons un peu.
Elle-même
n'est pas très à l'aise à la maison, non pas
qu'elle soit jalouse de nos parents ou que nous lui témoignions
moins d'affection, mais après avoir été notre
seul rempart force lui est de constater que son rôle ici n'est
pas essentiel. Le fait de ne pas parler un seul mot d'anglais et de
toujours être dépendante de quelqu'un pour faire la
moindre chose la dérange énormément. Ce n'est
pas une personne contemplative, et manifestement elle dépérit.
Au bout de deux mois elle se décide à repartir pour
l'Afrique
Nous
apprécions beaucoup le rythme de vie au collège tout
est bien organisé et pratique, les exercices sont tous très
concrets et plus tournés vers les applications que vers
l'abstraction. On nous demande constamment de nous exprimer, ce que
nous faisons les premiers mois tant bien que mal. Nenette a été
conquise par les sports pour les quels elle se trouvait avoir des
dispositions remarquables en athlétisme et en natation et elle
fait rapidement partie de l'équipe du collège et
acquiert vite une grande côte auprè
Pierrot
ni Jeannot malgré leurs envies ne brillent guère dans
ces domaines mais prennent du plaisir à jouer au tennis et au
Basket-ball. Nos résultats scolaires par contre sont bien
meilleurs. Pierrot, lui aussi, passe pour un crack surtout à
cause de son aptitude pour les mathématiques et la physique où
il se régale avec les expériences qu'il peut réaliser
dans des laboratoires bien équipés.
De
temps en temps toute la famille part au grand complet pour une grande
virée soit dans les bois, soit en bord de mer.
Nous
avons visité New-York et couché dans un motel, car on
ne peut faire l'aller et le retour dans la journée, bien qu'il
ne soit pas rare que l'on fasse plus de mille kilomètres par
jour. La vitesse n'est pas limitée dans la plupart des cas ou
à des niveaux bien supérieurs aux niveaux actuels, les
voitures sont puissantes, silencieuses et confortables et les routes
sont larges et peu encombrées et comportent fréquemment
de longues lignes droites de plusieurs dizaines de kilomètres.
Ce
genre de vie continue jusqu'à la fin de la guerre en Europe,
nous devenons de vrais petits américains nous nous sommes fait
des quantités d'amis nouveaux qui s'ils sont bien différents
de nos anciens amis du Clos aux Geais tiennent une grande place dans
nos vies.
Bien
sur ! Nous aimons nos parents, mais la liberté dont nous avons
joui vis à vis d'eux avant fait que nous restons toujours
jaloux de cette indépendance et n'avons avec eux que des
relations épisodiques et vivons notre vraie vie avec nos
copains.
En
souvenir de notre passé campagnard nous avons eu
l'autorisation de faire pousser quelques légumes dans un petit
verger caché derrière la maison. La terre est très
riche et sans beaucoup de mal nous réussissons à faire
pousser de la mâche, de l'oseille et de la rhubarbe, ce n'était
pas grand chose mais nous éprouvons un grand plaisir à
consommer ces légumes aux senteurs tellement évocatrices,
soit crues au jardin ce qui nous cause quelques coliques, soit mieux
à table en salades ou en compote et en confiture ou
Nous
montrons notre jardin à nos amis américains et leur
faisons goûter ce que cela donne une fois cuisiné.
Nous
acquérons peu à peu une réputation à part
auprès de ces citadins. On est des espèces de sauvages
de l'ancien monde qui vivent encore du produit de leur culture. Mais
quand on leur raconte nos exploits de chasseurs cela les intéresse
au plus haut point et ils rêvent comme nous de se fabriquer des
arcs et de jouer aux indiens. Il existe dans les environs des taillis
garnis de magnifiques noisetiers fournissant des noisettes rouges
délicieuses et ayant des branches tout à fait adaptées
à la confection de beaux a
En
Amérique nous ne manquons plus de ficelle il y a l'embarras du
choix et nous pouvons en trouver de très bonne qualité.
Pas de danger qu'elle casse. Tout de suite nos arcs ont une autre
mine que ceux que nous avons essayés en France. Ils deviennent
maintenant que nous avons grandi et que nous sommes capables de les
tendre des armes redoutables ou pour le moins dangereuses. Nous
atteignons des portées respectables et nous organisons des
concours de tir soit sur des fruits dans les vergers soit sur des
boites de
C'est
là que nous avons pu apprécier le goût du
perfectionnisme qui habite tout jeune américain et son attrait
pour la compétition. Sans se lasser, ils recommencent leurs
essais pendant des heures modifiant petit à petit les flèches
en recherchant le meilleur équilibre, ainsi que la tension de
l'arc et la répartition de sa flexibilité d'une
extrémité à l'autre. Force nous est bien
d'avouer qu'ils obtiennent petit à petit des résultats
extraordinaires tant au point de vue portée que précision.
Ils sont rapidement c
Nous
préférons comme eux gagner un peu d'argent de poche en
faisant de menus travaux, nous essayons toute la gamme des travaux
usuels, porter des journaux d'annonces, tondre les pelouses, ramasser
les feuilles et même quelque fois garder de jeunes enfants.
Cependant ce que nous préférons c'est les travaux de
ramassage des pommes et des poires dans les vergers. C'est bien payé
à condition de faire bien son travail. Il faut rendre les
cageots de fruits terminés, avec des fruits de même
calibre et de même qualité ce qui permet à
l'exploitant de ne plus à avoir à intervenir par la
suite, les fruits sont suffisamment aérés pour mûrir
sur place. Il faut plus de soin et de rapidité et de coup
d'oeil que de force et nous faisons de bonnes journées. On a
droit de manger ce que l'on veut car les fruits déjà
murs ne peuvent pas être conservés. Nous en ramenons des
quantités que nous mangeons à la maison crus ou en
compote. Nous employons à ce travail nos fins de journée
jusqu'à une heure avancée ou le samedi et le dimanche.
Cela nous
La
trombe.
Un
samedi en début d'après midi alors que nous sommes tous
au travail, y compris Pitou, dans un verger, nous assistons à
un phénomène extraordinaire. Il fait très beau
temps avec une légère brume, peu de vent si ce n'est
une petite bourrasque brève de temps en temps qui nous
rafraîchit agréablement car il fait chaud et lourd. Nous
avons tout d'abord entendu un bruit bizarre venant de l'ouest comme
le bruit d'un troupeau courant dans le lointain. En regardant dans la
direction nous ne voyons rien si ce n'est une minuscule virgule assez
loin qui se détache de la barre de brume, elle semble
immobile. Le bruit reprend un moment plus tard un peu plus fort mais
pas vraiment inquiétant toujours dans la même direction.
En regardant de nouveau nous constatons que la petite virgule a
grandi et semble maintenant se balancer de droite et de gauche comme
si elle était suspendue aux nuages, elle a maintenant la forme
d'un long bonnet de nuit dont la pointe est dirigée vers le
sol et se rapproche de plus en plus à mesure que le bruit se
renforce. Nous constatons, en commençant à nous
inquiéter devant ce phénomène insolite, qu'à
l'endroit ou la manche touche le sol elle soulève des nuages
de poussière et entraîne dans l'air des quantités
de choses : balles de pailles branches d'arbre linge etc... Elle
grandit toujours et se rapproche de nous cependant que nous ne
ressentons encore aucun appel d'air. Nous nous sommes réunis
et nous nous serrons les uns contre les autres car maintenant plus de
doute c'est une trombe ou un mini ouragan, persuadés que nou
Ce
phénomène est tout à fait à la mesure de
cet extraordinaire pays, si divers et si excessif que les choses les
plus étranges s'y rencontrent. La démesure y est
coutumière, chaque région ou chaque état a ses
propres particularismes ce qui fait qu'à part le sentiment
très fort que les gens ont d'appartenir à la plus
grande nation du monde, il y a plus de différence entre les
différents états qu'entre les différents pays
européens depuis la fin de la guerre.
Il
faut constamment être vigilant car si la vie est tranquille le
danger peut survenir à chaque instant. Pour y faire face les
Américains savent se battre et portent habituellement des
armes, car dans beaucoup de lieux la loi réelle est la loi du
plus fort. Il ne fait pas bon d'être un faible dans ce pays.
Des
habitudes courantes reflètent encore cette insécurité
qui règne encore. Pour se faire servir à boire ou à
manger à moins d'être très connu, faut-il d'abord
déposer de l'argent sur la table.
Par
contre les gens sont extrêmement cordiaux au premier contact.
Nous sommes très bien accueillis en classe. Mais les
véritables relations ne se tissent qu'après qu'ils vous
aient jugés sur pièce. Nous perdons beaucoup d'amis de
la première heure dès qu'ils se rendent compte que nous
ne portons aucun intérêt au base-ball et au football
américain.
C'est
une attitude diamétralement opposée à celle du
vieux continent où les gens sont extrêmement réservés
au début, mais très fidèles ensuite.
Nous
avons du mal à nous faire à ces comportements,
cependant ils expliquent en grande partie le dynamisme américain.
Tout est conçu pour simplifier la vie et les relations. Au
premier contact rien ne sert de se regarder en chien de faïence
mieux vaut établir le contact, ensuite s'il est fructueux on
le poursuit sinon on l'arrête. Ils le font d'ailleurs sans
hypocrisie, ouvertement. C'est le règne du pragmatisme, pas
celui de la morale ou du savoir-vivre qui souvent chez nous ne
servent qu'à masquer des motivation
Nous
avons finalement beaucoup apprécié cette façon
d'appeler un chat un chat. En rentrant en France après la
libération nous sommes très déçus de
retrouver des choses que nous avions oubliées. Toutes les
démarches sont compliquées à plaisir et donnent
lieu à de véritables courses d'obstacles dont les
initiés tiennent les règles cachées et dont ils
tirent leur puissance. La France est, comparée à
l'Amérique, un pays de mandarins.
Avec
notre argent de poche nous achetons des patins à roulettes de
première qualité sur les quels nous circulons dans les
allées dessinées dans les jardins entourant les
maisons. Nous avons aussi acheté des carabines, pour faire
comme tous nos camarades et allons au bord des rivières
traquer les rats musqués et parfois les ratons laveurs. Mais
nous ne sommes pas de bons tireurs et nous n'avons aussi guère
de goût à tirer ces bêtes plutôt
sympathiques. Nous achetons aussi souvent des glaces monumentales ou
des Coca-Cola dont nous raffolons. Les plus âgés de nos
copains font des économies pour s'acheter une voiture,
instrument indispensable pour séduire les filles auxquelles
nous commençons à nous intéresser.
Avec
ses yeux et son physique Jeannot est le point de mire de toutes les
filles de sa classe, mais il est extrêmement sérieux et,
bien qu'il se montre toujours aimable avec toutes il sait garder la
balance égale entre elles et les tenir à une certaine
distance. De deux ans plus jeune Pierrot ne s'intéresse pas
beaucoup aux filles sauf à l'une ou l'autre d'entre elles
qu'il trouve jolie et qu'il ne se lasse pas de regarder sans oser
jamais rien leur dire. Il passe d'ailleurs tout à fait
inaperçu auprès d'elles. Quarespectent et la jugent un
peu hors d'atteinte.
Mais
ce qui lui importe le plus est de réussir ses études
qui lui donnent toujours beaucoup de mal. Elle fait aussi de la
couture et comme l'on a un choix de tissus très grand dans les
magasins elle s'est confectionnée en même temps qu'à
Noémie qui l'aide efficacement une garde robe somptueuse qui
fait l'envie de toutes ses amies. Très pratique comme toujours
elle leur revend les robes dont elle ne veut plus en faisant un bon
bénéfice.
-
Si je ne peux pas faire autre chose, je pourrais toujours ouvrir un
magasin de mode, dit-elle.
La
libération arrive sur ces entrefaites en plein été.
Nos parents sont tout de suite rappelés à Paris où
on essaye de reformer l'ancienne équipe, ce qui sera à
l'origine du commissariat à l'énergie atomique. Ils
hésitent beaucoup et en discutent franchement avec nous. Le
choix que nous faisons alors décidera de toute notre vie. Il
faut choisir entre l'Amérique et la France. Nous sommes tous
déchirés. Étant donné l'enjeu Bernard
propose un vote secret, pour que personne ne soit influencé.
Au
dépouillement, nous nous apercevons que nous avons tous choisi
la France. Nous poussons un triple Hurrah !
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