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Le petit Pierre.

Dans ces récits, seules ont voulu être rendues fidèlement les ambiances.
La petite enfance.
Comme le relate son père Bernard B dans ses souvenirs, Pierre était le troisième enfant d'une famille qui allait en compter huit. Ce nombre élevé allait de soit à cette époque et marquait déjà une évolution par rapport aux dix-sept que comptait la famille de son arrière-grand-père et les douze de celle de son grand-père. Évidemment le contexte était différent, les deux premières familles vivaient à la campagne alors que ses parents s'étaient installés à la ville. Il ne souffrit pas de cela, mais des circonstances qui le ballottèrent dans sa jeune enfance et aussi d'une tendance qu'avaient ses parents à privilégier leur vie de couple au détriment de leurs enfants qu'ils aimaient bien, mais auxquels ils ne s'intéressaient que d'un peu loin.
Quand il eut dix-huit mois, à la naissance de son frère cadet, sa mère contracta une fièvre puerpérale qui faillit l'emporter et lui fit perdre la raison pendant plusieurs mois. Il fut confié à sa grand-mère paternelle. Il eut successivement les oreillons, de fortes otites, une scarlatine terminée par un oedème de la glotte qui faillit l'enlever.
Il resta très maigre, récupérant difficilement après un effort ou une maladie. Son tempérament s'en ressentit, très tôt il rechercha instinctivement le moyen le plus économique d'obtenir un résultat, préférant réfléchir avant d'agir et s'assurer de la nécessité d'une action avant de seulement songer à l'entreprendre; il acquit une réputation de petit garçon calme parlant peu et attaché presque maladivement à ses habitudes: sa place à table par exemple.
Le seul trait positif qui le distinguait était la faculté de faire rire les gens lorsqu'il le voulait ; très observateur, il trouvait des rapprochements d'idées surprenants et adorait se mettre en valeur de temps en temps, cela lui suffisait pour affirmer sa personnalité.
Pierre dans les petites classes.
En fait ce qu'il aurait voulu, c'est ne pas quitter le giron familial où il se sentait bien, il adorait ses parents et s'entendait avec ses frères et soeurs mais soit à l'occasion de vacances soit au cours de sa scolarité, dès qu'il en eut l'âge, il souffrit d'être confié systématiquement à un parent ou de subir des professeurs dont les méthodes d'enseignement lui déplurent: il fallait croire des choses qu'il ne comprenait pas et répéter sans fin des exercices fatigants et sans intérêt. Pour son malheur il apprit rapidement à lire ou du moins le crut-on car il était dyslexique et lisait globalement ce qui suffisait à faire illusion.
Il n'avait que très peu de mémoire visuelle, ne voyait ni ne retenait les lettres et demeura tout à fait nul en orthographe ce qui lui donna des complexes de cancre.
Heureusement il calculait mentalement rapidement et sans effort, ce qui lui permit de suivre ses classes vaille que vaille sans redoubler jusqu'à la première en tenant assez régulièrement les dernières places, au prix de quelques acrobaties.
Son parcours scolaire fut assez chaotique. Placé en jardin d'enfant dans un collège de filles tenu par des dominicaines après les vacances de Pâques, il redoubla cette classe en septembre et l'année d'après, il ne faisait strictement rien, comme cela ne s'arrangeait pas on le fit passer en classe de onzième après Noël. Contre toute attente, il apprit rapidement à lire et à écrire et fut admis en dixième à la fin de l'année où il travailla à peu près correctement.
Très distrait, il perdait tout, ses gants, ses affaires de classe et vivait dans la hantise d'oublier quelque chose.
Sa première journée en onzième fut mémorable, il était extrêmement intimidé de rentrer dans la classe de grands en milieu d'année sans connaître personne, aussi fut-il pris de coliques, trop intimidé pour demander de sortir, il résista tant qu'il put, mais la nature fut plus forte, il fit dans sa culotte répandant autour de lui une odeur insupportable. Sa maîtresse une religieuse en civil (les Dominicaines étaient interdites à l'époque et étaient en costume civil avant la lettre) le porta dans sa chambre délaissant sa classe, elle fut obligée de le baigner et comme il n'avait rien de propre de le coucher nu dans son lit pour qu'il ne prenne pas froid et téléphona à ses parents pour les prévenir. Quand ceux ci vinrent le chercher avec des vêtements propres, il se prélassait bien au chaud et content ayant totalement oublié sa panique. Il devint par la suite très ami avec sa maîtresse.
Ses parents étaient inquiets, craignant que cela ne se reproduise, mais Pierre était maintenant intégré, ravi que l'on se soit occupé de lui et pas honteux pour deux sous. Malheureusement ce collège de filles ne conservait pas les garçons au-delà de la dixième il fut donc inscrit au collège des Jésuites d'Amiens d'office en classe de huitième, (les Dominicaines avaient une réputation tellement bonne que les élèves venant de chez eux sautent automatiquement une classe).
Cela ne fit pas son affaire il était trop jeune, sept ans, et trop faible, il se découragea, il avait des mauvaises notes, ce qui lui donnait des complexes vis à vis de son frère aîné qui collectionnait au contraire les décorations, cela le rendait malheureux. Il craignait de redoubler car il n'aimait pas le professeur, il fut sauvé à la fin de l'année par la concertation, classe faite devant les parents, où se réveillant, il fut brillant aux questions de grammaire et gagna un challenge de calcul mental par élimination appelé "combat à mort" très facilement à la surprise de ses parents.
Pour le récompenser on le fit passer quand même en septième où son nouveau professeur lui réapprit en cours particuliers depuis le début la lecture et l'écriture, sans beaucoup de succès; heureusement il y avait le calcul, il se régalait avec les problèmes de trains, de baignoires et avec les fractions et devint presque bon élève, il se retrouva donc en sixième à neuf ans et ses malheurs recommencèrent.
Les changements de professeurs, l'anglais, le latin, ne lui convenaient pas du tout, il y avait aussi un régime d'études le soir qu'il ne supportait pas étant trop fatigué, Il eut de violents maux d'estomac à répétition qui obligèrent ses parents et ses professeurs à l'exempter d'étude le soir et petit à petit il trouva un équilibre précaire, mais il était malheureux attendant chaque jour que la journée se termine, les cours ne l'intéressaient pas, il croyait que c'était sa faute, ce ne fut que par la suite qu'il comprit qu'en effet tout cela n'avait aucun intérêt.
Ses difficultés diminuèrent par la suite quand il aborda l'algèbre qui le passionna et surtout quand la guerre interrompit ses études au début de la quatrième.
L'atmosphère familiale.
Mais pour lui l'école n'était qu'un mal nécessaire, il revivait à la maison ou pendant les vacances où la vie était très animée. Il y avait un certain nombre d'obligations absolues comme le respect dû aux parents, les enfants devaient se taire à table ce qui maintenait une atmosphère détendue et leur permettait d'écouter leurs parents dont les opinions et les points de vues étaient intéressants et tranchaient sur les idées reçues à l'extérieur. Leur père Bernard n'avait de respect pour aucune institution qui n'ait fait ses preuves, ses critiques étaient acerbes et visaient toutes les situations acquises, ils en firent le plus grand profit exerçant à la fois leur sens critique et comprenant néanmoins petit à petit le caractère systématique et excessif des positions paternelles. Il suffisait que l'on parle de militaires ou de jésuites ou de décorations et pendant la guerre du maréchal Pétain pour qu'il démarre au quart de tour. Ce qu'ils en retinrent surtout c'est que hormis Dieu et peut-être les parents il n'y avait rien de sacré et rien d'acquis.
Les quelques tentatives de manque de respect qu'ils esquissèrent furent d'ailleurs réprimées dans l'oeuf par des gifles magistrales que leur mère distribuait aussi vite que Lucky Luke et qu'ils n'avaient même pas le temps de voir venir! Ainsi instruits par l'expérience tous se tenaient correctement et les gifles étaient rares, bien que toujours menaçantes. Malgré cela, ils adoraient leur mère, très affectueuse bien que réservée et très diplomate, elle dirigeait sans bruit tout le monde, mari compris, à sa guise et était également pourvue d'un solide bon sens et pratiquait un humour gentil et efficace. Elle complétait parfaitement son mari qu'elle soignait comme un coq en pâte. Ils s'aimaient beaucoup.
Les vacances, Bus, Couin, Beaurepaire.
Les vacances étaient des plus joyeuses et variaient d'une année sur l'autre. Avant 1935, ils les passaient le plus souvent à Château-Thierry dans l'ancienne maison des grands-parents maternels qui était en indivis avant qu'elle ne soit vendue. Ils y rencontraient des tas de cousins et des oncles et tantes qui remplissaient la maison dans les moindres recoins. Il y avait un très grand jardin où ils passaient le plus clair du temps. Ils apprirent à faire du vélo et sillonnaient les environs, Ils essayèrent aussi d'apprendre à nager, mais sans résultat. Les dimanches surtout dans la période de la chasse et ensuite jusqu'en 1938 où le château fut vendu, Ils allèrent le plus souvent chez leurs grands-parents paternels à Bus les Artois.
C'était une grande et très belle maison sans confort avec une chapelle attenante, un parc magnifique, splendidement entretenu, une ferme attenante avec pigeonnier et un bois assez grand. Avant sa mort, Jean B y régnait en maître, bon mais à l'emportement facile, ses colères étaient célèbres et terrorisaient tout le monde, sa femme dans un registre froid ne lui cédait en rien pour le caractère et prêchait en tout la perfection et le stoïcisme.
Il y avait aussi les jeunes oncles et tantes, qui se faisaient un devoir de parfaire l'éducation de leurs neveux et nièces à toute occasion, car ils la jugeaient sommaire. Les séjours à Bus étaient donc désirés pour les distractions qu'ils offraient et craints en raison de la discipline qui y régnait.
Pierre garda longtemps en souvenir la longue promenade qu'il fit avec son grand-père en voiture à cheval, bien protégé d'un froid vif par une couverture entre Bus et Authie. Ils étaient ravis de se retrouver ainsi seuls tous les deux au calme. Jean B lui indiquait au fur et à mesure qu'ils les atteignaient les champs qui appartenaient à la propriété, les cultures qui y étaient faites et pourquoi, la nature du terrain, les chasses qui s'y étaient déroulées. Il posait à son tour des questions surprenantes qui ravissaient son grand-père. Le but de la promenade était de porter le linge excédentaire à la blanchisserie, d'acheter des amorces pour re conditionner des cartouches et saluer au passage les cousins Charuet des gens charmants qui avaient des enfants de l'âge de Pierre et qui avaient l'originalité de faire l'élevage des escargots dans des bacs grillagés mobiles qu'ils déplaçaient sur les pelouses de leur propriété située en bord de l'Authie.
Jean B était très fier de présenter à tous son petit-fils, si sage aux cheveux blond-blanc et aux immenses yeux bleus toujours un peu moqueurs.
Ce fut en fait le denier souvenir que Pierre garda de lui. En réalité le plus gros de la lessive se faisait à Bus. Il s'agissait d'opérations énormes qui mobilisaient toutes les tantes et quelques domestiques du matin au soir. La quantité de linge à laver était considérable.
Cela se passait au rez-de-chaussée d'un pavillon appelé lingerie situé derrière un énorme acacia. Il y avait un gros tambour que l'on faisait tourner à la main et qui reposait au-dessus d'une chaudière qui maintenait l'eau bouillante. Mais par excès de perfectionnisme on faisait auparavant bouillir le linge dans une grosse lessiveuse classique, et après il y avait encore deux opérations de rinçage dans de grands baquets. On utilisait un savon en paillettes et certaines pièces recevaient un savonnage supplémentaire sur une planche au savon de Marseille et parfois l'utilisation de poudre anti rouille. On mettait également des sachets de bleu dans les eaux de rinçage et de bonnes doses d'eau de javel. Si l'on ajoute que entre chaque opération le linge souvent encore très chaud était tordu ou essoré entre deux rouleaux et à la fin avec de l'eau glacée, on se fait une idée de la performance physique que cela représentait dans cette atmosphère suffocante. Les tantes en restaient rompues pour plusieurs jours, le temps de faire sécher le linge dans le grenier et de commencer le repassage et l'empesage des cols. Elles n'arrêtaient pas et aspiraient à se marier pour quitter ce bagne qui ne disait pas son nom.
Hormis les deux plus jeunes dont l'éducation avait été relâchée étant donné leur faible goût pour l'étude, les enfants de Jean B (les oncles et tantes de Pierre) avaient fait de très bonnes études, mais les filles les avaient arrêtées après le bachot et l'érosion monétaire aidant ainsi le nombre d'enfants, elles n'étaient que faiblement dotées et leurs habitudes de perfection les avaient rendues très difficiles. Elles se marièrent tardivement et pas toujours heureusement.
De toute manière, la grand-mère devenue veuve ne parvenait plus à diriger la ferme attenante au château même avec l'aide de l'oncle Antoine le plus jeune qui n'avait pas du tout envie de se mettre sur le dos les charges énormes que représentait le château et la location des terres dont il n'aurait eu qu'une infime partie, en bien propre. Les discussions entre les oncles et tantes furent très orageuses et enfin on décida de tout vendre.
Les vacances suivantes furent donc très différentes. Comme l'explique son père Bernard dans ses souvenirs ils se convertirent au camping à partir de 1937. Cela leur permit de connaître beaucoup de pays et les joies des bords de mer. La guerre mit un terme à tout cela et quand ses parents reprirent leurs habitudes après la guerre avec les plus jeunes enfants il avait plus de 18 ans et préféra organiser ses propres circuits.


Le plus jeune oncle avait de l'énergie à revendre, une intelligence pratique et aimait le métier de cultivateur, il épousa une jeune veuve de la guerre 40 qui avait une grosse ferme et deux jeunes enfants sur les bras; ils firent un excellent ménage.
Par la suite, dans les années de guerre, Pierre fut souvent invité et très bien reçu chez eux à Beaurepaire. Il avait la charge du cheval de voiture, une jument irlandaise Juliette, il l'attelait et faisait toutes les courses nécessaires à la ferme dans un rayon de quinze kilomètres, cette responsabilité lui plaisait beaucoup. Il montait même Juliette de temps en temps pour de longues promenades à travers champs. Une fois alors qu'il venait d'arriver, il ne se méfia pas que la jument était restée en son absence sans exercice et il l'a laissa galoper trop longtemps. Le lendemain elle était complètement fourbue et ne fut sauvée que de justesse par le vétérinaire, il eut très peur et cela le rendit encore plus timoré si c'est possible.
Cela ne l'empêchait pas d'avoir du caractère, un dimanche alors qu'il avait eu beaucoup de mal et couru tant et plus avant de réussir à attraper Juliette dans la pâture et à l'atteler à la voiture pour conduire tout le monde à la messe à Doullens, il traîna un peu pour s'habiller et son oncle, lassé d'attendre et craignant d'être en retard partit sans lui. Furieux, il décida d'aller sur-le-champ rejoindre ses parents qui étaient réfugiés à Couin pour échapper aux bombardements d'Amiens qui étaient terribles. Depuis Beaurepaire il y avait quinze kilomètres qu'il fit allègrement à pied, profitant du passage à Grenat pour assister à la messe et sans laisser aucune explication. Sa mère fut très gênée en le voyant arriver.
A Couin, ils étaient logés les uns sur les autres et cela arrangeait beaucoup ses parents que Pierre fut chez son oncle. Sa mère parvint à joindre celui ci au téléphone dans l'après midi, sa tante et lui étaient aux quatre cents coups, se demandant ce qu'il était devenu. Son oncle s'excusa de l'avoir laissé tomber le matin et vint le rechercher dans la soirée en voiture à cheval. Ils firent la paix, mais par la suite, on fit très attention à ne pas le contrarier gratuitement. Sa tante se demanda toujours s'il avait vraiment assisté à la messe à Grenat comme il l'avait affirmé.
Les frères et soeurs.
L'entente entre les frères et soeurs était plutôt bonne, car ils s'aimaient beaucoup mais il y avait de nombreux conflits, tout d'abord entre les trois garçons les plus âgées et leur soeur prise en tenaille au milieu d'eux. Elle voulait commander tout le monde et ils réagissaient en la martyrisant littéralement. Mais elle résista bien et acquit une force de caractère peu commune, elle était peu douée pour les études mais compensait largement ce handicap par un travail acharné et un perfectionnisme de tous les instants et s'en tira très bien. Devenue très jolie en grandissant, elle fut la coqueluche de tous les jeunes gens et se maria à dix-neuf ans avec le frère de l'une de ses amies de classe Georges L. auvergnat d'origine que l'on appelait habituellement Jojo, elle-même s'appelait Marie-Magdeleine mais pour tous elle était: Nenette.. Alors qu'ils avaient: elle neuf ans et Pierre huit ans au maximum, un soir elle vint le trouver et lui dit:
- Je m'ennuie toute seule dans ma chambre, viens dormir avec moi, mon lit est grand. Un peu conscients de déroger aux usages, ils attendirent que leurs parents soient partis après les avoir couchés et Pierre se glissa dans le lit bateau de sa soeur, ils étaient ravis. Mais leur mère en jetant un coup d'oeil dans la chambre des garçons, s'aperçut de l'absence de Pierre et alla voir dans la chambre de Ne. où elle les trouva endormis. Elle secoua Pierre énergiquement et le renvoya dans sa chambre en le menaçant des pires corrections s'il recommençait mais sans lui expliquer pourquoi cela était si grave sinon que les garçons ne devaient pas dormir avec les filles. Ils mirent plusieurs années à comprendre pourquoi, au moins jusqu'aux années de guerre où leur séjour forcé à la campagne ne les ouvre rapidement aux réalités de la nature.
La guerre de 1940.
Bernard B était très pessimiste sur le déroulement prévisible de la guerre, éclairé sans doute par ses souvenirs personnels de 1914 et frappé par l'accroissement de la puissance des armes. Il prévoyait de terribles bombardements des villes dès le début. Aussi pour mettre sa famille qui comptait alors cinq enfants et un sixième en route à l'abri, il l'installa en pleine campagne dans un ancien presbytère sans aucun confort pour laisser passer l'orage.
Il prévoyait une guerre courte et terrible. Mobilisé, il devait être libéré définitivement à la naissance de son sixième enfant en septembre 1939. Il se proposait de faire travailler les enfants lui-même avec l'appui de cours par correspondance.
Si l'aîné Jean bon élève et consciencieux travailla un peu, Nenette et Pierre ne firent absolument rien et courraient la campagne, allant traire les vaches, cultivant de petits jardins que les limaces pillaient avant la récolte, aidant aux champs dans les différentes fermes, cueillant les champignons des près et les girolles dans les bois. Les grandes distractions étaient d'assister et même d'aider au vêlage des vaches et bien sur, la saillie des animaux. Il furent bien vite très dégourdis et heureux comme des rois pendant toute la période de la drôle de guerre. Leur père après sa libération repartait chaque semaine travailler à Amiens où il était agent commercial au comptoir des houillères nouvellement créé. Cela ne pouvait pas durer. Début mai, la Belgique était envahie et quand ils partirent en évacuation avec matelas sur le toit et vélos attachés à l'avant et à l'arrière de la voiture on entendait depuis plusieurs jours la canonnade et les réfugiés passaient depuis longtemps. Bernard B le raconte dans ses souvenirs.
Il connaissait très bien les petites routes et ils atteignirent relativement facilement Saint Aubin près de Caen dans un premier temps et La Ville aux geais près d'Argenton sur Creuse un mois plus tard où l'armistice les trouva. Pour les enfants cette période fut également une période privilégié, le temps était superbe, ils connaissaient fort peu le bord de la mer et pouvaient soudainement en profiter tous les jours à la sortie du lycée de Langrune où ils furent inscrits trois semaines. Ils se firent beaucoup d'amis, pour mieux profiter de la plage les devoirs étaient répartis et recopiés systématiquement avec quelques variantes dans de véritables ateliers très productifs, c'était pour eux tout nouveau et tellement pratique, ils avaient des mines superbes et leur insouciance contrastait avec les préoccupations que leurs parents avaient du mal à cacher.
Dans la Creuse ils reprirent leur vie de campagnards, mais durent réellement trimer aux champs pour améliorer leur ordinaire, car les ressources commençaient à manquer, les courses se faisaient à Argenton et il y avait quinze kilomètres difficiles qu'ils faisaient avec de gros chargements à bicyclette. Ils y puisèrent un sens des réalités qui leur resta ainsi que la certitude qu'avec du courage on s'en sort toujours, ils réalisèrent que la vie était un étrange mélange de joies et de difficultés avec les quelles il ne fallait pas tricher.
Ils remarquaient de plus en plus les efforts énormes faits par leurs parents chacun dans leur domaine pour les protéger et leur affection pour eux grandissait chaque jour.
De retour en Picardie petit à petit la vie reprit un cours normal. Les enfants retournèrent en classe. Jean l'aîné et Pierre rentrèrent dans la classe supérieure sans aucun problème au Collège Courbet d'Abbeville où leur père avait trouvé un poste commercial aux houillères. Seule Nenette dut, on ne sait pourquoi, redoubler sa classe, à la demande des bonnes soeurs de l'institut saint Pierre. Miraculeusement, après cette année sans classe, Pierre se trouva tout à fait à l'aise et devint plutôt bon élève, ce qui conduit à penser que les mauvais élèves souffrent surtout d'une overdose scolaire et que le remède est simple: il faut les mettre au repos.
Les enfants B étaient trop jeunes pour avoir une part active à la guerre où à la résistance, ils subirent comme beaucoup d'autres les privations un peu tempérées par les séjours qu'ils faisaient à la campagne chez leurs oncles Antoine et René en particulier. Ce qui les marqua plus, ce furent les bombardements à Abbeville, il s'agissait d'une espèce de harcèlement nocturne, on compta en trois ans une centaine de petits bombardements, vers la fin de leur séjour cela devenait vraiment sérieux les bombes commençaient à tomber en pleine ville. La naissance de leur soeur Monique eut lieu en plein bombardement entre deux chapelets de bombes dont certaines tombèrent à environ cent mètres de la maison, ils ne pouvaient pas descendre dans la cave inondée par la Somme toute proche, parfois le jour ils se glissaient dans une tranchée très superficielle qui ne protégeait pas contre la retombée des éclats d'obus de DCA qui pleuvaient tout autour.
L'année précédant la libération, ils rentrèrent à Amiens qui jusque là avait été épargné, cela ne dura guère, Le bombardement de la prison est resté célèbre mais petit à petit les bombardements devinrent si intenses, de véritables pilonnages qui visaient en principe les voies ferrées qu'au mois de mai leur père décida de les évacuer à la campagne à Couin.
Pierre resta un mois chez une tante située dans un quartier moins exposé. La crainte d'être requis par les Allemands qui les avaient convoqués pour travailler au mur de l'atlantique le fit partir dans l'heure à pied pour rejoindre Couin distant de 36 kilomètres qu'il fit en six heures tout juste aiguillonné par la crainte.
Les enfants firent aussi du scoutisme, sous une forme clandestine, sans uniforme, les camps avaient lieu dans des propriétés de la région. L'encadrement était de très grande valeur. Mais il fut décimé par des arrestations. L'aumônier fut déporté pour espionnage dès la fin 1941 et sa mort fut connue un an après, soulevant une grande émotion, car il était jeune et très aimé de tous. Il avait personnellement veillé à faire sinon l'éducation sexuelle de Pierre, à structurer les connaissances qu'il avait pu rassembler ici ou là, car ses parents n'osaient jamais aborder franchement ces sujets. Le chef scout fut emprisonné pendant plus de six mois puis relâché. Pierre reçut comme totem le nom de: ouistiti bavard, ce qui reflétait bien son physique, mais peu ses habitudes plutôt renfermées et son quasi-mutisme dû à sa grande timidité. Quand la guerre fut finie, ils abandonnèrent très vite le scoutisme qui avait perdu le charme de la clandestinité qui les avait séduits.
Au moment de la libération Pierre et Nenette passèrent leur bachot côte à côte, dans les caves du palais de justice d'Amiens. Les épreuves avaient été retardées à cause des bombardements et finalement rapidement organisés à cette date. A l'extérieur on entendait le canon en direction de Rouen. Ils s'aidèrent à qui mieux mieux et furent facilement reçus tous les deux.
La libération se passa sans problème, il n'y eut ni combat, ni excès d'épuration dans la région.
A la fin de l'année suivante, la période d'enfance de Pierre se termina en même temps que la guerre, il passa son bachot de math-élem et découvrit pour la première fois le charme des jeunes filles : "Les belles".




Les belles amies de Pierre
On est maintenant en 1944, l'occupation n'est pas terminée, mais on en prévoit la fin au fur et à mesure que le rapport des forces bascule.
Pierre a alors 16 ans, il est le troisième d'une famille unie de sept enfants et sous une apparence très calme est rempli de contradictions. Rêveur et affectueux, assez paresseux de nature, il a le don de faire rire les gens par des observations incongrues. Assez mauvais élève au moins dans les petites classes, il s'y ennuie terriblement et en fait le moins possible. Il se trouve content de son sort, longtemps plus petit que ses camarades il s'est mis à grandir d'un seul coup et les a rattrapés et même dépassé.
Deux années auparavant, il a eu une véritable révélation. Brutalement il eut la certitude qu'il était capable de tout comprendre, peut-être au prix d'efforts, mais que tout avait une explication contrairement à ce que laissaient supposer les enseignements reçus basés sur l'autorité de maîtres qui n'expliquaient rien. Cela arriva de façon incongrue, dans le ciel des avions de combat tournoyaient, tout à coup une giclée de balles ou de petits obus s'abattit à quelques dizaines de mètres de lui dans des décombres, puis il entendit le claquement des tirs, il voyait dans le ciel les traces de condensations laissées par les avions, il y avait aussi le bruit des moteurs animés de violentes ressources, puis d'autres rafales d'armes. Tout s'éclairait, il comprenait le pourquoi des trajectoires, les variations des énergies cinétiques et potentielles des appareils, il imaginait ce que ressentaient les pilotes, les sentiments et les actions auxquels ils étaient aux prises, les décalages entre les sons et ce qu'il voyait.
Une foule de choses lui devenait claire et intéressante de comprendre. Il pouvait tout comprendre!
Tout de suite il eut cette certitude:
- Si je peux le faire maintenant, je peux toujours le faire; il ne s'en priva plus.
La première rencontre.
Il est maintenant en "math-élem" et passe les épreuves écrites du bachot deuxième partie.
Il alterna le meilleur et le pire comme toujours. L'épreuve de philo était pour lui une énigme, il était de plus handicapé par une orthographe rebelle, et l'expérience lui avait montré que les correcteurs étaient peu sensibles aux réflexions personnelles qu'ils ne comprenaient que rarement. En math et physique il fit les problèmes très rapidement, mais s'aperçut vers la fin des deux épreuves en relisant les énoncés qu'il n'avait pas traité exactement les problèmes posés, il avait mal lu les énoncés. Il refit entièrement ses devoirs dans la marge ce qui donnait une présentation désastreuse, mais il restait trop peu de temps pour tout recopier. Il avait toujours été distrait et cette fois, il n'avait plus auprès de lui sa soeur comme à l'occasion de la première partie à qui il laissait voir sa copie pour l'aider et qui l'avertissait de ses étourderies, cette année elle passait le bac philo.
Ils avaient pris rendez-vous pour fêter ensemble la fin des épreuves écrites à la foire d'Amiens qui se tenait à ce moment là. Ils partirent donc, cinq ou six amies de sa soeur et lui, faire le tour des manèges. Il ne fréquentait presque jamais les jeunes filles, hormis sa soeur elles l'ennuyaient franchement; il avait du toute l'année accompagner celle ci dans des sorties où elle avait beaucoup de succès; il dansait un peu par politesse et ensuite accaparait le meilleur fauteuil en attendant la fin.
Cette fois ci, il fut tout de suite attiré par une fille brune élancée à l'aspect sauvage qu'il n'avait jamais vue auparavant, c'était une pensionnaire qui habitait à plus de cent kilomètres d'Amiens.
Ils achetèrent des glaces et firent le tour des manèges, jusqu'à ce qu'ils arrivent à l'un des plus traditionnels: le manège des sièges. Les sièges, rudimentaires, faits de tôle sont suspendus à cinq ou six mètres par quatre chaînes à la superstructure qui tourne dans son ensemble. Il y a deux rangées de sièges identiques répartis tout autour; quand le manège prend de la vitesse ils sont soumis à la force centrifuge qui les repoussent loin à l'extérieur, la longueur des chaînes permettant de se balancer et d'accrocher les sièges voisins et de les projeter hors de leur trajectoire habituelle ce qui est le véritable attrait du manège même si des pancartes l'interdisent formellement.
Ils passèrent le plus clair de leur temps sur ce carrousel. Pierre était situé juste derrière la jeune pensionnaire et ils s'accrochaient, et se balançaient, se quittant et se reprenant sans arrêt en riant. Il était surpris de sa vivacité de l'éclair de son regard, de la chaleur qu'elle dégageait; le hasard des contacts l'amenait à lui saisir soit la main soit le bras soit une hanche ou la taille. Il réalisa brusquement que les filles étaient autre chose que les êtres ennuyeux qu'il imaginait et que leur contact avait quelque chose de mystérieux et de désirable à la fois. Il y prit goût et fut bien décidé de rechercher leur compagnie à nouveau.
Ils rentrèrent fort tard, enchantés de leur soirée, et persuadés, un peu imprudemment, que leur vie scolaire était enterrée; ils ne connaissaient pas les résultats de l'écrit et il fallait passer l'oral. Il passa une nuit peuplée de rêves.
Il ne la revit jamais, il ne savait pas son nom, mais des années après il s'en souvenait encore.
Son éducation dans un collège de jésuites pour garçons ne l'avait pas préparé à cela, il sentait qu'il avait beaucoup à apprendre. Les semaines qui suivirent y contribuèrent.


La deuxième rencontre.
Il fut admissible et dut aller passer l'oral à Lille. Une de ses jeunes cousines: Colette qu'il n'avait pas vue depuis quelques années passait en même temps l'oral de la première partie. Ils se retrouvèrent seuls le matin pour relever leurs heures de passage, il passait le matin, elle l'après midi. Après cette première expérience il la regardait d'un autre oeil, elle était très jolie, très timide aussi et ne disait presque rien bien qu'elle fut très intelligente, elle se contenta de lui sourire en lui souhaitant bonne chance.
Pour lui tout se passa très bien, les math et la physique allèrent comme sur des roulettes et l'examinateur d'histoire et géographie le félicita et l'encouragea à poursuivre ses études dans cette voie, il n'en revenait pas. Il faut dire qu'il avait une manière originale de travailler ces matières: d'une part il écoutait distraitement son professeur un vieux jésuite passionné qui était remarquable tout en lisant son manuel en commençant par la fin et en remontant dans le temps, il s'était aperçu quelques années plus tôt que comme dans les romans policiers on ne comprend jamais mieux l'importance des choses que quand l'on connaît déjà la fin et qu'en procédant ainsi tout s'explique naturellement.
Il eut une mention bien, qu'il n'espérait pas, l'appariteur lui dit qu'il avait eu de la veine d'avoir de bonnes notes car il avait eu un 0 en sciences naturelles, ce qui est éliminatoire, les autres examinateurs avaient obtenu après une demi-heure de discussions que la note soit relevée d'un quart de point et qu'il ne soit pas éliminé.
L'après midi, il alla regarder comment se passait l'oral de sa cousine de loin pour ne pas la gêner; elle était très à l'aise et eut une mention assez bien. Ils fêtèrent cela devant un verre d'orangeade mais elle fut obligée de le quitter car elle était chaperonnée par les bonnes soeurs de son collège. Pour se consoler, il joua au flipper en essayant de finir toute la monnaie qu'il avait sur lui, mais il gagnait toujours des parties gratuites, il dut abandonner. Heureux au jeu, malheureux en amour pensa-t-il, car il se croyait amoureux. Ce n'était que la première fois d'une suite d'expériences qui si elles eurent des aspects douloureux formèrent son affectivité qui était un peu en friche auparavant et lui laissa aussi le souvenir de moments de bonheur d'une rare délicatesse, jusqu'au jour ou il rencontra celle qui devint sa femme et qui bénéficia de ce lent cheminement affectif.
La vérité oblige à dire que nôtre amoureux, passé quelques jours, se portait très bien. Le fait d'avoir son bac et de bonnes vacances eurent vite fait de lui firent oublier tout cela.
L'entrée en préparation aux grandes écoles à Louis le Grand fut pour lui un tel choc que pendant près de deux ans il ne pensa plus qu'à ses études, mobilisant tout son énergie à cette compétition d'un niveau qui le surprit. Il avait à faire à des élèves extrêmement doués et travailleurs en face des quels il se sentait un peu un amateur. Sa facilité à comprendre lui restait, mais dans tous les autres domaines il était submergé et luttait pour ne pas couler.
Béatrice.


Il préféra même l'année suivante choisir une préparation moins forte chez les jésuites de sainte Genevièvre de façon à pouvoir un peu respirer. De plus sa marraine, veuve depuis dix ans habitait Versailles, il pouvait aller chez elle autant qu'il voulait et y retrouver des cousins d'un âge voisin du sien. Son cousin Paul travaillait déjà aux wagons-lits, il rencontrait surtout ses deux cousines, encore en secondaire qui l'admiraient beaucoup. La maison était un lieu de passage habituel pour tous leurs amis, l'hospitalité était chaleureuse, il y faisait de nombreux bridges et suivait à la radio les reportages sportifs. Il arrivait même par jeu à faire les deux à la fois et lire un roman policier en plus.
A l'attrait de l'accueil de cette maison, s'ajouta la présence habituelle d'une amie de la plus jeune de ses deux cousines une, charmante brunette Béatrice aux yeux magnifiques qui rougissait en le voyant ou en l'appelant Pierre d'une voix douce un peu voilée. Bien que timide, elle se savait jolie et exerçait sa coquetterie naissante. Il l'aidait comme sa cousine à faire ses devoirs de math, sans grands résultats d'ailleurs car il avait peu de dons pour expliquer des choses qui lui semblaient évidentes. Ses années de préparation se passèrent ainsi agréablement, il y avait aussi quelques surprises parties où il les accompagnait ce qui lui donnait l'occasion de danser avec la jeune Béatrice. Ses parents avaient deux enfants dont ils s'occupaient très peu, elle se sentait plus à l'aise auprès des cousines de Pierre que dans sa propre famille. Ses parents étaient des nobles authentiques, son père était comte et dirigeait la succursale versaillaise d'une grande banque. La mère avait un physique ingrat et l'on se demandait par quel miracle sa fille Béatrice était si jolie.
Il se rappelait en particulier une grande promenade qu'ils firent au parc de Versailles, elle était particulièrement en beauté ce jour là, ils jouaient à cache cache dans les buissons et elle s'amusait à sauter les différents gradins qui séparaient les jardins à la française. A ces occasions sa large jupe volait et Pierre pouvait admirer dans leur totalité ses longues jambes à la fois douces et juvéniles, cela le troubla beaucoup. Il se demanda si elle agissait en toute innocence. Sans doute que oui.
Quand il fut reçu à polytechnique, il la perdit de vue, du fait de l'éloignement. Il apprit six mois plus tard par ses cousines que Béatrice ne venait plus chez eux, Son cousin Paul de six mois son aîné était en effet tombé amoureux d'elle, il s'était déclaré et s'était fait éconduire. Sa tante avait de ce jour interdit sa maison à leur jeune amie qu'elles ne voyaient plus qu'en classe et qui en était fort triste. En réalité elle aimait bien un peu Paul, mais dans sa famille il n'était pas question qu'elle épouse un roturier et il fallait aussi de la fortune.
A cette nouvelle, il réalisa que lui aussi était amoureux de Béatrice mais il n'aurait jamais osé l'avouer, son cousin était plus courageux, il le plaignit tout en pensant que de toute manière ce n'était pas une fille pour lui. Ce qui l'ennuyait c'était de ne plus pouvoir la revoir. Il tergiversa près d'un an avant de se décider à lui écrire. Pendant ce temps là, il avait eu quelques occasions de rencontrer des jeunes filles qui lui plurent. L'une d'elle fut très fugitive et le marqua beaucoup. A l'occasion du mariage d'un cousin et d'une cousine qui appartenaient l'un à la famille paternelle, l'autre à la famille maternelle, au mois de juin, il s'y rendit en grand uniforme avec le bicorne et eut un franc succès auprès des cousins et cousines, très nombreux qui y assistaient comme lui, il remarqua particulièrement une cousine superbe brune et fière comme une espagnole qu'il fit beaucoup danser et qui parut beaucoup apprécier sa compagnie. Sa famille était si nombreuse qu'il ne l'avait jamais vue auparavant, elle s'appelait Marguerite et venait de passer la deuxième partie du bachot. Au moment de se quitter, il lui demanda s'il pourrait la revoir à une occasion ou l'autre et alors elle lui dit:
- Cela n'est pas encore officiel, mais je dois vous le dire, nous ne nous reverrons pas, car je rentre au couvent à la fin du mois.
Il fut abasourdi, elle avait montré une telle bonne humeur et une telle ouverture d'esprit et une telle gentillesse avec lui, il pensa un court instant: quel gâchis!
Il n'appréciait pas les mariages entre cousins, mais il en aurait fait sa femme sans difficulté. Il ne la revit que vingt cinq ans après, elle se souvenait très bien de lui, et sa vie religieuse était une pleine réussite.
Rentré à l'école, elle occupa longtemps ses pensés. En fait, il la revit quand même quinze jours plus tard à une réception campagnarde donnée par un oncle commun. La nouvelle de son entrée au couvent était connue, elle fut plus réservée mais encore très gentille avec lui, il fit la connaissance à cette occasion de sa soeur d'un an plus jeune, encore plus belle si possible mais qui était quasiment inabordable et un peu enfantine. Il apprit l'année suivante qu'elle souffrait de troubles psychiques importants. Il ne faut pas toujours croire aux apparences pour juger les gens pensa-t-il.
Quand il se décida à écrire à Béatrice, il était déjà rempli d'un certain fatalisme, il avait l'impression de ne s'intéresser qu'à des filles qui ne pouvaient pas, pour une raison ou une autre, répondre à ses sentiments et ne seraient que des amies, aussi ne se faisait-il aucune illusion.
Sa lettre disait à peu près ceci:
Ma chère Béatrice
Vous devez, vous demander qui vous écrit, car je ne sais si vous connaissez mon écriture, je suis Pierre B que vous avez bien connu chez ma tante de la rue neuve Notre Dame. Je sais par mes cousines que vous ne vous rendez plus là bas, ma tante ne le désirant plus étant donnés les sentiments que mon cousin Paul vous a déclarés et que vous n'avez pas voulu encourager. J'espère qu'il n'est pas trop malheureux et vous non plus, cependant je pense que ce n'est pas une raison suffisante pour se fâcher et ne plus se voir. Je comprends très bien les sentiments qu'il a pu avoir pour vous, car vous êtes très attirante; moi-même, sans que je me le sois avoué jusqu'à présent j'ai également une très forte attirance pour vous, je ne sais pas si vous éprouvez les mêmes sentiments, mais même dans ce cas je me rends compte que nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble pour des quantités de raisons que vous pouvez imaginer, cependant j'aimerai pouvoir rester vôtre ami et continuer à vous voir si vous pensez que cela soit possible. J'aimerai que vous me fixiez sur vos sentiments à mon égard, ne craignez pas d'être franche avec moi; c'est, je pense nécessaire si nous voulons continuer à être amis.
Quelques jours plus tard il reçut une longue enveloppe bleue, légèrement parfumée, l'écriture était bien détachée et élégante. Il l'ouvrit fébrilement et lut:
Mon cher Pierre
Je vous remercie beaucoup de vôtre lettre, je pense qu'il vous a fallu du courage pour l'écrire, je suis très touchée de l'affection que vous me témoignez, soyez sure que pour moi aussi vous êtes un ami très cher que j'apprécierais de pouvoir conserver longtemps ; Si cela ne vous est pas trop pénible, je serais très heureuse de continuer à vous voir. Je pense comme vous qu'il est déraisonnable de penser que nous puissions nous marier un jour; Ceci accepté, il nous reste l'amitié, c'est au moins aussi important, ne la perdons pas. Je pense d'ailleurs que vous vous exagérez sans doute un peu vos sentiments et que tout cela nous laissera plus tard de bons souvenirs sans aucune amertume. Si vous le voulez bien, je serais ravie que vous veniez prendre le thé à la maison un prochain jeudi, téléphonez-moi auparavant pour m'en avertir. Avec l'espoir de vous revoir bientôt.
Vôtre amie Béatrice.
Il laissa passer quelques jours à méditer tout ceci. Ses sentiments étaient tout à fait contradictoires. Il éprouvait une certaine peine, car il lui semblait qu'elle n'avait pas pour lui autant d'attirance qu'il n'en avait pour elle. Il éprouvait en même temps de la joie à la pensée de la revoir après si longtemps, sa présence lui était un réconfort certain, il y puisait optimisme et joie de vivre. D'un autre point de vue, il était soulagé que leurs relations ne risquent pas de déboucher sur un mariage. Il était persuadé qu'un ménage ne pouvait réussir que si les personnalités des conjoints se conjuguaient harmonieusement. Autant, il avait de l'attirance pour elle, autant il se méfiait de sa famille égoïste et aux idées surannées. La mère surtout le consternait, un vrai repoussoir, quand il la comparait à la sienne, elle lui semblait une vraie caricature et le dicton: "telle mère, telle fille" lui trottait dans la tête. Sa raison le dissuadait d'envisager de se marier avec elle et son subconscient aussi. Tout ceci ne l'empêchait pas d'avoir de la peine. La vie est bien compliquée pensa-t-il.




A cet instant ses anciens coups de coeur pour ses cousines C. et M. lui étaient complètement sortis de l'esprit.
Il se décida donc à téléphoner pour annoncer sa visite à Versailles le jeudi en huit, car il ne voulait quand même pas faire preuve de trop de précipitation.
Le jour dit, il sonna à quatre heures de l'après midi à la porte du grand appartement de fonction qu'occupaient les parents de Béatrice au-dessus de la banque. La mère de son amie lui ouvrit et le salua aimablement en lui disant que sa fille l'attendait. Elle le laissa dans un grand salon meublé Charles dix, un peu sombre ou Béatrice le rejoignit au bout de quelques minutes. - Que je suis contente de vous revoir, si vous saviez combien j'ai souffert de la quarantaine que vôtre tante a décidée à mon égard, c'est une personne d'un très grand mérite mais elle est terriblement autoritaire, grâce à vous je retrouve l'ambiance que j'aimais tant. Venez j'ai préparé un petit goûter dans ma chambre qui est plus sympathique que cette pièce que je n'aime pas.
Sa chambre était en effet très jolie, claire, meublée de Louis quinze, elle était grande et quelques fauteuils étaient disposés autour d'une table basse où un goûter appétissant était servi.
Ils discutèrent de bonne humeur deux bonnes heures en se rappelant leurs souvenirs communs. Elle l'invita à revenir s'il en avait le loisir. Ils se quittèrent car elle devait aller jouer au tennis avec des amis rue des réservoirs.
- Vous devriez en profiter, les cours sont bons et pas chers, je sais que vous aimez cela et que vous jouez très bien. Vous viendriez me voir en passant.
- C'est une très bonne idée, je vais organiser cela avec des camarades d'école, préférez-vous que je vienne avant ou après le tennis?
- N'importe, comme cela s'arrangera le mieux, tenez-moi au courant.
En réalité, il ne jouait que moyennement, mais elle débutait à peine, tout est relatif. Il préférait donc organiser des parties avec des partenaires d'un niveau comparable.
Ses amis: Pa., Go. et L. acceptèrent d'enthousiasme et l'organisation fut facile, cependant il fut impossible d'avoir les mêmes heures chaque semaine. Aussi ne put-il la rencontrer que trois ou quatre fois. Elle vint même le chercher sur le cours, accompagnée de plusieurs de ses amies, ce qui impressionna considérablement ses camarades, ils en profitèrent pour lui faire une réputation de don Juan qu'il était loin de mériter.
Rapidement il prit goût à ces relations courtoises et sa peine s'amenuisa au fil des semaines. A l'occasion des vacances qui suivaient les examens généraux, il se rendit à Chamonix pour faire du ski avec des camarades d'école. Il ne s'était pas passé trois jours qu'il lui écrivait qu'il était complètement guéri, mais qu'il comptait toujours sur son amitié. Il ne lui expliquait pas pourquoi ceci est une autre histoire...
Il l'invita également à aller avec lui au bal de l'X à l'Opéra de Paris, elle en éprouva plus de plaisir que lui. L'année suivante, il partit en école d'application du génie à Angers et il la perdit de vue, il lui apprit au mois de juillet ses fiançailles avec une jeune angevine. Il apprit six mois plus tard son mariage avec un lord anglais. Ce mariage ne fut pas très heureux, elle eut un petit garçon mais son mari s'avéra être homosexuel, elle ne put le supporter et s'en sépara.
Ils convinrent deux années plus tard de se rencontrer avec sa femme et leurs enfants. L'entrevue fut froide, la femme de Pierre malgré sa bonne volonté ne pouvant s'empêcher d'être jalouse, Béatrice avait perdu dans ses malheurs une grande partie de son éclat. Ils ne se revirent plus.


Thérèse.


Pierre était en route pour Chamonix, entraîné par deux de ses camarades d'école, il s'était laissé séduire par la perspective de vacances d'hiver.
Le jour se levait à peine, et l'air était si pur que Pierre s'étonnait de respirer normalement, dans ce milieu si différent de tout ce qu'il connaissait. Il rencontrait la montagne pour la première fois en hiver.
La guerre, terminée depuis 5 ans à peine, et les études ne lui avaient pas permis de le faire auparavant. Il bénéficiait d'ailleurs de circonstances exceptionnelles. Ni ses parents, ni ses frères et soeurs n'avaient vu la "montagne en hiver".
L'oppression le gagnait un peu au spectacle de ces masses montagneuses sombres et énormes dont seuls les sommets étaient éclairés par le soleil et qui surplombaient de chaque côté la voie du chemin de fer à crémaillère qui l'amenait à Chamonix où il devait passer 3 semaines de vacances.
Deux camarades d'école partis la veille l'attendaient probablement à la gare de Chamonix. Comme il prenait de l'altitude, brusquement, tout s'éclaira, l'aveuglant complètement. Il plissa les yeux, incrédule devant tant de blancheur et de scintillement. A cette heure matinale personne n'apparaissait à l'horizon non plus que d'habitation. Le train lui-même était quasiment vide, ce qui amplifiait l'ambiance irréelle qui l'entourait.
Arrivé dans la vallée haute, il revint à la réalité. Il aperçut des maisons presque enfouies sous la neige, des gens dont les têtes dépassaient à peine des murs de neige qui bordaient les chemins.
- Pourvu qu'ils soient venus lui chercher à la gare, pensa-t-il. Les deux camarades d'école qui l'avaient convaincu de venir passer ce mois de vacances à Chamonix étaient arrivés la veille et normalement devaient le guider jusqu’à l'auberge de la jeunesse où leurs places étaient réservés. Il fut aussitôt rassuré, ils étaient là gesticulant sous le soleil, leurs respirations accompagnés de fortes buées.
- Hello! Grand-Père, comment vas-tu? Lui crient-ils. As tu fait un bon voyage?
- Ca va, vous avez des mines superbes, merci d'être venu à cette heure matinale. Expliquez-moi comment cela se passe, je n'en ai aucune idée.
- Ne t'en fais pas, c'est peut-être un peu spartiate, mais les responsables de l'auberge sont très sympas même s’ils ne sont pas très souriants. Il y a actuellement peu de monde. Les gens sont la plupart du temps à l'extérieur pour skier et ne rentrent que le soir. Il y a un anglais assez extraordinaire d'à peu près 35 ans qui vit là environ 6 mois par an soit l'hiver soit l'été depuis des années, il connaît absolument tout de la montagne et est très serviable; On ne sait pas de quoi il vit.
Il passe le reste du temps à voyager par le monde, surtout en Orient et à ses dire travaille de temps en temps un mois à Paris le temps d'avoir assez d'argent pour subsister le reste de l'année. Le travail en question était d'ailleurs assez mystérieux,
Il refuse absolument d'en parler, de peur de la concurrence.
Tout en discutant, ils étaient arrivés près de l'auberge qui se trouvait à l'extérieur de l'agglomération à 2 kilomètres en montant légèrement. Chemin faisant, ils avaient croisé quelques traîneaux qui seuls avaient le droit de circuler, ils n'avaient pas attendu d'en trouver un et préféré aller à pied en se répartissant le sac et l'équipement de ski de Pierre.
- Ils t'ont donné des skis gigantesques remarqua son ami Pa., je suis grand mais les miens sont beaucoup plus petits, tu ne va jamais réussir à tourner avec ces engins.
- je n'en sais rien, je n'y connais rien du tout; à l'école ils m'ont fait tendre le bras et sans tenir compte de mon poids plume et de la longueur exceptionnelle de mes bras ils l'ont choisi cette taille, je verrai bien sur place, avant de tourner, il faut déjà que je tienne dessus.
Le jour était maintenant complètement levé et le paysage tout en restant magnifique avait perdu son apparence irréelle. La neige débordait de partout et était encore d'une blancheur éclatante, elle crissait sous les pieds bien que la route ait été damée par les engins et la circulation.
On arrivait à l'auberge à moitié ensevelie sur la face Nord, on accédait par un sentier dégagé à la pelle qui la contournait par l'ouest jusqu'à la façade sud grâce à un escalier de pierre aux larges marches ou l'on avait répandu du mâchefer qui amenait à une petite porte vitrée donnant sur la pièce commune servant également pour les repas.
Dès l'arrivée du groupe dans la pièce vide, un homme rentra par une porte de côté et se présenta d'une manière abrupte:
- bonjour, je suis le père aubergiste, vos amis vous expliqueront le règlement qui est absolument impératif, faute de quoi vous serez comme n'importe qui expulsé sans autre préavis, il n'est pas compliqué, on l'accepte ou alors on s'en va. Vous allez voir ma femme, vous lui réglerez vos frais de séjours au moins une semaine à l'avance elle vous indiquera vôtre place de dortoir et bonnes vacances.
Il n'avait pas pu placer un mot, ses camarades non plus et il suivit l'homme dans la pièce contiguë qui servait de cuisine où se trouvait la mère aubergiste. D'une quarantaine d'années elle avait l'air assez effacé mais solide à la fois. Elle eut vite fait de régler les formalités et lui montra son lit dans le grand dortoir situé sur la face Est du bâtiment. La neige y bouchait presque les fenêtres, il faisait très frais et pour le moment il était le seul occupant.
- N'essayez pas d'ouvrir les fenêtres vous n'y arriverez pas actuellement. Vous déposerez vos affaires de ski dans la réserve située entre vôtre dortoir et la cuisine. Il y a tout ce qu'il faut pour farter et réparer les skis. Ses camarades l'appelèrent bruyamment:
- tout le monde est déjà parti skier, le mieux que tu as à faire, si tu n'es pas trop fatigué, est de t'inscrire aux cours de ski ce matin pour pouvoir commencer l'après midi. Commence par le cours 7 ou 6, nous allons nous entraîner pour la compétition de demain où nous sommes tous inscrits.
Eux-mêmes avaient commencé le ski depuis plus d'un an et se débrouillaient déjà pas mal.
- Rendez-vous au repas de midi, surtout ne soit pas en retard.
Le soleil était maintenant très haut et réchauffait complètement l'atmosphère car il n'y avait pas un souffle de vent; Le paysage avait perdu son aspect irréel du petit matin, mais était magnifique et incitait à l'euphorie. Malgré la lassitude d'une nuit de voyage il fit rapidement les quatre kilomètres aller et retour pour aller en ville où se trouvait le bureau de l'école de skis; on était hors saison, il n'eut aucun mal pour s'inscrire et rentrer à l'heure pour le repas.
Il y avait peu de monde autour de la grande table, un certain nombre de personnes partaient pour la journée et ne rentraient que le soir, ses amis étaient là tout excités par leurs performances à l'entraînement chronométré et supputaient leurs chances pour le lendemain. L'Anglais Paul était là, la voix tonitruante, le teint resplendissant, il avait un physique d'une densité impressionnante surtout au milieu de tous ces étudiants dont la croissance était à peine terminée. Il avait assisté à l'entraînement et faisait tout: les commentaires les questions et les réponses, mimait les attitudes de chacun avec une grande justesse et donnait des conseils. Un vrai numéro qui engendrait un climat de bonne humeur générale. Comme l'on se mettait à table le téléphone sonna et l'aubergiste revint en annonçant que les deux suissesses arrivées deux jours auparavant ne seraient pas là, l'une avait fait une mauvaise chute et son amie l'avait accompagnée à l'hôpital, elles espéraient rentrer dans l'après midi.
La nourriture était très simple, mais bonne et abondante et tous avaient bon appétit. Après le repas tous desservaient et participaient à la vaisselle. L'aubergiste prit son cahier et répartit les corvées de balayage de peluches et de déblaiement de la neige pour le lendemain. C'était parait-il le plus pénible mais pendant les huit jours suivants il n'est plus tombé de neige, c'était le grand beau temps. La corvée est devenue très recherchée.
Et en un rien de temps tout le monde s'égailla chacun occupé par ce qu'il avait prévu.
Pierre mit son équipement de ski qui était assez surprenant avec les guêtres militaires qui protégeaient le bas de ses pantalons. Il essaya de fixer ses skis sur ses chaussures, il n'y avait pas alors de fixations de sécurité mais un système de longues lanières qui tenaient assez bien le pied tout en conservant une certaine souplesse. Après cet essai à blanc, il déchaussa, enfila ses moufles, mit son bonnet kaki également et partit au lieu de rassemblement des cours qu'il avait repéré le matin.
Ils n'étaient que quatre ou cinq débutants, en voyant ses skis le moniteur fit la grimace: trop longs fit-il et en les examinant de plus près il ajouta:
- Il faut les farter sans cela vous ne glisserez pas et en plus ils sont légèrement vrillés.
Gentiment il appliqua un peu de paraffine sur les semelles et dit:
- cela ira pour aujourd'hui.
La leçon commença sans incident. Il trouva cela assez facile tant qu'il ne s'agit que de faire des traces directes ou du chasse neige et le moniteur lui dit:
- vous monterez dans le cours supérieur demain.
Il était très fier et très fatigué aussi après la nuit de voyage et les nombreuses chutes qu'il avait faites, heureusement la neige était douce, elle n'avait pas encore eu le temps de geler.
Il revint doucement a l'auberge les skis sur l'épaule, le jour tombait rapidement et il sentit le sommeil le gagner, dés qu'il fut rentré, il tomba sur son lit et fit une bonne sieste de plus d'une heure. Il fut réveillé par son second ami Go. qui fut obligé de le secouer un peu en riant:
- Alors ces premiers débuts,
Il raconta par le menu ses expériences, son ami était soulagé de savoir qu'il y avait pris goût parce qu'ils avaient une grande responsabilité dans sa décision de venir skier avec eux.
Ils lui avaient fait de tels tableaux qu'ils auraient été désolés qu'il n'aime pas le ski.
- Passons dans la salle, les autres sont rentrés.
La salle était pleine, on fit les présentations, la plupart étaient des hôtes de passage. Ils restaient un jour ou deux au plus, il y en avait de tous les genres et les conversations allaient bon train.
A sept heures, on passa à table, cela permet ensuite à chacun d'organiser sa soirée. La nourriture, toujours très simple et abondante était relevée par un petit vin de pays qui était un véritable luxe sur l'origine duquel il était recommandé de ne pas trop s'appesantir. Les deux suissesses étaient rentrées de l'hôpital, il s'agissait d'une mauvaise entorse. La blessée paraissait beaucoup souffrir et elle envisageait sérieusement de rentrer à Genève dés le lendemain, son amie qui parlait très bien le français dit:
- j'espère qu'une bonne nuit là dessus permettra d'y voir plus clair et qu'elle pourra rester comme prévu, quitte à être prudente et peut-être ne plus faire de ski.
On eut vite fait d'oublier ces ennuis et sous l'impulsion de l'Anglais la conversation reprit de plus belle ponctuée d'énormes éclats de rire. Chacun avait quelque chose à raconter, c'était la pleine euphorie; la vie était belle et la fatigue physique de chacun y rajoutait.
Saoulé de paroles, de fatigue et de l'effet du petit vin, Pierre, avec les autres, desservit, balaya la pièce et fit la vaisselle. Comme dans un rêve, il souhaita bonne nuit et se coucha en un rien de temps; un instant après, il dormait d'un sommeil peuplé de performances de ski, des discours de l'Anglais et d'engueulades de l'aubergiste.
Le lendemain matin, il fut réveillé par les bruits de skis et de grosses chaussures qui résonnaient dans la pièce voisine, il était 8 heures. Il se sentait léger et dispos, mis à part quelques courbatures et une douleur prononcée à la hanche droite, plus exactement à la rotule sur laquelle il était tombé plusieurs fois la veille.
Il se leva rapidement et fit sa toilette à l'eau froide dans la salle d'eau attenante. Le gong raisonna pour annoncer le petit déjeuner. Il se rendit dans la salle où arrivaient aussi la plupart des autres, excepté quelques courageux déjà partis en ballade depuis plus d'une heure. Le chocolat était mousseux, le pain frais et le beurre légèrement salé. Tous y faisaient honneur.
- A quelle heure est ton cours? Dépêche-toi, lui crièrent ses amis, notre départ est prévu vers 11 heures, viendra-tu nous voir? Ce n'est pas loin d'ici.
- j'ai bien le temps, je n'ai cours que cet après midi, ce matin il faut que je farte mes skis convenablement, ensuite j'irai skier un peu seul et j'irai vous admirer.
-Il se rendit dans le local réservé au matériel, prit ses skis les plaça sur l'établi semelles en l'air et les regarda songeur.
C'était des skis de frêne la semelle en bois était à nu, il voyait rangés contre le mur d'autres skis qui tous avaient un revêtement épais et uniforme d'une matière noirâtre ou rouge douce au toucher. Il y avait rangé sur une étagère tout un arsenal de paquets ou de tubes de fart de toutes natures ainsi que des petits brûleurs et une collection de fers destinés sans doute à les étaler.
Il y avait avec lui deux ou trois autres personnes, qui resserrant une vis, qui améliorant la qualité de son fartage.
- Vous devriez mettre du fart à chaud, dans l'état où ils sont, le fart à froid ne tiendra jamais, il faut une sous couche solide. Je vais vous montrer comment faire lui dit une des jeunes suissesses.
- merci bien, ce n'est pas de refus, car je ne sais vraiment pas comment m'y prendre, mais je ne voudrais pas vous mettre en retard.
- j'ai un peu de temps, et il faut que je répare mes skis, les carres ne tiennent plus bien, ils sont bien fatigués, je les ai depuis huit ans, je vais aussi refaire le fartage. Vous n'avez qu'à faire comme moi, ce n'est pas difficile il faut seulement du soin et choisir le bon fart, ici il y en a de l'excellent. Elle installa ses skis à l'autre extrémité de l'établi, prit un paquet de fart noirâtre à l'aspect peu engageant, alluma un petit réchaud sur lequel elle fit chauffer deux outils à mi-chemin entre le fer à repasser et le fer à souder et elle lui tendit un autre pain. C'était plus facile à dire qu'à faire et si elle eut vite fait de refaire son fartage, le sien n'avançait guère, mais elle l'encouragea:
- vous êtes sur la bonne voie, ne vous découragez pas, les autres jours ce sera plus facile.
Il lui demanda des nouvelles de son amie:
- souffre-t-elle encore?
- Malheureusement elle souffre beaucoup, c'est sans doute plus sérieux que l'on croyait, je vais la remettre au train de onze heures, elle rentre à Genève.
Les autres personnes avaient quitté le local. Elle lui dit:
Je suis très ennuyée, nous étions venues ensemble, mes parents nous croient à l'hôtel, nous sommes venues ici par raison d'économie pour pouvoir faire beaucoup de ski, les pistes sont bonnes et très intéressantes, j'ai envie de rester, mais ce n'est pas très raisonnable seule fille ici au milieu de garçons de toutes les sortes que je ne connais pas, je risque d'être ennuyée par certains. Pouvez vous me rendre service? Mon amie m'a conseillé de m'adresser à vous, vous avez l'air gentil et bien élevé. Pouvez vous me promettre de m'aider si j'étais importunée?
- Bien sur, répondit-il, mais je ne pense pas que ce sera très utile et avec mes amis on fera le nécessaire.
- Vos amis sont très corrects, mais c'est à vous que je fais confiance.
Ensuite s'engagea une conversation un peu absurde qui le laissa songeur.
- De toute manière je n'ai pas l'intention d'intervenir à tous propos, les femmes protestent toujours, mais dans le fond elles sont ravies d'être un peu bousculées, vous devez être comme les autres.
- Elle devint subitement furieuse:
- c'est bien des idées de français, les Français, je m'excuse de vous le dire, ont des idées complètement fausses sur la plupart des sujets, sur les femmes en particulier, ils vivent d'idées toutes faites ou surannées, ils n'ont aucune ouverture sur l'extérieur, ne parlent pas les langues étrangères, moi je pratique quatre langues presque couramment, et cependant ils se croient des êtres supérieurs. Les femmes veulent être respectées pour ce qu'elles sont et surtout par les gens grossiers. Pouvez vous comprendre cela?
Un peu interloqué et vexé, Pierre attaqua résolument.
- Vous avez, vous-même, une idée un peu ridicule des français, vous ne devez pas en connaître beaucoup.
- Quelques-uns uns, dont mes professeurs.
- Sont-ils comme cela, cela m'étonnerait?
- Non pas eux, ce sont sans doute des exceptions.
- je ne pense pas, j'ai sans doute eu le tort de dire que les femmes aimaient être bousculées, quoique j'aie des exemples où certaines provoquaient et recherchaient manifestement ces bousculades, mais ce n'est ni une règle, ni la généralité et ce ne me semble pas vôtre cas.
- Certainement pas. Mais de toutes manières les Français n'ont pas de quoi être fiers après ce qu'ils ont fait pendant la guerre et vous qui êtes militaire vous appartenez peut-être à la plus mauvaise armée du monde.
Malgré ces paroles, il sourit, il venait de s'apercevoir qu'elle était belle, emportée par sa colère, jusqu'à présent il ne l'avait pas, pour ainsi dire, regardée et elle était engoncée dans ses vêtements. L'animation lui allait bien, quel caractère.
- Avez vous toujours aussi mauvais caractère? Vos appréciations sont trop excessives pour me vexer, et les femmes ne connaissent rien aux choses militaires. Arrêtons de nous disputer bêtement, merci pour vôtre coup de main, mes skis sont maintenant prêts je vais aller les essayer.
- D'accord, à ce soir je vais conduire mon amie et j'ai pris un pique-nique, je ne rentrerais que ce soir.
Il partit rapidement les skis sur l'épaule vers l'endroit où avaient eu lieu les cours de la veille pour faire des essais de glisse.
Il fut étonné par l'amélioration et s'amusa beaucoup, il entendit sonner 11 heures au clocher du bourg, il fallait aller supporter ses amis dans leur championnat.
Le parcours de la compétition était sur le chemin de l'auberge, il y fut rapidement; la compétition était déjà commencée; le tracé était facile et emprunt able par des quasi débutants, bien damé avec de nombreuses portes, les plus lents partaient en premier, car il s'agissait d'une épreuve de promotion étendue au plus grand nombre. En attendant le passage de ses amis, il repensa à la discussion du matin en souriant intérieurement, quel drôle de fille, ça le mettait de bonne humeur et le réconciliait avec la vie, de nature facilement inflammable, il attrapait inévitablement le béguin pour les quelques filles agréables qu'il rencontrait, et, en venant, il se croyait très amoureux de Béatrice et sans espoir de retour, tout d'un coup il se rendait compte que c'était bien exagéré et même sans beaucoup d'importance. Une fille chasse l'autre, pensa-t-il, mais cette fois ci je vais faire attention. Elle l'avait quand même remarqué, plutôt que ses amis, il n'était donc pas si négligeable que cela, cela lui donna un peu de la confiance en lui dont il manquait tant.
Le haut parleur donnait le nom des partants. Au bout d'un moment il entendit : Pa., Il attendit, mais rien, il avait du tomber. Effectivement tout de suite après que le suivant fut annoncé, il vit l'un après l'autre et assez près passer un skieur inconnu et son ami tout couvert de neige et avec un style de bonne facture. Go. fut annoncé cinq minutes plus tard, il passa sans encombre mais l'allure était plutôt besogneuse.
Sans les attendre, il rentra à l'auberge, où il arriva juste à l'heure ce que lui fit remarquer l'aubergiste. Ses amis arrivèrent un quart d'heure plus tard, ils avaient l'excuse du championnat. Effectivement, Pa. , par manque de concentration avait fait une faute de carre et était aller se répandre dans la neige profonde, il pestait, car le reste du parcours lui avait beaucoup plu.
Mais les choses sérieuses se passaient l'après midi, et à l'auberge il y avait de véritables champions, la mère aubergiste annonça que l'on fêterait les résultats le soir.
Pierre de son côté partit à son cours dès le repas terminé. Là, il eut la surprise de voir qu'il n'y avait pas de cours six où on lui avait dit de se rendre; on le mit d'office en cours cinq. Il se trouva entraîné tout de suite dans un tire-fesses où il eut de nombreuses frayeurs manquant chuter au départ comme à l'arrivée. Ce fut un peu un calvaire les pentes lui faisaient peur et tous les autres plus expérimentés savaient déjà tourner, il essayait bien mais tombait tant et plus, il compta vingt cinq chutes. Aussi fut-il soulagé à la fin du cours. Alors il reprit courage et continua à skier d'une manière plus détendue et prit vraiment du plaisir sur cette piste qui au début lui avait paru si difficile.
Sans être un virtuose il tournait facilement en chasse neige virage et faisait assez bien le christiania amont. Il s'inscrivit au cours du lendemain matin de manière à pouvoir aller se balader l'après midi. Tout content et bien fatigué, il rentra à l'auberge, le soleil était parti, il ferait bientôt nuit.
L'auberge était pleine. L'un des hôtes avait remporté l'épreuve et l'Anglais s'était très bien classé, la jeune suissesse était là, en survêtement, elle avait pris un début de coup de soleil et discutait avec ses amis.
- Comme j'étais seule, j'ai profité de ma liberté pour m'en donner à coeur joie, j'ai fait toutes les pistes difficiles de la station sans à peine m'arrêter, mon amie skiait moyennement et n'aurait pas pu faire cela, je suis fourbue; demain je serai plus raisonnable.
L'Anglais réclama l'attention et donna lecture du palmarès des hôtes de l'auberge salué par une ovation et un triple hourra, l'aubergiste dit:
- j'offre le vin blanc et une tarte aux myrtilles, il faut aller les chercher à la boulangerie du dessous où je les ai commandés. Qui est volontaire?
- Moi, dit la suissesse, accompagnez-moi, dit-elle à Pierre.
Ils se vêtirent chaudement, la nuit et avec elle le gel étaient tombés, le ciel étoilé était splendide, ils descendirent par de petits sentiers glissants jusqu'à la boutique en se tenant l'un l'autre pour ne pas tomber. Bonjour, monsieur dame, leur dit la patronne à leur entrée, cela les fit rire, ils expliquèrent qu'ils venaient chercher la commande de l'auberge pour fêter les résultats du championnat, La patronne était une amie du ménage de l'auberge et les chargea de leur transmettre son bonjour.
Ils repartirent toujours bras dessus, bras dessous, chargés des paquets, Ils étaient heureux. En remontant, il lui raconta sa journée, il ne fut plus question de la dispute du matin.
Ils rentrèrent ensemble dans la salle commune. Son ami Pa. lui dit en souriant:
- tu n'as pas participé au championnat, mais tu n'as pas tout perdu, au contraire.
Il ne lui répondit pas, car il ne savait trop que penser, il appréciait simplement ces moments où tout le monde semblait heureux de vivre. La soirée fut joyeuse et animée; chacun y allait de son histoire. Le repas, les corvées ne furent qu'éclats de rire. Ils allèrent se coucher fort tard, très fatigués.
Le lendemain matin, Pierre se réveilla à sept heures et demi en pleine forme, il avait dormi d'un seul trait et ne gardait le souvenir d'aucun rêve. Il faut que je me dépêche pensa-t-il, j'ai juste le temps de faire mon lit, de me laver, de déjeuner et de refaire le fartage de mes skis avant le cours. Il fit le plus vite possible, et après le déjeuner se retrouva dans le local à skis avec la jeune suissesse.
- Bonjour, avez vous passé une bonne nuit, fit-il?
- Parfaite, dit-elle en s'étirant, vous avez l'air bien pressé.
- Plutôt, les cours n'attendent pas, mais excusez-moi, quel est vôtre nom, je ne le connais même pas.
- Thérèse., et mon nom est un peu compliqué: Z., nous habitons au bord d'un lac en Suisse. Vos amis vous appellent Grand-Père, est-ce vôtre nom?
- Pas du tout, c'est un surnom, en réalité je m'appelle Pierre B, c'est un jeu de mot facile: Pierre le Grand-Père. Tout le monde à l'école m'appelle comme cela, cela m'amuse plutôt.
- Vous avez bon caractère, je ne sais pas si j'aimerais cela.
Tout en bavardant, il avait remis ses skis en état et il sortit de l'auberge en lui disant:
- Vous ne rentrez que ce soir, bonne journée, et bon ski.
Arrivé aux cours, nouvelle surprise, il n'y avait pas de cours cinq, il fallait choisir entre le six et le quatre, son moniteur de la veille lui conseilla d'aller au cours quatre. Il commençait à trouver la plaisanterie un peu forte.
Heureusement le moniteur était très compréhensif et cherchait surtout à les emmener en ballade sur les pistes de l'aiguille l'après midi. Aussi, tout le travail fut-il fait en douceur. Il fit ainsi beaucoup de progrès et ne tomba presque pas.
Séduit, il s'inscrivit pour la ballade de l'après midi, le rendez-vous était au départ du téléphérique qui se situait sur le même versant un peu au-delà de l'auberge, on pouvait même rentrer directement à skis à l'auberge en empruntant ces pistes et ses amis lui avaient dit que si elles étaient longues et pentues elles n'étaient pas très difficiles quand la neige était bonne.
Après le déjeuner à l'auberge en petit comité car, compte tenu du temps, presque tous étaient partis pour la journée avec un repas froid commandé la veille, il améliora le fartage de ses skis et partit pour le téléphérique. Le reste du cours était là plus deux autres personnes. L'installation était ancienne et sans aller très haut (3200 mètres) comportait deux tronçons. Le moniteur dit:
- ceux qui se sentent fatigués peuvent nous attendre au premier tronçon nous les prendrons au passage, mais ce n'est pas plus difficile là haut.
Pierre alla jusqu'en haut ainsi que la plupart des autres, le soleil rayonnait face à la pente, la piste était large et dégagée, il n'avait plus neigé depuis plusieurs jours.
- Tout le monde à la queue leu leu derrière moi, pas de traînard. Il désigna un serre-file expérimenté.
- Il s'agit de faire trois très grandes traversées en trace directe avec christiania amont pour se ralentir quand il le faut, ne vous laissez pas prendre par la vitesse, la neige est idéale, on dirait du savon tant elle est douce.
La descente commença, sans autre encombre que quelques chutes sans importance. Le moniteur les attendait de place en place, la confiance les gagnait progressivement, ils en oubliaient de regarder le paysage. A l'occasion d'une halte le moniteur les mit en garde:
- Méfiez-vous de cette piste elle est très large et il y a peu de balises, il faut les suivre impérativement car elle est bordée d'à pic sur le côté et en dessous que l'on ne voit qu'au dernier moment, de plus le brouillard tombe rapidement sur ce versant. Il faut obligatoirement retrouver la station intermédiaire pour traverser la faille le reste de la piste se trouve de l'autre côté.
Après environ une heure ils arrivèrent à la station ou le reste de la troupe les rejoignit. La fatigue se faisait sentir pour beaucoup; si la pente était moins raide, la piste devenait moins large et la neige plus lourde, il fallait accomplir de nombreux virages et les chutes se multiplièrent, Pierre en particulier revint sur terre il n'avait que trois jours de ski et il avait énormément de mal à suivre accumulant fautes sur fautes et perdant toute facilité. Heureusement ce tronçon était plus court et il le termina vaille que vaille en obliquant directement vers l'auberge au pied de la piste. Il y avait là tout un groupe d'hôtes se prélassant au soleil qui l'accueillirent avec des commentaires mi-moqueurs, mi-encourageants, ses amis le félicitèrent. Il eut à peine la force de leur répondre et alla rapidement se doucher et changer de vêtements. Le fart de ses skis n'avait pas résisté au traitement, il était à refaire mais comme ils étaient humides il dut attendre le lendemain matin.
Maintenant il avait pris le rythme de l'auberge, comme il y avait beaucoup de passage, il faisait avec ses amis figure d'ancien.
Le lendemain matin, il avait de fortes courbatures, mais courageusement il repartit au cours qui se passa sans encombre, mais il semblait avoir atteint un plafond et ne progressait plus beaucoup. Aussi l'après midi il se reposa à l'auberge en prévision du lendemain où le moniteur devait les emmener toute la journée dans une station voisine fameuse pour sa piste olympique. Évidemment ils ne l'emprunteraient pas sauf dans la partie haute, la plus facile. c'était toujours le grand beau temps,
La neige commençait à fondre dans les parties basses des pistes exposées au soleil et se transformait en glace la nuit.
Il se prélassa au soleil devant la façade sud de l'auberge et bavarda avec la patronne et deux ou trois personnes en épluchant des pommes de terres, des carottes et des navets.
Le soir se passa à écouter l'Anglais jouer de l'harmonica et chanter des mélodies écossaises ou irlandaises reprises en choeur par ceux qui savaient le faire.
Le lendemain fut très agréable, décidément il préférait de beaucoup les ballades aux cours. Ils descendirent deux fois une piste magnifique, très facile, qui serpentait au milieu des sapins. Il pensa que les jours suivants il aimerait refaire cette ballade avec ses amis s’ils étaient d'accord, bien sur, il n'y avait aucune difficulté, mais c'était si joli. Le soir il leur proposa de le faire, sans succès, ils y avaient déjà skié deux jours de suite et préféraient essayer autre chose. La jeune suissesse entendant cela lui proposa d'y aller avec lui car elle ne connaissait pas le secteur, ce qui l'intéressait c'était la piste olympique qu'elle voulait essayer.
- Allons-y ensemble, on se donnera des rendez-vous au café du bas et pendant que vous ferez le grand tour je prendrais la piste directe.
Ils s'inscrivirent pour avoir un panier pique-nique et se convinrent de se retrouver le lendemain matin à huit heures trente, prêts et petit déjeuner terminé.
Aussi, comme il l'avait fait avec son cours la veille ils reprirent le petit chemin de fer à crémaillère, à cette heure il n'y avait presque personne.
- On est peut-être un peu en avance, mais je préfère, car j'aime profiter de tout au maximum. on sera là au départ de la première benne du téléphérique.
Ils avaient le temps de bavarder. Il apprit ainsi qu'elle faisait des études d'interprète avec l'amie qui l'avait quittée, elle en avait encore pour deux ans et entendait bien travailler dans ce domaine ce qui posait des gros problèmes avec sa famille; elle la respectait beaucoup et en était très fière, mais disait-elle, ils sont d'une autre époque. Toute leur vie tourne autour de la maison familiale une énorme bâtisse au bord du lac, dont l'entretien est dévorant, Ils font tout pour la conserver dans la famille et la transmettre à leur fils son jeune frère de douze ans. Pour cela l'héritier de la maison depuis des générations reçoit tout l'héritage et la tradition veut que les filles se fassent bonnes soeurs ce qui ne coûte rien à la famille, cela ne lui chantait guère et elle faisait tout pour pouvoir être indépendante financièrement et avoir un métier.
En attendant la vie d'étudiante à Genève était très gaie, il y avait énormément de travail et les gens étaient très intéressants en particulier un jeune séminariste qui suivait les mêmes cours et avec lequel elle était très amie et qu'elle admirait beaucoup car c'était un homme quasiment universel, très drôle, d'une grande culture et qui chantait magnifiquement en s'accompagnant à la scie musicale.
- Quel dommage qu'il soit séminariste, disait-elle.
Pierre était carrément jaloux, tout en appréciant énormément le charme qu'elle dégageait; comme elle est belle, pensait-il, et quelle fille bizarre avec son air têtu, son aplomb, et ses réactions surprenantes.
Arrivés en haut du téléphérique, ils chaussèrent leurs skis et firent une centaine de mètres ensemble, elle skiait remarquablement, godillant naturellement en toute décontraction.
- je n'arriverai jamais à ce niveau, il aurait fallu que je commence plus tôt et que je sois plus doué.
- Essayez avant de désespérer, c'est beaucoup plus facile que l'on croit, il faut skier souvent, après cela vient tout seul, dit elle gentiment. Vôtre piste part sur la gauche, à quelle heure se retrouve-t-on en bas?
- Dans une heure et quart, c'est ce qu'il me faut, je pense.
Pierre mit en fait moins d'une heure, il avait fait des progrès depuis la veille.
En bas il l'attendit près d'une demi-heure, assis à la terrasse. Elle arriva animée et toute souriante:
- j'ai fait quatre fois la piste elle est formidable, la dernière fois je n'ai pas arrêté et j'ai mis moins de dix minutes pour descendre, l'ennui est le temps de montée, il faut vingt minutes, c'est pour cela que je suis en retard, pour me faire pardonner, je vous propose de vous y emmener, vous pouvez très bien le faire, je vous montrerai où passer, on prendra tout son temps.
- Si vous êtes sur que je peux le faire j'irai volontiers mais auparavant reprenons des forces, il est midi, faisons honneur à ce que nous a préparé l'aubergiste.
C'était très simple, mais tout était très bon, le pain était frais du matin ce qui est un exploit vu l'heure matinale de leur départ. Le reste consistait en jambon, en pâtés et fruits avec une petite gourde de vin du pays. Ils y firent largement honneur leurs appétits étant ouverts par l'exercice qu'ils avaient pris. Ils repartirent à deux heures. Pendant que le téléphérique montait Pierre sentait monter la crainte ou l'appréhension, mais il ne l'aurait avoué pour rien au monde. La piste avait une telle réputation.
En haut il se chaussa très soigneusement réglant minutieusement la tension de ses lanières et il commença à se laisser glisser.
- Suivez moi lui dit elle et passez exactement où je passe je connais les bons endroits. Le début se déroula correctement mais la pente était très forte et il n'avait pas toujours le courage de déclencher ses virages surtout vers la droite où il se sentait peu sur, il ne voulait pas trop tomber avant le fameux goulet pour ne pas être fatigué au moment de le franchir; il fit donc de nombreuses conversions qui les retardaient et faisait presque tout en dérapage pour ne pas prendre trop de vitesse.
Arrivée au goulet, son amie l'arrêta. A cette heure il était à l'ombre et la neige qui était fondante dans la matinée se transformait en glace. Elle lui dit:
- N'essayez plus de déraper vous ne tiendriez pas, faites uniquement des conversions et des traces directes sur la partie glacée, les bords sont meilleurs, allez doucement vous ne risquez rien. Je vais prendre le plus droit possible, pour moi c'est le mieux, le reste de la piste est facile, arrivée en bas je prendrai le téléphérique et je referai une piste. Attendez-moi au café.
- D'accord, je vais être très prudent, à bientôt.
La descente du goulet fut un long calvaire. Faire des conversions dans une pente aussi abrupte, à moitié glacée dans les meilleures portions avec des skis de cette taille était difficile et fatiguant, il n'en voyait pas la fin et ressentait de fortes crampes, de toute évidence, c'était trop difficile pour lui compte tenu de son inexpérience. Mais enfin il arriva à la fin du passage sans être tombé heureusement car dans ce cas il aurait dévalé une bonne longueur de piste avant de pouvoir s'arrêter et compte tenu des bosses cela fait très mal.
Le reste lui parut de l'enfantillage, il avait d'un seul coup perdu son appréhension pour la pente qui pourtant était encore forte, mais par comparaison elle paraissait accueillante et il fut très vite en bas. Il s'installa au café et l'attendit, une vingtaine de minutes plus tard elle arriva et dit:
- j'arrête la piste est de plus en plus glacée ce n'est plus amusant et je veux rentrer sans blessure. J’ai beaucoup de travail à faire en rentrant, le but de nôtre séjour était de nous mettre en bonne forme pour ensuite mieux travailler et pour l'instant c'est réussi en ce qui me concerne.
Ils commandèrent un thé au citron et des petits gâteaux de pays, installés sur la terrasse qui était encore au soleil. Elle lui demanda quelles études il faisait:
- je ne comprends pas bien, vôtre école a une grande réputation comme école d'ingénieurs, mais vous êtes militaire, même ici vous êtes en uniforme, j'ai vu vos deux camarades ainsi au bourg.
-L'école a un statut militaire de tradition, car elle fournissait à l'origine l'armée d'officiers destinés à toutes les armes techniques, maintenant, il n'y en a presque plus, les élèves sortent dans les corps civils de l'état ou sont recrutés par les entreprises.
- Ils ne peuvent pas être formés pour des taches si différentes, surtout en deux ans.
- Une grande partie des élèves fait une école d'application spécialisée par la suite. Les autres apprennent sur le tas. On nous a appris à apprendre et cela marche. Cependant cette forme d'école est une exception et ne réussit que parce qu'elle attire à son concours les tous meilleurs élèves.
- je ne suis pas persuadé que ce soit un excellent système, que pensez vous faire après l'école?
- je n'en ai aucune idée, le choix des postes dépend du rang de sortie, le mien sera assez modeste et à ce niveau on ne peut prévoir le choix des précédents, j'attends pour savoir.
- Vous n'avez pas d'envie spéciale?
- Malheureusement non, jusqu'à présent rien ne m'attire spécialement, j'ai fait l'école uniquement parce que j'étais capable d'y entrer, et aussi parce que les mathématiques et la physique me plaisent. Mais je suis d'un tempérament optimiste j'espère que cela se passera bien par la suite, bien sur, il vaudrait mieux avoir une véritable vocation. Vous-même avais vous la vocation de devenir interprète?
- Pas à l'origine, mais cela fait maintenant deux ans que je fais tout pour y arriver.
Ils reprirent le train et rentrèrent à l'auberge juste à temps pour le repas du soir qui fut très joyeux comme d'habitude. On parlait de départ, ses amis partaient à la fin de la semaine, lui disposait d'une semaine supplémentaire et la jeune suissesse n'avait plus que trois jours. Ses amis l'invitèrent à faire la piste de l'aiguille le lendemain et T. le retint pour le jour suivant en vue d'une excursion qu'elle irait reconnaître le lendemain. Il alla se coucher de bonne heure avant la fin de la veillée pour retrouver des forces pour les jours suivants. Tant pis pour les cours, pensa-t-il.
La ballade à la piste de l'aiguille fut tout de suite perturbée dés le départ par la venue soudaine d'un brouillard auquel rien ne les avait préparés, plus aucun autre point de repaire que la pente et les traces de skis, il se rappela les recommandations de son moniteur avant tout il fallait viser à retrouver la station intermédiaire pour traverser la faille, il l'expliqua à ses amis et fit avec eux de grandes traversées tant que la neige était damée et partant dans l'autre direction dès qu'ils rencontraient la neige vierge, ils retrouvèrent ainsi les premières balises, mais la neige se mit à tomber et le vent se leva, on ne distinguait quasiment plus rien. Très groupés, ils décidèrent d'appuyer vers le côté gauche du versant ou se trouvait la station, la seule inconnue était la hauteur. Au bout d'un moment ne distinguant plus rien ils s'arrêtèrent, voulant éviter le ravin. Heureusement dans une petite éclaircie ils aperçurent à environ cent mètres un peu au-dessous la masse sombre de la station tant espérée. Le reste de la piste était très bien balisé et il y avait beaucoup plus de monde et à mi route le ciel se dégagea d'un seul coup. Restait que la neige était très lourde et que Pierre avait une technique encore trop rudimentaire pour y faire face, ses amis skiaient plus vite et lui tombait tant et plus, il s'épuisa rapidement à vouloir essayer de les suivre. Arrivé près de l'auberge, Pa. dit en le regardant:
- Tu es couvert de neige, il faudrait que tu améliores tes virages, sinon tu vas t'épuiser. C’est dommage, la haut il faisait un temps dégueulasse, mais maintenant le soleil est revenu et avec la couche de neige qui est tombée cela doit être formidable. Je remettrai bien cela.
- Très peu pour moi, dit Pierre, mais allez-y, c'est une bonne idée.
Ils repartirent à deux, le laissant se bronzer au soleil. On appela pour le déjeuner, il resta dehors car il avait pris un pique-nique et il attendait le retour de ses amis pour le consommer, tout en grignotant pour passer le temps. Ils revinrent vers deux heures et demi-épanouis et affamés.
- On a bien eu raison cela change tout, la neige fraîche était remarquable, juste comme il fallait pour virer et extrêmement douce. Mais ils avouèrent qu'ils étaient aussi fatigués. Ils vinrent à bout de la totalité de leurs provisions et se firent offrir un petit café par l'aubergiste avant d'aller faire une petite sieste réparatrice.
Le reste de l'après midi se passa à faire un bridge avec la jeune suissesse qui était rentrée. Elle avait cassé ses skis. Plus exactement elle n'avait plus de carre interne sur le ski droit et le bois était en trop mauvais état pour qu'il soit possible de les réparer.
- Cela m'est arrivé dès la première descente ce matin, j'ai continué à explorer les pistes tout doucement en vue de demain, il y a de tout, certaines sont faciles, mais il faut bien choisir sa trace. Vous pouvez les faire en étant prudent car les pentes sont fortes à certains endroits. Malheureusement je ne pourrais skier avec vous, je prendrai le téléférique avec vous car rien que pour la vue j'y retournerais bien, on peut déjeuner là haut. Qu'en pense vous?
- je ne suis pas très emballé à l'idée de faire la piste seule, comme vous je préfère monter la haut en promeneur. Mes amis partent dans la matinée et vous le lendemain, j'aurai tout le temps ensuite pour faire du ski en solo pendant les quelques jours qui me restent. Je peux me mettre en uniforme si cela vous amuse.
- Tout à fait, j'aimerai voir vôtre allure, je ne vous imagine pas du tout en militaire, ce n'est pas vôtre genre.
- Vous verrez.
Le lendemain il se leva de bonne heure pour aider ses amis à porter leurs bagages jusqu'à la gare et rentra se changer à l'auberge, après avoir pris le petit déjeuner. Ils avaient rendez-vous à 11 heures de façon à pouvoir faire une course avant de monter au restaurant d'altitude. Il fit rapidement ses comptes pour savoir ce qu'il pouvait raisonnablement se permettre.
Quand il retrouva Thèrése dans la salle de l'auberge ils poussèrent tous deux un cri de surprise! Elle avait revêtu avec son pantalon habituel un joli chemisier et un très beau pull-over, elle avait fait un joli chignon agrémenté d'un ruban et portait un très beau collier ancien, elle était légèrement fardée et faisait très femme, elle souriait sure de sa beauté:
- Comme vous êtes beau, lui dit elle, examinant son uniforme, cela vous va formidablement, le képi surtout l'intriguait, je vais être fière de me promener avec vous, cela vous donne un air impressionnant que je ne vous connaissais pas.
Ils prirent lui son manteau et ses gants elle son anorak, et ils sortirent, elle lui prit le bras. Il se dégagea et lui dit:
- C'est absolument interdit par le règlement, mais si vous le préférez, je peux me remettre en civil, ce sera moins contraignant.
- Oh! Non, je comprends, si c'est la règle respectons là, cela m'amuse quand même plus comme cela, je raconterai cela à mes amis qui n'en reviendront pas.
Ils arrivèrent rapidement au bourg en se regardant du coin de l'oeil en souriant.
- Je dois acheter quelques souvenirs pour mes parents, surtout pour mon petit frère et pour mon amie de Genève. Il y a une boutique bien achalandée sur la place.
Ils rentrèrent. Bonjour messieurs-dame leur dit la vendeuse, ils se regardèrent encore en riant, elle expliqua ce qu'elle voulait et l'employée répondit en louchant sur son uniforme, il remarqua alors son léger accent qui d'ailleurs faisait partie de son charme. Elle trouva son bonheur et ils sortirent salués de la même façon, à croire qu'ils étaient mariés.
Ils se rendirent à la station de téléphérique et montèrent dans la cabine, il y avait beaucoup de monde, serré comme des sardines; la conversation était quasi impossible tellement les oreilles des voisins étaient proches, ils se contentèrent de se regarder. Son attention se porta sur la peau de son visage, vu d'aussi près la surface n'en avait plus cette quasi-perfection que lui laissait supposer sa légère myopie mais montrait une diversité de grain qui le surprit et qui l'émut, elle était vraiment humaine et quand même si jolie avec quelques mèches blondes courtes et bouclées qui échappaient à sa coiffure et encadraient son visage, ses yeux d'un bleu gris limpide souriaient légèrement; a quoi pensait-elle?
Il ne le sut jamais, ils arrivaient à destination et avant d'aller déjeuner, ils firent un tour de promenade sur le belvédère qui faisait face au massif principal où de gros nuages épars et le soleil semblaient livrer bataille. C'était grandiose. Ils y restèrent un quart d'heure cherchant à reconnaître les sommets les plus importants et les énormes glaciers qui les séparaient. Ils furent surpris brusquement par l'arrivée de nuages qui en moins d'une minute les entourèrent complètement amenant avec eux le vent, le froid et des rafales de neige.
- Rentrons
La salle de restaurant était une vaste pièce carrée soutenue en équilibre au-dessus du vide et offrait des vues vertigineuses sur trois côtés, le quatrième adossé à la montagne étant utilisé pour le service. Ils obtinrent facilement une table de deux personnes un peu en retrait pour la vue, il lui laissa la place dos à la montagne de façon à lui laisser le paysage. Au début on ne distinguait rien au milieu de la tempête et puis par instants le ciel s'éclairait brusquement d'embellies soudaines pour finir par laisser place à nouveau au soleil.
La nourriture était bonne, malgré le monde l'ambiance était calme et feutrée. Ils reprirent leur conversation avec une certaine retenue ou une certaine nostalgie, ils pensaient l'un et l'autre que c'était le dernier jour et ne désiraient pas en parler mais seulement savourer les moments qui restaient.
Ils parlèrent un peu plus de leurs familles respectives, ils avaient tous deux beaucoup d'estime pour leurs parents et d'affection pour leurs frères et soeurs, ils décrivaient leurs aspects et leurs caractères.
Pierre pensait:
- Je suis en train de redevenir amoureux, je suis incorrigible, mais il n'avait aucune envie de résister à ce sentiment qui le submergeait avec encore plus de puissance que tout ce qu'il avait connu. Avec elle, il n'y a rien qu'il ne se sente capable de faire.
Et cependant il était étrangement lucide:
- Nous n'avons rien qui nous prédispose à vivre ensemble: ni la nationalité, ni la culture, ni le milieu, ni les goûts, nos discussions sont de perpétuels quiproquos. Tout cela sera sans lendemain, et pourtant que je suis heureux pour l'instant.
Elle aussi était songeuse, elle lui sourit et lui dit:
- je veux profiter de cette occasion pour vous remercier de vous être occupé de moi si gentiment.
- je vous en prie, tout d'abord cela a été un plaisir pour moi, vous êtes une fille très agréable et suffisamment originale pour que l'on apprécie vôtre compagnie, d'autre part, je n'ai rien fait, vous auriez pu très bien vous passer de moi.
- Pas du tout. Avec mon amie, j'avais été importunée la veille de vôtre arrivée. Si vous n'aviez pas accepté je ne serais pas resté ce qui aurait été dommage à tous points de vue; c'est aussi pour cette raison que je vous ai demandé de m'accompagner le soir du championnat pour aller à l'épicerie, comme cela tout le monde savait que j'étais avec vous et plus personne ne s'est avisé ensuite de m'aborder et vous êtes devenu un véritable ami dont j'ai apprécie la délicatesse.
Il sourit.
- On ne m'a jamais fait autant de compliments, c'est trop beau pour être vrai, mais cela me fait grand plaisir.
Le repas était terminé, le temps se couvrait à nouveau. Elle insista absolument pour payer elle-même son repas, bien que Pierre lui ait assuré qu'en France cela ne faisait pas de laisser payer les femmes.
- Les Français sont bizarres, en Suisse cela ce fait très bien. Malheureusement je crois qu'il est impossible de se promener dehors à cette altitude, habillés comme nous sommes, il fait trop froid, nous avons été un peu trop optimistes.
- Je vous propose de redescendre car si le vent se lève encore nous risquons même d'être bloqués ici, le téléphérique peut-être stoppé par sécurité.
- Vous avez raison, descendons.
A la descente il y avait beaucoup moins de monde, on était en plein nuage et bien que rien ne les y obligeait, ils se turent jusqu'à l'arrivée, envahis par la mélancolie. Ils repassèrent au bourg, elle y fit encore quelques courses et retint une place dans l'autobus de retour et alors que la neige tombait à légers flocons ils rentrèrent à l'auberge en parlant des orages. Il raconta ceux qu'il avait connu, une fois la foudre lui était tombée tout près alors qu'il était près d'une porte donnant sur l'extérieur et il n'avait plus vu qu'une énorme boule de feu qui remplissait toute l'embrasure. Toujours aussi catégorique elle dit:
- Je n'ai absolument pas peur de l'orage, j'ai trop l'habitude; nôtre maison est tout au bord d'un lac, il y a des tourelles et à chaque fois la foudre tombe dessus et cela depuis des siècles. Parfois cela déclenche des incendies et l'on est toujours sur le qui vive. Il y a de très grands paratonnerres qui marchent très bien mais la foudre les détériore et ils coûtent très cher à entretenir. Ce doit être la proximité de l'eau qui l'attire. Cette nouvelle touche extraordinaire le renforça dans l'intuition qu'il avait de ne jamais la comprendre tout à fait, comme s'ils ne vivaient pas exactement sur la même planète et cela mettait en éveil le bon sens paysan qui l'habitait. Et il pensait qu'elle ne le comprenait pas mieux.
La soirée à l'auberge fut surtout animée par des groupes de nouveaux arrivants désolés de voir le mauvais temps installé. Ils se quittèrent de bonne heure, il irait la conduire au bus le lendemain matin.
Elle ne partait qu'en fin de matinée, aussi en profitèrent-ils pour faire encore quelques courses avant le départ. Le temps était revenu au grand beau, presque printanier car le froid avait laissé la place à une douce tiédeur. Le dégel se constatait partout.
Ils étaient nostalgiques.
- Cela me manquera de ne plus vous voir, dit-elle, l'existence est bizarre qui rapproche et éloigne les gens aveuglément, nous aurions pu être de bons amis, qu'en pensez-vous?
- Vous me manquerez certainement beaucoup, pour moi vous êtes une amie et pourtant j'en ai très peu car je suis plutôt sauvage et je n'écris pratiquement jamais ce qui ne favorise pas l'entretien des relations.
- C'est bien dommage, vous pourriez peut-être quand même m'écrire, j'aimerai continuer d'avoir de vos nouvelles, je vous répondrai, voulez-vous mon adresse, on ne sait jamais, vous aurez peut-être envie de le faire, dit-elle en souriant d'un air moqueur.
- Je veux bien la prendre et vous donner la mienne, comme vous dites, on ne sait jamais, mais il ne faut pas trop rêver, vous seriez déçue.
Ils échangèrent leurs coordonnées, elle lui donna l'adresse de ses parents à Lucerne; il lui donna à la fois l'adresse de l'école et celle de ses parents à Amiens. Le bus arrivait, il l'aida à monter, ils se serrèrent longuement la main et elle alla s'installer. Elle le salua de la main à travers de la vitre comme l'autobus partait.
Il ressentit aussitôt un grand vide. Le sentiment de plénitude qui l'avait habité pendant ces vacances l'abandonnait, il retombait sur terre. Quel dommage pensait-il, qu'elle ne soit pas restée jusqu'à la fin de mon séjour. Il soupira et se dit:
- Il faut que je me secoue, cet après midi je vais aller faire la piste de l'aiguille, je vais en baver et je penserai à autre chose. Il eut bien du mal à y arriver. Il skiait mal, la neige à moitié fondue était très désagréable dans les parties basses et il se fit très mal lors de certaines chutes, la fin du séjour fut plutôt un pensum. Il fut soulagé quand il toucha son terme.
***
Il rentra directement à l'école, l'esprit plus tellement concentré sur ses études, plus le temps passait plus il avait besoin de la voir ou de l'entendre, il perdait aussi le souvenir exact de son timbre de voix et cela le désespérait.
Petit à petit l'idée de lui écrire s'imposa mais que lui dire? Il ne pouvait lui expliquer l'état dans lequel il se trouvait, à quoi cela servirait-il? Sa pudeur l'en empêchait. Il tournait en rond.
Un matin il se réveilla avec la solution, comme pour un problème de math: il devait éviter de compliquer les choses mais tirer les conséquences des évidences qu'il fallait voir en face.
Ces évidences, c'était:
Il aimait Thérèse, cette fois ci il en était sur, et si elle l'aimait autant il n'y avait pas d'obstacle insurmontable.
Les obstacles étaient considérables, il acceptait de s'y affronter et il avait l'intuition qu'il fallait ne pas perdre de temps pour cela, car le temps travaillait contre eux; il s'agissait d'obstacles culturels donc très profonds et qui chaque jour apportaient une difficulté nouvelle, il fallait être deux pour les surmonter.
Si elle ne l'aimait pas suffisamment, il valait mieux renoncer, le bon sens l'indiquait.
Il prit donc son courage à deux mains et rédigea très rapidement une lettre expliquant tout cela très simplement, lui demandant de lui répondre franchement si elle l'aimait également, que lui-même l'espérait mais qu'il l'ignorait réellement car elle pouvait très bien n'avoir pour lui que de la sympathie, ce qu'il comprendrait très bien. Il la relut, corrigea l'orthographe le mieux qu'il put, car il était véritablement infirme dans ce domaine et l'envoya.
Cela lui procura un grand calme. Les dés étaient jetés, il fallait attendre pour savoir sur quelle face ils retomberaient.
Il n'attendit pas longtemps, cinq jours plus tard, il reçut une lettre écrite d'une grande écriture régulière et décidée.
Elle commençait ainsi:
Oh! Pierre quelle joie j'ai eu à lire vôtre lettre... Elle était émue à penser qu'il l'aimait, elle avait réfléchi deux jours et s'était décidée à lui répondre, bien sur elle l'aimait aussi, mais il ne se rendait certainement pas compte des obstacles qui existaient de son côté, il fallait qu'ils en discutent très sérieusement et très calmement.
La lettre était longue et pleine de fantaisie, il la relut au moins dix fois et eut beaucoup de mal à dormir. Au lieu de le calmer, elle l'avait placé dans un état de bonheur volcanique, il ne savait plus quoi faire. Continuer à échanger des lettres lui parut bien insuffisant, il avait trop de mal à s'expliquer et elle aussi. Il fallait qu'ils se revoient pour démêler tout cela correctement et il avait tellement envie de la voir et de la prendre dans ses bras.
Il profita du week-end pour rentrer à Amiens, il fallait informer ses parents qui sauraient le conseiller sur la façon d'agir. Dès son arrivée, après avoir embrassé sa mère, il lui expliqua ce qui lui arrivait.

- Je te sens heureux, j'en suis ravie et j'espère à la fois que cette fille t'aime vraiment et qu'elle est quelqu'un de bien, Évidemment ce n'est pas l'idéal d'épouser une étrangère car cela crée toujours des difficultés un jour ou l'autre, mais tout bonheur se mérite et dépend surtout des gens eux-mêmes. Cependant, avant toute chose, il faut prendre des renseignements sur la famille, s'ils étaient "nazi" par exemple ce serait très fâcheux, il vaut mieux le savoir le plus tôt possible.
Il donna à lire à sa mère la lettre qu'il avait reçue.
- Elle a l'air de t'aimer, son style et ce qu'elle dit montre qu'elle est très bien élevée et très gentille, cependant elle-même fait état de grandes difficultés à prévoir, ne t'emballe donc pas trop, je ne voudrais surtout pas que tu sois déçu et malheureux. Je téléphone tout de suite à E. P. mon cousin supérieur des jésuites, je suis sure qu'il pourra se procurer très vite les renseignements indispensables, jusque là ne fait rien.
Ce fut très rapide et très simple, en s'adressant au curé de la paroisse concernée en Suisse son cousin E.P. lui rapporta les meilleurs renseignements. Il s'agissait d'une très vieille famille, honorablement connue, absolument pas "nazi", la jeune fille elle-même est remarquable et s'occupe efficacement des personnes âgées, nécessiteuses de la paroisse. Sa mère lui transmit ces nouvelles à l'école en lui disant de faire pour le mieux.
Alors tout alla très vite, on était à quatre jours de Pâques, et Pierre disposait alors de trois jours libres. Il reprit la plume pour avertir Thérèse qu'il voulait profiter de Pâques pour aller en Suisse et aborder directement avec elle les difficultés dont elle parlait, car ensuite il faudrait attendre au moins deux mois pour se voir et cela lui semblait une éternité.
Il arriverait là bas le samedi soir à dix neuf heures le mieux serait qu'elle l'attende au train, sinon il se rendrait chez elle le lendemain matin vers neuf heures, il coucherait à l'hôtel. Il savait bien qu'elle n'aurait pas le temps de lui répondre.
Le samedi, il partit en train en civil, sans vrai bagage, revêtu d'un costume marron et d'un léger imperméable mastic acheté pour l'occasion. Le voyage prit presque toute la journée, les correspondances étaient mal assorties et beaucoup de temps fut perdu aux frontières; sa carte d'identité fut d'ailleurs retenue si longtemps pour examen qu'il se demandait s'il allait pouvoir continuer son voyage. Son esprit était entièrement occupé par la perspective de la revoir, et ces ennuis ne le touchaient guère.
A l'arrivée en Suisse grosse déception: personne ne l'attendait sur le quai, ni dans la gare. Il attendit une demi-heuree environ et se décida à rechercher un hôtel.
Tout était très bien indiqué et il put choisir facilement par téléphone un hôtel pension de famille assez près de la gare et du lac, les hôteliers parlaient français, il s'y rendit à pied pour s'installer et se renseigner sur l'emplacement de la place où elle habitait.
Il découvrit avec surprise que cette place était sur le bord du lac, tout près de la gare et qu'un monument nommé Z. s'y trouvait. Il fit un tour rapide pour se rendre compte; il s'agissait d'une énorme maison fortifiée, très ancienne, dont toute la partie basse avait été aménagée pour servir aux commerces de luxe. A part celles des magasins il n'y avait qu'une seule porte assez petite qui devait desservir la partie habitée.
Les toits en ardoise comportaient une tour et l'ensemble avait bien cinq ou six étages. Le commentaire sur les orages lui revint à la mémoire, il le comprenait mieux. Il rentra perplexe, commençant à entrevoir le type de difficultés dont lui avait parlé son amie. Et puis, comme c'était si près, pourquoi n'était-elle pas venue à la gare? Peut-être la lettre n'était-elle pas arrivée. Il décida d'attendre le lendemain comme il l'avait indiqué pour sonner chez elle. Il dîna fort bien et alla se coucher, mais eut bien du mal à s'endormir, il était trop dépaysé et trop anxieux. Rien n'allait comme il l'avait espéré.


Le lendemain, jour de Pâques, il déjeuna rapidement et fit un petit tour en ville afin de pouvoir se présenter à 9 heures chez elle.
Il sonna et demanda à la concierge:
- Mademoiselle Thérèse Z
Elle répondit:
- C'est au troisième étage, chez l'avocat.
¶ Il y accéda par un grand escalier de pierre et sonna le coeur battant.
Il n'attendit pas plus de deux secondes, la porte s'ouvrit sur son amie en costume provincial, deux grandes nattes, une jupe courte et de grosses chaussettes, comme cela elle n'avait aucune allure et faisait très petite fille, elle avait l'air très contrariée.
- C'est la catastrophe, dit-elle, nous ne sommes rentrés qu'hier soir, j'ai trouvé votre lettre trop tard et n'ai pas pu aller à la gare, mes parents ne savent rien, laissez-moi un peu de temps pour leur dire, rendez-vous dans une heure derrière la cathédrale à la sortie de la messe, je vous expliquerai, maintenant pour l'amour de dieu, sauvez-vous.
¤¤
Il partit donc et se rendit à la messe de neuf heures à la cathédrale de façon à être sur de ne pas rater le rendez-vous qu'elle lui avait fixé.
¤¤
La cérémonie en latin, comme toujours à cette époque était très belle, il admira surtout l'orchestre de cuivres qui non seulement accompagnait les chants mais aussi jouait de longues partitions. La messe se termina à dix heures et à la sortie il aperçut T. qui lui faisait signe de venir la rejoindre à quelque distance.
- Excusez-moi, pour l'accueil de tout à l'heure, j'étais très ennuyée et ne savais que faire, cependant je suis très contente de vous voir, dit elle en souriant timidement, mais vous m'avez complètement surprise, venez, nous allons faire une longue promenade, je dispose d'à peu près une heure et nous pourrons nous expliquer. Je vous avais dit qu'il y avait des obstacles, ils sont encore plus grands que je ne le pensais. Je viens d'en parler à mes parents qui sont très fâchés contre moi. J'aurais dû vous mettre en garde. Notre famille est très spéciale, sans être ce que vous appelez une famille noble, elle est encore plus exclusive que cela, elle remonte au douzième siècle et par exemple depuis au moins le dix huitième siècle elle participe au commandement de la garde pontificale. Le capitaine actuel est un de mes oncles. Nous nous marions quasiment entre cousins et la seule exception connue a suivi huit ans de fiançailles; si vous voulez m'épouser, il vous faudra vaincre bien des réticences tenaces et attendre certainement très longtemps, peut-être dix ans. Je veux bien essayer, mais je ne suis pas sure que nous y réussissions, il vous faudra être très patient, et je ne vous promets rien.
C'était exactement le contraire de ce qu'il souhaitait. Il réfléchissait et n'arrivait pas à souscrire à cette proposition. Ils s'étaient arrêtés devant un point de vue magnifique sur le lac, il la regardait intensément, il soupira et parla enfin.
- Je commence à comprendre toute la distance qui nous sépare, c'est un terrible handicap qui s'oppose à ce que nous soyons heureux, seul un amour plus fort que tout peut en venir à bout, j'ai la conviction que si vous n'éprouvez pas un tel amour dès maintenant nous n'avons aucune chance de réussir, c'est pourquoi je n'ai aucunement l'intention d'être patient ce serait de la faiblesse; ayons la force de nous aimer dès maintenant, sinon renonçons et si je ne vous sens pas prête à dire oui maintenant, moi je le suis, mais jamais je n'attendrai dix ans.
- Je ne suis pas prête à dire oui comme cela et je ne comprends pas votre hâte, je vous aime vraiment je serais très peinée de ne plus vous voir ou de ne plus vous écrire, mais ne soyez pas trop pressé.
Tout en marchant, ils discutèrent longtemps sur ce thème sans parvenir à rapprocher leurs points de vues.
- mes parents m'ont demandé de vous inviter à déjeuner, ils voudraient vous parler. Pouvez vous venir à midi? N’ayez pas peur, ce sera très simple et malgré nos histoires de famille ils sont très gentils et ils parlent assez bien le français.
- je vous remercie, je viendrais mais je vous répète que sans engagement de votre part très rapide, je ne continuerai pas nos relations, nous risquerions de trop en souffrir, et pourtant cela me sera très pénible car je vous aime réellement.
- Elle soupira à son tour, et elle le quitta en répétant à midi.
Il resta un moment à regarder la vue et songea:
- Ai-je vraiment envie qu'elle me réponde oui, il dut avouer que d'une certaine façon la somme de difficultés et de malentendus prévisibles avec elle l'effrayait.
- En la brusquant ainsi, je fuis d'une certaine manière.
De l'avoir vue dans son cadre aussi peu à son avantage le consolait également aussi; je suis un cynique abominable, pensa-il, mais il en était sûr si elle acceptait de s'engager, il serait le plus heureux des hommes et il l'accepterait telle qu'elle était sans vouloir la changer quelque soient les difficultés.
- Faisons confiance à Dieu pour nous éclairer.
Le temps était aux giboulées, le soleil et de brèves averses de neige alternaient, il retourna à l'hôtel pour faire un peu de toilette et échapper aux ondées qui se préparaient.
A midi cinq, il sonnait à la porte de l'appartement de l'avocat le coeur un peu battant. Thérèse lui ouvrit, elle avait toujours la même tenue et elle l'invita à le suivre au salon où se trouvait sa mère. C'était une personne assez grande et élancée à la poitrine confortable, les cheveux gris et à l'aspect souriant, elle devait être un peu plus âgée que sa propre mère.
Elle le salua en lui disant que sa fille lui avait expliqué ce matin qui il était, qu'elle blâmait la conduite de sa fille peu claire à son égard et avant de continuer, elle invita celle-ci à aller s'habiller pour le repas et les laisser discuter.
Elle lui offrit de l'apéritif et excusa son mari qui ne rentrerait que dans une demi-heure.
- j'ai demandé à ma fille de vous inviter pour plusieurs raisons: tout d'abord par correction envers vous qui vous êtes dérangé jusqu'ici, pour vous connaître aussi, habituellement j'ai toute confiance en ma fille aînée mais je voulais savoir pour qui elle avait de l'attirance, enfin pour que vous nous aidiez à rattraper le scandale qu'elle a imprudemment déclenché en ville. Vous ne vous rendrez certainement pas compte de ce que sont les convenances dans cette petite ville. Ce matin je ne l'avais autorisé qu'à vous inviter et au lieu de cela elle a passé plus d'une heure à discuter avec vous en tête-à-tête aux vues de tout le monde. Il ne s'est pas passé une demi-heure avant que nous en soyons avertis, car ici les jeunes gens ne se rencontrent normalement que dans le cadre de leur famille; si nous ne faisons rien sa réputation sera perdue pour des années.
- Cela me semble extraordinaire, dit-il, notre conduite a été irréprochable.
- Heureusement, mais il faut absolument montrer aux gens que vous êtes accepté par la famille, en visite chez nous par exemple, et pour cela je vous demanderais de bien vouloir faire une promenade avec mon mari en début d'après midi pour que cela soit clair pour tout le monde.
- Si cela peut lui rendre service ainsi qu'à vous-même je le ferai volontiers.
Personnellement, je ne reproche rien à votre fille, je suis aussi responsable qu'elle, je regrette que nous ayons tant de mal à nous comprendre; c'est ce qui me fait penser que si elle ne veut pas s'engager vis à vis de moi maintenant il vaut mieux rompre nos relations qu'essayer vaille que vaille de les faire durer comme votre fille semble le vouloir.
- Mon mari et moi, je ne vous le cache pas, préférons de beaucoup que vous en restiez là, même si vous me semblez un garçon de valeur.
- C'est elle qui choisira.
- Je la connais, elle ne s'engagera jamais en si peu de temps.
- Peut-être.
La conversation prit ensuite un tout autre tour, celui d'une hôtesse conversant avec un invité. Le jeune frère, tout à fait dans l'âge ingrat et une soeur de dix sept ans, brune et un peu ingrate aussi arrivèrent et T. rentra. Elle était changée de tout au tout, elle portait une jolie robe verte et avait coiffé ses cheveux en un chignon impeccable, légèrement fardée, souriante elle était splendide, il la retrouvait comme à Chamonix, et il découvrait sa taille fine et ses jambes splendides.
Je n'avais pas rêvé, pensai-il, comment quelqu'un peut-il changer d'aspect aussi vite, elle le surprendrait toujours et il ne savait en réalité pas ce qu'elle voulait, ses pensées sont changeantes et elle n'y voyait peut être pas plus clair que lui.
L'avocat rentra dans la pièce, trapu il avait plus de soixante ans apparemment, il souriait peu et semblait préoccupé. Sa femme lui expliqua à mots couverts et rapidement ce que nous avions convenu et il se dérida, il les invita à passer à table. Le temps était compté car ils devaient tous partir en début d'après midi pour la montagne où ils étaient attendus, il s'en excusa.
On passa à table. Il s'agissait en fait d'une très vaste pièce commune chauffée par un de ces poêles monumentaux de type alsacien, un coin de la pièce faisait office de salle à manger. Il y avait une série de fenêtres sur deux des faces disposées de ce coté et l'on avait une vue magnifique sur le lac un peu déformée par les carreaux des doubles fenêtres dont la profondeur des embrasures permettait de mesurer l'épaisseur des murs, sûrement plus d'un mètre. Le repas était simple si l'on excepte la présentation très recherchée. Les mets lui dit-on étaient traditionnels le jour de Pâques.
L'atmosphère était un peu tendue mais cordiale. On parla surtout de la France qui les intéressait beaucoup. Tout en conversant, il ne cessait d'observer Thérèse pour en garder le souvenir, car ils pensaient l'un et l'autre qu'ils ne se reverraient plus. Thérèse. semblait mélancolique, ce qui ne lui était pas habituel et essayait de sourire bravement en le regardant également. Les autres enfants ne parlaient pas français et ne comprenaient manifestement rien à la situation. Tout de suite après le dessert l'avocat l'invita à aller faire un tour sur le bord du lac avec lui.
Il prit son imperméable, car le temps menaçait, l'avocat revêtit un manteau et un chapeau à bord roulé et ils sortirent.
Il comprit aussitôt la raison de cette promenade; ils ne pouvaient faire cinquante mètres sans croiser une personne ou un groupe qui saluait du chapeau l'avocat avec déférence et lui-même répondait avec gravité mais sans chercher à lier conversation. Ils allèrent jusqu'au bout de la promenade et revinrent sur leurs pas sous une tornade de neige d'une extrême violence. Le père de T. ne changea pas son rythme pour autant et quand ils rentrèrent n'ayant échangé que des banalités, il était positivement frigorifié, car il était très légèrement vêtu.
Ils prirent en famille le café et des alcools pour se réchauffer et le temps était venu de se quitter. Il les remercia vivement de leur hospitalité et les assura que celle ci resterait au moins un bon souvenir de cette journée.
Sa mère proposa gentiment à Thérèse de l'accompagner jusqu'à la porte, ils descendirent l'escalier ensemble, il sentit dans sa poche d'imperméable quelque chose d'insolite il en retira un petit paquet contenant des oeufs de Pâques et un lapin en chocolat.
- Ce n'est pas moi, lui dit-elle, ce doit être mon frère, il est très gentil.
- Remerciez le, dit-il sur le pas de la porte, ils avaient du mal à se quitter.
- C'est dommage, dit elle, un peu penchée vers lui.
Il hésita à l'embrasser, mais par timidité certainement et par raison, il n'en fit rien.
- Au revoir, dit-il en lui serrant la main ou plutôt adieu. Il lui sourit un peu et s'éloigna rapidement.
Ils ne se revirent jamais. Il crut bien l'apercevoir deux ans plus tard, à la porte d'un restaurant où il déjeunait avec sa femme, elle examinait la carte, elle était accompagnée et ne rentra pas; mais c'était sans doute uniquement une ressemblance, cela lui montra combien leur rencontre avait compté pour lui.
Rentré à Paris, il envoya une petite brochure d'art sur la cathédrale d'Amiens à la mère de son amie pour la remercier de son accueil et sa gentillesse. Elle lui répondit très aimablement en l'assurant qu'il avait pris la décision la plus sage et en lui souhaitant de trouver dans la vie le bonheur qu'il méritait.
Dix huit mois plus tard, à l'occasion de ses fiançailles, il écrivis à Thérèse pour les lui apprendre et l'assurer qu’il ne l'oubliait pas, même s’il était très heureux et qu'il lui en souhaitait tout autant. Elle lui répondit pour le féliciter l'assurant qu'il avait toujours une place dans son coeur et qu'il avait bien de la veine lui... il ne sut trop que penser de ces points de suspension qui lui montraient une fois de plus combien il avait de mal à la comprendre. Ils n'eurent plus aucune nouvelle l'un de l'autre.


O. et Françoise..
Après la secousse que lui avait causée sa dernière déception amoureuse, il était complètement démobilisé et n'avait plus attaché d'importance à son rang de sortie; il devait étant donné son âge d'entrée accepter un emploi militaire à la sortie de l'école, il n'avait en fait le choix qu'entre les fabrications d'armements qui lui répugnaient moralement et une arme classique. Il choisit le Génie et pour cela le rang de sortie importait peu, il avait suffisamment d'avance pour pouvoir se relâcher. Il passa donc les deniers mois à se distraire et à accepter un certain nombre d'invitations à Amiens.
Au cours de ces réceptions il fit la connaissance d'une jeune fille très agréable et il ne résista pas à la tentation de lui faire la cour pour se guérir un peu de sa tristesse, il constata une fois de plus que le remède était efficace; tout au plus avait-il quelques remords car il sentait la jeune fille, O., très éprise de lui. Aussi par précaution il lui expliqua qu'il devait passer six ans dans l'armée que c'était une situation très précaire et qu’il n'avait aucune intention de se marier avant. Cela sembla la navrer et la rendit plus réservée comme il le voulait.


Au mois de septembre il rentra à l'école du génie d'Angers, où il devait rester un an. Il acheta une moto avec ses premières économies, ce qui lui donna de l'indépendance. Angers est une ville très gaie où l'existence des facultés de droit et de médecine, de l'école d'agriculture et l'école d'application du Génie donnait beaucoup d'animation et que les vins d'Anjou ou du Layon contribuaient à parfaire ainsi que le caractère accueillant des familles angevines.
L'automne et l'hiver furent assez calmes, et furent égaillés par quelques bridges chez le colonel commandant l'école ou chez le colonel commandant en second qui tous deux avaient des filles à marier plutôt gentilles et très entourées, mais également très surveillées. Par elles le petit groupe de ses amis firent connaissance d'autres jeunes angevines qui par la suite les invitèrent régulièrement à différentes festivités dès le début du printemps. Déjà à l'occasion de la fête traditionnelle de la sainte Barbe, les élèves officiers du génie avaient pu en inviter certaines à la soirée organisée à cette occasion. Un tissus de relations se tissait ainsi petit à petit. A peu près à la même époque il avait eu la surprise de rencontrer comme par hasard son amie O. tout près de l'entrée de la caserne accompagnant une petite fille et un bébé en landau, il lui dit :
- Que faites-vous là, je ne vous savais pas dans la région.
- Je suis chez ma soeur qui habite à quelques mètres d'ici, je suis venue l'aider avant la naissance de son cinquième enfant qui doit avoir lieu ces jours ci. Je savais que vous étiez ici, mais jusqu'à présent, je ne vous avais pas aperçu comme je l'espérais.
- Y a-t-il longtemps que vous vous êtes là?
- Environ quinze jours, et je dois dire que je m'ennuie un peu à garder mes jeunes nièces, si vous le pouvez, venez prendre le thé cela me distraira, je ne pense pas que ma soeur y voit d'inconvénients et c'est tout près.
- Vous êtes bien aimable, c'est très facile, nous sommes libres tous les jours à cinq heures et ce n'est pas le travail qui nous étouffe en dehors des exercices extérieurs. Cela me distraira également.
Il mena ainsi une vie très agréable, tous les deux ou trois jours il passait et ils discutaient tous les deux en prenant le thé assis dans de profonds fauteuils écoutant souvent à la radio les récits pimentés d'un explorateur qui racontait ses expériences avec une verve remarquable, il était intarissable et un peu leste également, ce qui la faisait rougir mais ne l'empêchait pas d'écouter. La maison était à eux à cette heure là, ils aidaient les enfants à prendre leurs bains et à se mettre en tenue pour la nuit. Il partait généralement quand la soeur aînée rentrait. Celle ci l'invita à dîner un soir pour faire la connaissance de son mari un jeune avocat très en vue qui présidait également les destinées du club de football local et faisait un peu de politique.
La table était magnifique, mais on avait à peine fini les hors d'oeuvre que la jeune femme fut obligée de partir pour la clinique accompagnée de son mari, la naissance tant attendue survenait brusquement. Il finit rapidement de dîner seul avec son amie, amusée par la tournure des événements, ils couchèrent les enfants qui avaient été alertés par le bruit du départ précipité et il la quitta de bonne heure. Son amie rentra à Amiens peu de temps après la naissance et Ils ne se revirent plus.
Ses parents prirent contact avec les parents de Pierre en leur disant que leur fille serait très heureuse si leur fils voulait l'épouser, car elle en était très éprise. Quand il le sut, il fus contrarié, il avait beaucoup d'estime et d'amitié pour elle et ne put que répéter une fois de plus qu’il ne désirait pas se marier pour l'instant et qu'il le lui avait déjà dit. Elle fut très déçue. Il la plaignait car il savait par l'expérience récente vécue avec son amie Thérèse ce qu'elle pouvait ressentir, elle avait beau être charmante, il ne la considérait que comme une amie mais pas comme une femme possible et il était incapable de dire pourquoi. Mais il était plein de remords d'avoir en passant ces moments si agréables ajouté à sa peine.
Ce fut par une ironie du sort peu de temps après qu’il rencontrât Françoise qui lui fit oublier toutes ces résolutions.
Il fut invité, par le canal des filles du colonel, avec un de ses camarades, fils de général qui les connaissait très bien à une sorte de surprise partie comme il se faisait en Anjou qui commence vers cinq heures de l'après midi et qui finit impérativement à minuit ce qui est agréable et moins artificiel car on peut profiter de l'agrément des jardins, chez des personnes possédant une très belle propriété au Nord de la ville (les Tabarly). Ils avaient une fille originale qui se déplaçait en moto et faisait du cheval et deux frères qui ne rêvaient que de bateaux et qui devinrent plus tard des navigateurs mondialement connus, comme d'autres angevins de la même génération.
Son camarade prit en charge les filles du colonel, il était tout à fait libre. Pierre se dit par jeu:
- déterminons d'abord quelles sont les filles les plus agréables à priori, je les inviterai à danser ensuite.
Sur le seul aspect il en retint quatre ou cinq et surtout deux qui étaient vraiment remarquables. La première Solange qu'il invita lui parut tout de suite superficielle et coquette, douée d'un tempérament peu commun et à la fois très gentille, il se sentit un peu débordé, d'ailleurs elle avait un succès phénoménal et n'avait pas besoin de lui pour s'amuser. Il ne la réinvita qu'une autre fois par politesse ainsi que quelques fois la jeune fille de la maison, du genre garçon manqué, sympathique et sans détours.
Il invita ensuite la seconde qui physiquement rappelait un peu la première. En réalité, elle lui faisait penser à l'une de ses tantes en plus jeune, cette tante avait dans sa famille la réputation exagérée d'être à moitié folle, en particulier elle recevait si bien les vagabonds que ceux ci se succédaient sans interruption à la ferme familiale.
Il l'invita à danser et un peu provocateur lui dit:
- Vous me rappelez une de mes tantes qui est à moitié folle mais qui est très jolie et très gentille. Elle lui répondit qu'elle avait du mal à prendre cela comme un compliment. Il s'excusa de sa maladresse, et la conversation prit un tour plus normal.


(Mais ceci est une autre histoire, cette jeune fille Françoise allait devenir sa femme.)