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Le
petit Pierre.
Dans
ces récits, seules ont voulu être rendues fidèlement
les ambiances.
La
petite enfance.
Comme
le relate son père Bernard B dans ses souvenirs, Pierre était
le troisième enfant d'une famille qui allait en compter huit.
Ce nombre élevé allait de soit à cette époque
et marquait déjà une évolution par rapport aux
dix-sept que comptait la famille de son arrière-grand-père
et les douze de celle de son grand-père. Évidemment le
contexte était différent, les deux premières
familles vivaient à la campagne alors que ses parents
s'étaient installés à la ville. Il ne souffrit
pas de cela, mais des circonstances qui le ballottèrent dans
sa jeune enfance et aussi d'une tendance qu'avaient ses parents à
privilégier leur vie de couple au détriment de leurs
enfants qu'ils aimaient bien, mais auxquels ils ne s'intéressaient
que d'un peu loin.
Quand
il eut dix-huit mois, à la naissance de son frère
cadet, sa mère contracta une fièvre puerpérale
qui faillit l'emporter et lui fit perdre la raison pendant plusieurs
mois. Il fut confié à sa grand-mère paternelle.
Il eut successivement les oreillons, de fortes otites, une scarlatine
terminée par un oedème de la glotte qui faillit
l'enlever.
Il
resta très maigre, récupérant difficilement
après un effort ou une maladie. Son tempérament s'en
ressentit, très tôt il rechercha instinctivement le
moyen le plus économique d'obtenir un résultat,
préférant réfléchir avant d'agir et
s'assurer de la nécessité d'une action avant de
seulement songer à l'entreprendre; il acquit une réputation
de petit garçon calme parlant peu et attaché presque
maladivement à ses habitudes: sa place à table par
exemple.
Le
seul trait positif qui le distinguait était la faculté
de faire rire les gens lorsqu'il le voulait ; très
observateur, il trouvait des rapprochements d'idées
surprenants et adorait se mettre en valeur de temps en temps, cela
lui suffisait pour affirmer sa personnalité.
Pierre
dans les petites classes.
En
fait ce qu'il aurait voulu, c'est ne pas quitter le giron familial où
il se sentait bien, il adorait ses parents et s'entendait avec ses
frères et soeurs mais soit à l'occasion de vacances
soit au cours de sa scolarité, dès qu'il en eut l'âge,
il souffrit d'être confié systématiquement à
un parent ou de subir des professeurs dont les méthodes
d'enseignement lui déplurent: il fallait croire des choses
qu'il ne comprenait pas et répéter sans fin des
exercices fatigants et sans intérêt. Pour son malheur il
apprit rapidement à lire ou du moins le crut-on car il était
dyslexique et lisait globalement ce qui suffisait à faire
illusion.
Il
n'avait que très peu de mémoire visuelle, ne voyait ni
ne retenait les lettres et demeura tout à fait nul en
orthographe ce qui lui donna des complexes de cancre.
Heureusement
il calculait mentalement rapidement et sans effort, ce qui lui permit
de suivre ses classes vaille que vaille sans redoubler jusqu'à
la première en tenant assez régulièrement les
dernières places, au prix de quelques acrobaties.
Son
parcours scolaire fut assez chaotique. Placé en jardin
d'enfant dans un collège de filles tenu par des dominicaines
après les vacances de Pâques, il redoubla cette classe
en septembre et l'année d'après, il ne faisait
strictement rien, comme cela ne s'arrangeait pas on le fit passer en
classe de onzième après Noël. Contre toute
attente, il apprit rapidement à lire et à écrire
et fut admis en dixième à la fin de l'année où
il travailla à peu près correctement.
Très
distrait, il perdait tout, ses gants, ses affaires de classe et
vivait dans la hantise d'oublier quelque chose.
Sa
première journée en onzième fut mémorable,
il était extrêmement intimidé de rentrer dans la
classe de grands en milieu d'année sans connaître
personne, aussi fut-il pris de coliques, trop intimidé pour
demander de sortir, il résista tant qu'il put, mais la nature
fut plus forte, il fit dans sa culotte répandant autour de lui
une odeur insupportable. Sa maîtresse une religieuse en civil
(les Dominicaines étaient interdites à l'époque
et étaient en costume civil avant la lettre) le porta dans sa
chambre délaissant sa classe, elle fut obligée de le
baigner et comme il n'avait rien de propre de le coucher nu dans son
lit pour qu'il ne prenne pas froid et téléphona à
ses parents pour les prévenir. Quand ceux ci vinrent le
chercher avec des vêtements propres, il se prélassait
bien au chaud et content ayant totalement oublié sa panique.
Il devint par la suite très ami avec sa maîtresse.
Ses
parents étaient inquiets, craignant que cela ne se reproduise,
mais Pierre était maintenant intégré, ravi que
l'on se soit occupé de lui et pas honteux pour deux sous.
Malheureusement ce collège de filles ne conservait pas les
garçons au-delà de la dixième il fut donc
inscrit au collège des Jésuites d'Amiens d'office en
classe de huitième, (les Dominicaines avaient une réputation
tellement bonne que les élèves venant de chez eux
sautent automatiquement une classe).
Cela
ne fit pas son affaire il était trop jeune, sept ans, et trop
faible, il se découragea, il avait des mauvaises notes, ce qui
lui donnait des complexes vis à vis de son frère aîné
qui collectionnait au contraire les décorations, cela le
rendait malheureux. Il craignait de redoubler car il n'aimait pas le
professeur, il fut sauvé à la fin de l'année par
la concertation, classe faite devant les parents, où se
réveillant, il fut brillant aux questions de grammaire et
gagna un challenge de calcul mental par élimination appelé
"combat à mort" très facilement à la
surprise de ses parents.
Pour
le récompenser on le fit passer quand même en septième
où son nouveau professeur lui réapprit en cours
particuliers depuis le début la lecture et l'écriture,
sans beaucoup de succès; heureusement il y avait le calcul, il
se régalait avec les problèmes de trains, de baignoires
et avec les fractions et devint presque bon élève, il
se retrouva donc en sixième à neuf ans et ses malheurs
recommencèrent.
Les
changements de professeurs, l'anglais, le latin, ne lui convenaient
pas du tout, il y avait aussi un régime d'études le
soir qu'il ne supportait pas étant trop fatigué, Il eut
de violents maux d'estomac à répétition qui
obligèrent ses parents et ses professeurs à l'exempter
d'étude le soir et petit à petit il trouva un équilibre
précaire, mais il était malheureux attendant chaque
jour que la journée se termine, les cours ne l'intéressaient
pas, il croyait que c'était sa faute, ce ne fut que par la
suite qu'il comprit qu'en effet tout cela n'avait aucun intérêt.
Ses
difficultés diminuèrent par la suite quand il aborda
l'algèbre qui le passionna et surtout quand la guerre
interrompit ses études au début de la quatrième.
L'atmosphère
familiale.
Mais
pour lui l'école n'était qu'un mal nécessaire,
il revivait à la maison ou pendant les vacances où la
vie était très animée. Il y avait un certain
nombre d'obligations absolues comme le respect dû aux parents,
les enfants devaient se taire à table ce qui maintenait une
atmosphère détendue et leur permettait d'écouter
leurs parents dont les opinions et les points de vues étaient
intéressants et tranchaient sur les idées reçues
à l'extérieur. Leur père Bernard n'avait de
respect pour aucune institution qui n'ait fait ses preuves, ses
critiques étaient acerbes et visaient toutes les situations
acquises, ils en firent le plus grand profit exerçant à
la fois leur sens critique et comprenant néanmoins petit à
petit le caractère systématique et excessif des
positions paternelles. Il suffisait que l'on parle de militaires ou
de jésuites ou de décorations et pendant la guerre du
maréchal Pétain pour qu'il démarre au quart de
tour. Ce qu'ils en retinrent surtout c'est que hormis Dieu et
peut-être les parents il n'y avait rien de sacré et rien
d'acquis.
Les
quelques tentatives de manque de respect qu'ils esquissèrent
furent d'ailleurs réprimées dans l'oeuf par des gifles
magistrales que leur mère distribuait aussi vite que Lucky
Luke et qu'ils n'avaient même pas le temps de voir venir! Ainsi
instruits par l'expérience tous se tenaient correctement et
les gifles étaient rares, bien que toujours menaçantes.
Malgré cela, ils adoraient leur mère, très
affectueuse bien que réservée et très diplomate,
elle dirigeait sans bruit tout le monde, mari compris, à sa
guise et était également pourvue d'un solide bon sens
et pratiquait un humour gentil et efficace. Elle complétait
parfaitement son mari qu'elle soignait comme un coq en pâte.
Ils s'aimaient beaucoup.
Les
vacances, Bus, Couin, Beaurepaire.
Les
vacances étaient des plus joyeuses et variaient d'une année
sur l'autre. Avant 1935, ils les passaient le plus souvent à
Château-Thierry dans l'ancienne maison des grands-parents
maternels qui était en indivis avant qu'elle ne soit vendue.
Ils y rencontraient des tas de cousins et des oncles et tantes qui
remplissaient la maison dans les moindres recoins. Il y avait un très
grand jardin où ils passaient le plus clair du temps. Ils
apprirent à faire du vélo et sillonnaient les environs,
Ils essayèrent aussi d'apprendre à nager, mais sans
résultat. Les dimanches surtout dans la période de la
chasse et ensuite jusqu'en 1938 où le château fut vendu,
Ils allèrent le plus souvent chez leurs grands-parents
paternels à Bus les Artois.
C'était
une grande et très belle maison sans confort avec une chapelle
attenante, un parc magnifique, splendidement entretenu, une ferme
attenante avec pigeonnier et un bois assez grand. Avant sa mort, Jean
B y régnait en maître, bon mais à l'emportement
facile, ses colères étaient célèbres et
terrorisaient tout le monde, sa femme dans un registre froid ne lui
cédait en rien pour le caractère et prêchait en
tout la perfection et le stoïcisme.
Il
y avait aussi les jeunes oncles et tantes, qui se faisaient un devoir
de parfaire l'éducation de leurs neveux et nièces à
toute occasion, car ils la jugeaient sommaire. Les séjours à
Bus étaient donc désirés pour les distractions
qu'ils offraient et craints en raison de la discipline qui y régnait.
Pierre
garda longtemps en souvenir la longue promenade qu'il fit avec son
grand-père en voiture à cheval, bien protégé
d'un froid vif par une couverture entre Bus et Authie. Ils étaient
ravis de se retrouver ainsi seuls tous les deux au calme. Jean B lui
indiquait au fur et à mesure qu'ils les atteignaient les
champs qui appartenaient à la propriété, les
cultures qui y étaient faites et pourquoi, la nature du
terrain, les chasses qui s'y étaient déroulées.
Il posait à son tour des questions surprenantes qui
ravissaient son grand-père. Le but de la promenade était
de porter le linge excédentaire à la blanchisserie,
d'acheter des amorces pour re conditionner des cartouches et saluer
au passage les cousins Charuet des gens charmants qui avaient des
enfants de l'âge de Pierre et qui avaient l'originalité
de faire l'élevage des escargots dans des bacs grillagés
mobiles qu'ils déplaçaient sur les pelouses de leur
propriété située en bord de l'Authie.
Jean
B était très fier de présenter à tous son
petit-fils, si sage aux cheveux blond-blanc et aux immenses yeux
bleus toujours un peu moqueurs.
Ce
fut en fait le denier souvenir que Pierre garda de lui. En réalité
le plus gros de la lessive se faisait à Bus. Il s'agissait
d'opérations énormes qui mobilisaient toutes les tantes
et quelques domestiques du matin au soir. La quantité de linge
à laver était considérable.
Cela
se passait au rez-de-chaussée d'un pavillon appelé
lingerie situé derrière un énorme acacia. Il y
avait un gros tambour que l'on faisait tourner à la main et
qui reposait au-dessus d'une chaudière qui maintenait l'eau
bouillante. Mais par excès de perfectionnisme on faisait
auparavant bouillir le linge dans une grosse lessiveuse classique, et
après il y avait encore deux opérations de rinçage
dans de grands baquets. On utilisait un savon en paillettes et
certaines pièces recevaient un savonnage supplémentaire
sur une planche au savon de Marseille et parfois l'utilisation de
poudre anti rouille. On mettait également des sachets de bleu
dans les eaux de rinçage et de bonnes doses d'eau de javel. Si
l'on ajoute que entre chaque opération le linge souvent encore
très chaud était tordu ou essoré entre deux
rouleaux et à la fin avec de l'eau glacée, on se fait
une idée de la performance physique que cela représentait
dans cette atmosphère suffocante. Les tantes en restaient
rompues pour plusieurs jours, le temps de faire sécher le
linge dans le grenier et de commencer le repassage et l'empesage des
cols. Elles n'arrêtaient pas et aspiraient à se marier
pour quitter ce bagne qui ne disait pas son nom.
Hormis
les deux plus jeunes dont l'éducation avait été
relâchée étant donné leur faible goût
pour l'étude, les enfants de Jean B (les oncles et tantes de
Pierre) avaient fait de très bonnes études, mais les
filles les avaient arrêtées après le bachot et
l'érosion monétaire aidant ainsi le nombre d'enfants,
elles n'étaient que faiblement dotées et leurs
habitudes de perfection les avaient rendues très difficiles.
Elles se marièrent tardivement et pas toujours heureusement.
De
toute manière, la grand-mère devenue veuve ne parvenait
plus à diriger la ferme attenante au château même
avec l'aide de l'oncle Antoine le plus jeune qui n'avait pas du tout
envie de se mettre sur le dos les charges énormes que
représentait le château et la location des terres dont
il n'aurait eu qu'une infime partie, en bien propre. Les discussions
entre les oncles et tantes furent très orageuses et enfin on
décida de tout vendre.
Les
vacances suivantes furent donc très différentes. Comme
l'explique son père Bernard dans ses souvenirs ils se
convertirent au camping à partir de 1937. Cela leur permit de
connaître beaucoup de pays et les joies des bords de mer. La
guerre mit un terme à tout cela et quand ses parents reprirent
leurs habitudes après la guerre avec les plus jeunes enfants
il avait plus de 18 ans et préféra organiser ses
propres circuits.
Le
plus jeune oncle avait de l'énergie à revendre, une
intelligence pratique et aimait le métier de cultivateur, il
épousa une jeune veuve de la guerre 40 qui avait une grosse
ferme et deux jeunes enfants sur les bras; ils firent un excellent
ménage.
Par
la suite, dans les années de guerre, Pierre fut souvent invité
et très bien reçu chez eux à Beaurepaire. Il
avait la charge du cheval de voiture, une jument irlandaise Juliette,
il l'attelait et faisait toutes les courses nécessaires à
la ferme dans un rayon de quinze kilomètres, cette
responsabilité lui plaisait beaucoup. Il montait même
Juliette de temps en temps pour de longues promenades à
travers champs. Une fois alors qu'il venait d'arriver, il ne se méfia
pas que la jument était restée en son absence sans
exercice et il l'a laissa galoper trop longtemps. Le lendemain elle
était complètement fourbue et ne fut sauvée que
de justesse par le vétérinaire, il eut très peur
et cela le rendit encore plus timoré si c'est possible.
Cela
ne l'empêchait pas d'avoir du caractère, un dimanche
alors qu'il avait eu beaucoup de mal et couru tant et plus avant de
réussir à attraper Juliette dans la pâture et à
l'atteler à la voiture pour conduire tout le monde à la
messe à Doullens, il traîna un peu pour s'habiller et
son oncle, lassé d'attendre et craignant d'être en
retard partit sans lui. Furieux, il décida d'aller
sur-le-champ rejoindre ses parents qui étaient réfugiés
à Couin pour échapper aux bombardements d'Amiens qui
étaient terribles. Depuis Beaurepaire il y avait quinze
kilomètres qu'il fit allègrement à pied,
profitant du passage à Grenat pour assister à la messe
et sans laisser aucune explication. Sa mère fut très
gênée en le voyant arriver.
A
Couin, ils étaient logés les uns sur les autres et cela
arrangeait beaucoup ses parents que Pierre fut chez son oncle. Sa
mère parvint à joindre celui ci au téléphone
dans l'après midi, sa tante et lui étaient aux quatre
cents coups, se demandant ce qu'il était devenu. Son oncle
s'excusa de l'avoir laissé tomber le matin et vint le
rechercher dans la soirée en voiture à cheval. Ils
firent la paix, mais par la suite, on fit très attention à
ne pas le contrarier gratuitement. Sa tante se demanda toujours s'il
avait vraiment assisté à la messe à Grenat comme
il l'avait affirmé.
Les
frères et soeurs.
L'entente
entre les frères et soeurs était plutôt bonne,
car ils s'aimaient beaucoup mais il y avait de nombreux conflits,
tout d'abord entre les trois garçons les plus âgées
et leur soeur prise en tenaille au milieu d'eux. Elle voulait
commander tout le monde et ils réagissaient en la martyrisant
littéralement. Mais elle résista bien et acquit une
force de caractère peu commune, elle était peu douée
pour les études mais compensait largement ce handicap par un
travail acharné et un perfectionnisme de tous les instants et
s'en tira très bien. Devenue très jolie en grandissant,
elle fut la coqueluche de tous les jeunes gens et se maria à
dix-neuf ans avec le frère de l'une de ses amies de classe
Georges L. auvergnat d'origine que l'on appelait habituellement Jojo,
elle-même s'appelait Marie-Magdeleine mais pour tous elle
était: Nenette.. Alors qu'ils avaient: elle neuf ans et Pierre
huit ans au maximum, un soir elle vint le trouver et lui dit:
-
Je m'ennuie toute seule dans ma chambre, viens dormir avec moi, mon
lit est grand. Un peu conscients de déroger aux usages, ils
attendirent que leurs parents soient partis après les avoir
couchés et Pierre se glissa dans le lit bateau de sa soeur,
ils étaient ravis. Mais leur mère en jetant un coup
d'oeil dans la chambre des garçons, s'aperçut de
l'absence de Pierre et alla voir dans la chambre de Ne. où
elle les trouva endormis. Elle secoua Pierre énergiquement et
le renvoya dans sa chambre en le menaçant des pires
corrections s'il recommençait mais sans lui expliquer pourquoi
cela était si grave sinon que les garçons ne devaient
pas dormir avec les filles. Ils mirent plusieurs années à
comprendre pourquoi, au moins jusqu'aux années de guerre où
leur séjour forcé à la campagne ne les ouvre
rapidement aux réalités de la nature.
La
guerre de 1940.
Bernard
B était très pessimiste sur le déroulement
prévisible de la guerre, éclairé sans doute par
ses souvenirs personnels de 1914 et frappé par l'accroissement
de la puissance des armes. Il prévoyait de terribles
bombardements des villes dès le début. Aussi pour
mettre sa famille qui comptait alors cinq enfants et un sixième
en route à l'abri, il l'installa en pleine campagne dans un
ancien presbytère sans aucun confort pour laisser passer
l'orage.
Il
prévoyait une guerre courte et terrible. Mobilisé, il
devait être libéré définitivement à
la naissance de son sixième enfant en septembre 1939. Il se
proposait de faire travailler les enfants lui-même avec l'appui
de cours par correspondance.
Si
l'aîné Jean bon élève et consciencieux
travailla un peu, Nenette et Pierre ne firent absolument rien et
courraient la campagne, allant traire les vaches, cultivant de petits
jardins que les limaces pillaient avant la récolte, aidant aux
champs dans les différentes fermes, cueillant les champignons
des près et les girolles dans les bois. Les grandes
distractions étaient d'assister et même d'aider au
vêlage des vaches et bien sur, la saillie des animaux. Il
furent bien vite très dégourdis et heureux comme des
rois pendant toute la période de la drôle de guerre.
Leur père après sa libération repartait chaque
semaine travailler à Amiens où il était agent
commercial au comptoir des houillères nouvellement créé.
Cela ne pouvait pas durer. Début mai, la Belgique était
envahie et quand ils partirent en évacuation avec matelas sur
le toit et vélos attachés à l'avant et à
l'arrière de la voiture on entendait depuis plusieurs jours la
canonnade et les réfugiés passaient depuis longtemps.
Bernard B le raconte dans ses souvenirs.
Il
connaissait très bien les petites routes et ils atteignirent
relativement facilement Saint Aubin près de Caen dans un
premier temps et La Ville aux geais près d'Argenton sur Creuse
un mois plus tard où l'armistice les trouva. Pour les enfants
cette période fut également une période
privilégié, le temps était superbe, ils
connaissaient fort peu le bord de la mer et pouvaient soudainement en
profiter tous les jours à la sortie du lycée de
Langrune où ils furent inscrits trois semaines. Ils se firent
beaucoup d'amis, pour mieux profiter de la plage les devoirs étaient
répartis et recopiés systématiquement avec
quelques variantes dans de véritables ateliers très
productifs, c'était pour eux tout nouveau et tellement
pratique, ils avaient des mines superbes et leur insouciance
contrastait avec les préoccupations que leurs parents avaient
du mal à cacher.
Dans
la Creuse ils reprirent leur vie de campagnards, mais durent
réellement trimer aux champs pour améliorer leur
ordinaire, car les ressources commençaient à manquer,
les courses se faisaient à Argenton et il y avait quinze
kilomètres difficiles qu'ils faisaient avec de gros
chargements à bicyclette. Ils y puisèrent un sens des
réalités qui leur resta ainsi que la certitude qu'avec
du courage on s'en sort toujours, ils réalisèrent que
la vie était un étrange mélange de joies et de
difficultés avec les quelles il ne fallait pas tricher.
Ils
remarquaient de plus en plus les efforts énormes faits par
leurs parents chacun dans leur domaine pour les protéger et
leur affection pour eux grandissait chaque jour.
De
retour en Picardie petit à petit la vie reprit un cours
normal. Les enfants retournèrent en classe. Jean l'aîné
et Pierre rentrèrent dans la classe supérieure sans
aucun problème au Collège Courbet d'Abbeville où
leur père avait trouvé un poste commercial aux
houillères. Seule Nenette dut, on ne sait pourquoi, redoubler
sa classe, à la demande des bonnes soeurs de l'institut saint
Pierre. Miraculeusement, après cette année sans classe,
Pierre se trouva tout à fait à l'aise et devint plutôt
bon élève, ce qui conduit à penser que les
mauvais élèves souffrent surtout d'une overdose
scolaire et que le remède est simple: il faut les mettre au
repos.
Les
enfants B étaient trop jeunes pour avoir une part active à
la guerre où à la résistance, ils subirent comme
beaucoup d'autres les privations un peu tempérées par
les séjours qu'ils faisaient à la campagne chez leurs
oncles Antoine et René en particulier. Ce qui les marqua plus,
ce furent les bombardements à Abbeville, il s'agissait d'une
espèce de harcèlement nocturne, on compta en trois ans
une centaine de petits bombardements, vers la fin de leur séjour
cela devenait vraiment sérieux les bombes commençaient
à tomber en pleine ville. La naissance de leur soeur Monique
eut lieu en plein bombardement entre deux chapelets de bombes dont
certaines tombèrent à environ cent mètres de la
maison, ils ne pouvaient pas descendre dans la cave inondée
par la Somme toute proche, parfois le jour ils se glissaient dans une
tranchée très superficielle qui ne protégeait
pas contre la retombée des éclats d'obus de DCA qui
pleuvaient tout autour.
L'année
précédant la libération, ils rentrèrent à
Amiens qui jusque là avait été épargné,
cela ne dura guère, Le bombardement de la prison est resté
célèbre mais petit à petit les bombardements
devinrent si intenses, de véritables pilonnages qui visaient
en principe les voies ferrées qu'au mois de mai leur père
décida de les évacuer à la campagne à
Couin.
Pierre
resta un mois chez une tante située dans un quartier moins
exposé. La crainte d'être requis par les Allemands qui
les avaient convoqués pour travailler au mur de l'atlantique
le fit partir dans l'heure à pied pour rejoindre Couin distant
de 36 kilomètres qu'il fit en six heures tout juste
aiguillonné par la crainte.
Les
enfants firent aussi du scoutisme, sous une forme clandestine, sans
uniforme, les camps avaient lieu dans des propriétés de
la région. L'encadrement était de très grande
valeur. Mais il fut décimé par des arrestations.
L'aumônier fut déporté pour espionnage dès
la fin 1941 et sa mort fut connue un an après, soulevant une
grande émotion, car il était jeune et très aimé
de tous. Il avait personnellement veillé à faire sinon
l'éducation sexuelle de Pierre, à structurer les
connaissances qu'il avait pu rassembler ici ou là, car ses
parents n'osaient jamais aborder franchement ces sujets. Le chef
scout fut emprisonné pendant plus de six mois puis relâché.
Pierre reçut comme totem le nom de: ouistiti bavard, ce qui
reflétait bien son physique, mais peu ses habitudes plutôt
renfermées et son quasi-mutisme dû à sa grande
timidité. Quand la guerre fut finie, ils abandonnèrent
très vite le scoutisme qui avait perdu le charme de la
clandestinité qui les avait séduits.
Au
moment de la libération Pierre et Nenette passèrent
leur bachot côte à côte, dans les caves du palais
de justice d'Amiens. Les épreuves avaient été
retardées à cause des bombardements et finalement
rapidement organisés à cette date. A l'extérieur
on entendait le canon en direction de Rouen. Ils s'aidèrent à
qui mieux mieux et furent facilement reçus tous les deux.
La
libération se passa sans problème, il n'y eut ni
combat, ni excès d'épuration dans la région.
A
la fin de l'année suivante, la période d'enfance de
Pierre se termina en même temps que la guerre, il passa son
bachot de math-élem et découvrit pour la première
fois le charme des jeunes filles : "Les belles".
Les
belles amies de Pierre
On
est maintenant en 1944, l'occupation n'est pas terminée, mais
on en prévoit la fin au fur et à mesure que le rapport
des forces bascule.
Pierre
a alors 16 ans, il est le troisième d'une famille unie de sept
enfants et sous une apparence très calme est rempli de
contradictions. Rêveur et affectueux, assez paresseux de
nature, il a le don de faire rire les gens par des observations
incongrues. Assez mauvais élève au moins dans les
petites classes, il s'y ennuie terriblement et en fait le moins
possible. Il se trouve content de son sort, longtemps plus petit que
ses camarades il s'est mis à grandir d'un seul coup et les a
rattrapés et même dépassé.
Deux
années auparavant, il a eu une véritable révélation.
Brutalement il eut la certitude qu'il était capable de tout
comprendre, peut-être au prix d'efforts, mais que tout avait
une explication contrairement à ce que laissaient supposer les
enseignements reçus basés sur l'autorité de
maîtres qui n'expliquaient rien. Cela arriva de façon
incongrue, dans le ciel des avions de combat tournoyaient, tout à
coup une giclée de balles ou de petits obus s'abattit à
quelques dizaines de mètres de lui dans des décombres,
puis il entendit le claquement des tirs, il voyait dans le ciel les
traces de condensations laissées par les avions, il y avait
aussi le bruit des moteurs animés de violentes ressources,
puis d'autres rafales d'armes. Tout s'éclairait, il comprenait
le pourquoi des trajectoires, les variations des énergies
cinétiques et potentielles des appareils, il imaginait ce que
ressentaient les pilotes, les sentiments et les actions auxquels ils
étaient aux prises, les décalages entre les sons et ce
qu'il voyait.
Une
foule de choses lui devenait claire et intéressante de
comprendre. Il pouvait tout comprendre!
Tout
de suite il eut cette certitude:
-
Si je peux le faire maintenant, je peux toujours le faire; il ne s'en
priva plus.
La
première rencontre.
Il
est maintenant en "math-élem" et passe les épreuves
écrites du bachot deuxième partie.
Il
alterna le meilleur et le pire comme toujours. L'épreuve de
philo était pour lui une énigme, il était de
plus handicapé par une orthographe rebelle, et l'expérience
lui avait montré que les correcteurs étaient peu
sensibles aux réflexions personnelles qu'ils ne comprenaient
que rarement. En math et physique il fit les problèmes très
rapidement, mais s'aperçut vers la fin des deux épreuves
en relisant les énoncés qu'il n'avait pas traité
exactement les problèmes posés, il avait mal lu les
énoncés. Il refit entièrement ses devoirs dans
la marge ce qui donnait une présentation désastreuse,
mais il restait trop peu de temps pour tout recopier. Il avait
toujours été distrait et cette fois, il n'avait plus
auprès de lui sa soeur comme à l'occasion de la
première partie à qui il laissait voir sa copie pour
l'aider et qui l'avertissait de ses étourderies, cette année
elle passait le bac philo.
Ils
avaient pris rendez-vous pour fêter ensemble la fin des
épreuves écrites à la foire d'Amiens qui se
tenait à ce moment là. Ils partirent donc, cinq ou six
amies de sa soeur et lui, faire le tour des manèges. Il ne
fréquentait presque jamais les jeunes filles, hormis sa soeur
elles l'ennuyaient franchement; il avait du toute l'année
accompagner celle ci dans des sorties où elle avait beaucoup
de succès; il dansait un peu par politesse et ensuite
accaparait le meilleur fauteuil en attendant la fin.
Cette
fois ci, il fut tout de suite attiré par une fille brune
élancée à l'aspect sauvage qu'il n'avait jamais
vue auparavant, c'était une pensionnaire qui habitait à
plus de cent kilomètres d'Amiens.
Ils
achetèrent des glaces et firent le tour des manèges,
jusqu'à ce qu'ils arrivent à l'un des plus
traditionnels: le manège des sièges. Les sièges,
rudimentaires, faits de tôle sont suspendus à cinq ou
six mètres par quatre chaînes à la superstructure
qui tourne dans son ensemble. Il y a deux rangées de sièges
identiques répartis tout autour; quand le manège prend
de la vitesse ils sont soumis à la force centrifuge qui les
repoussent loin à l'extérieur, la longueur des chaînes
permettant de se balancer et d'accrocher les sièges voisins et
de les projeter hors de leur trajectoire habituelle ce qui est le
véritable attrait du manège même si des pancartes
l'interdisent formellement.
Ils
passèrent le plus clair de leur temps sur ce carrousel. Pierre
était situé juste derrière la jeune pensionnaire
et ils s'accrochaient, et se balançaient, se quittant et se
reprenant sans arrêt en riant. Il était surpris de sa
vivacité de l'éclair de son regard, de la chaleur
qu'elle dégageait; le hasard des contacts l'amenait à
lui saisir soit la main soit le bras soit une hanche ou la taille. Il
réalisa brusquement que les filles étaient autre chose
que les êtres ennuyeux qu'il imaginait et que leur contact
avait quelque chose de mystérieux et de désirable à
la fois. Il y prit goût et fut bien décidé de
rechercher leur compagnie à nouveau.
Ils
rentrèrent fort tard, enchantés de leur soirée,
et persuadés, un peu imprudemment, que leur vie scolaire était
enterrée; ils ne connaissaient pas les résultats de
l'écrit et il fallait passer l'oral. Il passa une nuit peuplée
de rêves.
Il
ne la revit jamais, il ne savait pas son nom, mais des années
après il s'en souvenait encore.
Son
éducation dans un collège de jésuites pour
garçons ne l'avait pas préparé à cela, il
sentait qu'il avait beaucoup à apprendre. Les semaines qui
suivirent y contribuèrent.
La
deuxième rencontre.
Il
fut admissible et dut aller passer l'oral à Lille. Une de ses
jeunes cousines: Colette qu'il n'avait pas vue depuis quelques années
passait en même temps l'oral de la première partie. Ils
se retrouvèrent seuls le matin pour relever leurs heures de
passage, il passait le matin, elle l'après midi. Après
cette première expérience il la regardait d'un autre
oeil, elle était très jolie, très timide aussi
et ne disait presque rien bien qu'elle fut très intelligente,
elle se contenta de lui sourire en lui souhaitant bonne chance.
Pour
lui tout se passa très bien, les math et la physique allèrent
comme sur des roulettes et l'examinateur d'histoire et géographie
le félicita et l'encouragea à poursuivre ses études
dans cette voie, il n'en revenait pas. Il faut dire qu'il avait une
manière originale de travailler ces matières: d'une
part il écoutait distraitement son professeur un vieux jésuite
passionné qui était remarquable tout en lisant son
manuel en commençant par la fin et en remontant dans le temps,
il s'était aperçu quelques années plus tôt
que comme dans les romans policiers on ne comprend jamais mieux
l'importance des choses que quand l'on connaît déjà
la fin et qu'en procédant ainsi tout s'explique naturellement.
Il
eut une mention bien, qu'il n'espérait pas, l'appariteur lui
dit qu'il avait eu de la veine d'avoir de bonnes notes car il avait
eu un 0 en sciences naturelles, ce qui est éliminatoire, les
autres examinateurs avaient obtenu après une demi-heure de
discussions que la note soit relevée d'un quart de point et
qu'il ne soit pas éliminé.
L'après
midi, il alla regarder comment se passait l'oral de sa cousine de
loin pour ne pas la gêner; elle était très à
l'aise et eut une mention assez bien. Ils fêtèrent cela
devant un verre d'orangeade mais elle fut obligée de le
quitter car elle était chaperonnée par les bonnes
soeurs de son collège. Pour se consoler, il joua au flipper en
essayant de finir toute la monnaie qu'il avait sur lui, mais il
gagnait toujours des parties gratuites, il dut abandonner. Heureux au
jeu, malheureux en amour pensa-t-il, car il se croyait amoureux. Ce
n'était que la première fois d'une suite d'expériences
qui si elles eurent des aspects douloureux formèrent son
affectivité qui était un peu en friche auparavant et
lui laissa aussi le souvenir de moments de bonheur d'une rare
délicatesse, jusqu'au jour ou il rencontra celle qui devint sa
femme et qui bénéficia de ce lent cheminement affectif.
La
vérité oblige à dire que nôtre amoureux,
passé quelques jours, se portait très bien. Le fait
d'avoir son bac et de bonnes vacances eurent vite fait de lui firent
oublier tout cela.
L'entrée
en préparation aux grandes écoles à Louis le
Grand fut pour lui un tel choc que pendant près de deux ans il
ne pensa plus qu'à ses études, mobilisant tout son
énergie à cette compétition d'un niveau qui le
surprit. Il avait à faire à des élèves
extrêmement doués et travailleurs en face des quels il
se sentait un peu un amateur. Sa facilité à comprendre
lui restait, mais dans tous les autres domaines il était
submergé et luttait pour ne pas couler.
Béatrice.
Il
préféra même l'année suivante choisir une
préparation moins forte chez les jésuites de sainte
Genevièvre de façon à pouvoir un peu respirer.
De plus sa marraine, veuve depuis dix ans habitait Versailles, il
pouvait aller chez elle autant qu'il voulait et y retrouver des
cousins d'un âge voisin du sien. Son cousin Paul travaillait
déjà aux wagons-lits, il rencontrait surtout ses deux
cousines, encore en secondaire qui l'admiraient beaucoup. La maison
était un lieu de passage habituel pour tous leurs amis,
l'hospitalité était chaleureuse, il y faisait de
nombreux bridges et suivait à la radio les reportages
sportifs. Il arrivait même par jeu à faire les deux à
la fois et lire un roman policier en plus.
A
l'attrait de l'accueil de cette maison, s'ajouta la présence
habituelle d'une amie de la plus jeune de ses deux cousines une,
charmante brunette Béatrice aux yeux magnifiques qui
rougissait en le voyant ou en l'appelant Pierre d'une voix douce un
peu voilée. Bien que timide, elle se savait jolie et exerçait
sa coquetterie naissante. Il l'aidait comme sa cousine à faire
ses devoirs de math, sans grands résultats d'ailleurs car il
avait peu de dons pour expliquer des choses qui lui semblaient
évidentes. Ses années de préparation se
passèrent ainsi agréablement, il y avait aussi quelques
surprises parties où il les accompagnait ce qui lui donnait
l'occasion de danser avec la jeune Béatrice. Ses parents
avaient deux enfants dont ils s'occupaient très peu, elle se
sentait plus à l'aise auprès des cousines de Pierre que
dans sa propre famille. Ses parents étaient des nobles
authentiques, son père était comte et dirigeait la
succursale versaillaise d'une grande banque. La mère
avait un physique ingrat et l'on se demandait par quel miracle sa
fille Béatrice était si jolie.
Il
se rappelait en particulier une grande promenade qu'ils firent au
parc de Versailles, elle était particulièrement en
beauté ce jour là, ils jouaient à cache cache
dans les buissons et elle s'amusait à sauter les différents
gradins qui séparaient les jardins à la française.
A ces occasions sa large jupe volait et Pierre pouvait admirer dans
leur totalité ses longues jambes à la fois douces et
juvéniles, cela le troubla beaucoup. Il se demanda si elle
agissait en toute innocence. Sans doute que oui.
Quand
il fut reçu à polytechnique, il la perdit de vue, du
fait de l'éloignement. Il apprit six mois plus tard par ses
cousines que Béatrice ne venait plus chez eux, Son cousin Paul
de six mois son aîné était en effet tombé
amoureux d'elle, il s'était déclaré et s'était
fait éconduire. Sa tante avait de ce jour interdit sa maison à
leur jeune amie qu'elles ne voyaient plus qu'en classe et qui en
était fort triste. En réalité elle aimait bien
un peu Paul, mais dans sa famille il n'était pas question
qu'elle épouse un roturier et il fallait aussi de la fortune.
A
cette nouvelle, il réalisa que lui aussi était amoureux
de Béatrice mais il n'aurait jamais osé l'avouer, son
cousin était plus courageux, il le plaignit tout en pensant
que de toute manière ce n'était pas une fille pour lui.
Ce qui l'ennuyait c'était de ne plus pouvoir la revoir. Il
tergiversa près d'un an avant de se décider à
lui écrire. Pendant ce temps là, il avait eu quelques
occasions de rencontrer des jeunes filles qui lui plurent. L'une
d'elle fut très fugitive et le marqua beaucoup. A l'occasion
du mariage d'un cousin et d'une cousine qui appartenaient l'un à
la famille paternelle, l'autre à la famille maternelle, au
mois de juin, il s'y rendit en grand uniforme avec le bicorne et eut
un franc succès auprès des cousins et cousines, très
nombreux qui y assistaient comme lui, il remarqua particulièrement
une cousine superbe brune et fière comme une espagnole qu'il
fit beaucoup danser et qui parut beaucoup apprécier sa
compagnie. Sa famille était si nombreuse qu'il ne l'avait
jamais vue auparavant, elle s'appelait Marguerite et venait de passer
la deuxième partie du bachot. Au moment de se quitter, il lui
demanda s'il pourrait la revoir à une occasion ou l'autre et
alors elle lui dit:
-
Cela n'est pas encore officiel, mais je dois vous le dire, nous ne
nous reverrons pas, car je rentre au couvent à la fin du mois.
Il
fut abasourdi, elle avait montré une telle bonne humeur et une
telle ouverture d'esprit et une telle gentillesse avec lui, il pensa
un court instant: quel gâchis!
Il
n'appréciait pas les mariages entre cousins, mais il en aurait
fait sa femme sans difficulté. Il ne la revit que vingt cinq
ans après, elle se souvenait très bien de lui, et sa
vie religieuse était une pleine réussite.
Rentré
à l'école, elle occupa longtemps ses pensés. En
fait, il la revit quand même quinze jours plus tard à
une réception campagnarde donnée par un oncle commun.
La nouvelle de son entrée au couvent était connue, elle
fut plus réservée mais encore très gentille avec
lui, il fit la connaissance à cette occasion de sa soeur d'un
an plus jeune, encore plus belle si possible mais qui était
quasiment inabordable et un peu enfantine. Il apprit l'année
suivante qu'elle souffrait de troubles psychiques importants. Il ne
faut pas toujours croire aux apparences pour juger les gens
pensa-t-il.
Quand
il se décida à écrire à Béatrice,
il était déjà rempli d'un certain fatalisme, il
avait l'impression de ne s'intéresser qu'à des filles
qui ne pouvaient pas, pour une raison ou une autre, répondre à
ses sentiments et ne seraient que des amies, aussi ne se faisait-il
aucune illusion.
Sa
lettre disait à peu près ceci:
Ma
chère Béatrice
Vous
devez, vous demander qui vous écrit, car je ne sais si vous
connaissez mon écriture, je suis Pierre B que vous avez bien
connu chez ma tante de la rue neuve Notre Dame. Je sais par mes
cousines que vous ne vous rendez plus là bas, ma tante ne le
désirant plus étant donnés les sentiments que
mon cousin Paul vous a déclarés et que vous n'avez pas
voulu encourager. J'espère qu'il n'est pas trop malheureux et
vous non plus, cependant je pense que ce n'est pas une raison
suffisante pour se fâcher et ne plus se voir. Je comprends très
bien les sentiments qu'il a pu avoir pour vous, car vous êtes
très attirante; moi-même, sans que je me le sois avoué
jusqu'à présent j'ai également une très
forte attirance pour vous, je ne sais pas si vous éprouvez les
mêmes sentiments, mais même dans ce cas je me rends
compte que nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble pour des
quantités de raisons que vous pouvez imaginer, cependant
j'aimerai pouvoir rester vôtre ami et continuer à vous
voir si vous pensez que cela soit possible. J'aimerai que vous me
fixiez sur vos sentiments à mon égard, ne craignez pas
d'être franche avec moi; c'est, je pense nécessaire si
nous voulons continuer à être amis.
Quelques
jours plus tard il reçut une longue enveloppe bleue,
légèrement parfumée, l'écriture était
bien détachée et élégante. Il l'ouvrit
fébrilement et lut:
Mon
cher Pierre
Je
vous remercie beaucoup de vôtre lettre, je pense qu'il vous a
fallu du courage pour l'écrire, je suis très touchée
de l'affection que vous me témoignez, soyez sure que pour moi
aussi vous êtes un ami très cher que j'apprécierais
de pouvoir conserver longtemps ; Si cela ne vous est pas trop
pénible, je serais très heureuse de continuer à
vous voir. Je pense comme vous qu'il est déraisonnable de
penser que nous puissions nous marier un jour; Ceci accepté,
il nous reste l'amitié, c'est au moins aussi important, ne la
perdons pas. Je pense d'ailleurs que vous vous exagérez sans
doute un peu vos sentiments et que tout cela nous laissera plus tard
de bons souvenirs sans aucune amertume. Si vous le voulez bien, je
serais ravie que vous veniez prendre le thé à la maison
un prochain jeudi, téléphonez-moi auparavant pour m'en
avertir. Avec l'espoir de vous revoir bientôt.
Vôtre
amie Béatrice.
Il
laissa passer quelques jours à méditer tout ceci. Ses
sentiments étaient tout à fait contradictoires. Il
éprouvait une certaine peine, car il lui semblait qu'elle
n'avait pas pour lui autant d'attirance qu'il n'en avait pour elle.
Il éprouvait en même temps de la joie à la pensée
de la revoir après si longtemps, sa présence lui était
un réconfort certain, il y puisait optimisme et joie de vivre.
D'un autre point de vue, il était soulagé que leurs
relations ne risquent pas de déboucher sur un mariage. Il
était persuadé qu'un ménage ne pouvait réussir
que si les personnalités des conjoints se conjuguaient
harmonieusement. Autant, il avait de l'attirance pour elle, autant il
se méfiait de sa famille égoïste et aux idées
surannées. La mère surtout le consternait, un vrai
repoussoir, quand il la comparait à la sienne, elle lui
semblait une vraie caricature et le dicton: "telle mère,
telle fille" lui trottait dans la tête. Sa raison le
dissuadait d'envisager de se marier avec elle et son subconscient
aussi. Tout ceci ne l'empêchait pas d'avoir de la peine. La vie
est bien compliquée pensa-t-il.
A
cet instant ses anciens coups de coeur pour ses cousines C. et M. lui
étaient complètement sortis de l'esprit.
Il
se décida donc à téléphoner pour annoncer
sa visite à Versailles le jeudi en huit, car il ne voulait
quand même pas faire preuve de trop de précipitation.
Le
jour dit, il sonna à quatre heures de l'après midi à
la porte du grand appartement de fonction qu'occupaient les parents
de Béatrice au-dessus de la banque. La mère de son amie
lui ouvrit et le salua aimablement en lui disant que sa fille
l'attendait. Elle le laissa dans un grand salon meublé Charles
dix, un peu sombre ou Béatrice le rejoignit au bout de
quelques minutes. - Que je suis contente de vous revoir, si vous
saviez combien j'ai souffert de la quarantaine que vôtre tante
a décidée à mon égard, c'est une personne
d'un très grand mérite mais elle est terriblement
autoritaire, grâce à vous je retrouve l'ambiance que
j'aimais tant. Venez j'ai préparé un petit goûter
dans ma chambre qui est plus sympathique que cette pièce que
je n'aime pas.
Sa
chambre était en effet très jolie, claire, meublée
de Louis quinze, elle était grande et quelques fauteuils
étaient disposés autour d'une table basse où un
goûter appétissant était servi.
Ils
discutèrent de bonne humeur deux bonnes heures en se rappelant
leurs souvenirs communs. Elle l'invita à revenir s'il en avait
le loisir. Ils se quittèrent car elle devait aller jouer au
tennis avec des amis rue des réservoirs.
-
Vous devriez en profiter, les cours sont bons et pas chers, je sais
que vous aimez cela et que vous jouez très bien. Vous
viendriez me voir en passant.
-
C'est une très bonne idée, je vais organiser cela avec
des camarades d'école, préférez-vous que je
vienne avant ou après le tennis?
-
N'importe, comme cela s'arrangera le mieux, tenez-moi au courant.
En
réalité, il ne jouait que moyennement, mais elle
débutait à peine, tout est relatif. Il préférait
donc organiser des parties avec des partenaires d'un niveau
comparable.
Ses
amis: Pa., Go. et L. acceptèrent d'enthousiasme et
l'organisation fut facile, cependant il fut impossible d'avoir les
mêmes heures chaque semaine. Aussi ne put-il la rencontrer que
trois ou quatre fois. Elle vint même le chercher sur le cours,
accompagnée de plusieurs de ses amies, ce qui impressionna
considérablement ses camarades, ils en profitèrent pour
lui faire une réputation de don Juan qu'il était loin
de mériter.
Rapidement
il prit goût à ces relations courtoises et sa peine
s'amenuisa au fil des semaines. A l'occasion des vacances qui
suivaient les examens généraux, il se rendit à
Chamonix pour faire du ski avec des camarades d'école. Il ne
s'était pas passé trois jours qu'il lui écrivait
qu'il était complètement guéri, mais qu'il
comptait toujours sur son amitié. Il ne lui expliquait pas
pourquoi ceci est une autre histoire...
Il
l'invita également à aller avec lui au bal de l'X à
l'Opéra de Paris, elle en éprouva plus de plaisir que
lui. L'année suivante, il partit en école d'application
du génie à Angers et il la perdit de vue, il lui apprit
au mois de juillet ses fiançailles avec une jeune angevine. Il
apprit six mois plus tard son mariage avec un lord anglais. Ce
mariage ne fut pas très heureux, elle eut un petit garçon
mais son mari s'avéra être homosexuel, elle ne put le
supporter et s'en sépara.
Ils
convinrent deux années plus tard de se rencontrer avec sa
femme et leurs enfants. L'entrevue fut froide, la femme de Pierre
malgré sa bonne volonté ne pouvant s'empêcher
d'être jalouse, Béatrice avait perdu dans ses malheurs
une grande partie de son éclat. Ils ne se revirent plus.
Thérèse.
Pierre
était en route pour Chamonix, entraîné par deux
de ses camarades d'école, il s'était laissé
séduire par la perspective de vacances d'hiver.
Le
jour se levait à peine, et l'air était si pur que
Pierre s'étonnait de respirer normalement, dans ce milieu si
différent de tout ce qu'il connaissait. Il rencontrait la
montagne pour la première fois en hiver.
La
guerre, terminée depuis 5 ans à peine, et les études
ne lui avaient pas permis de le faire auparavant. Il bénéficiait
d'ailleurs de circonstances exceptionnelles. Ni ses parents, ni ses
frères et soeurs n'avaient vu la "montagne en hiver".
L'oppression
le gagnait un peu au spectacle de ces masses montagneuses sombres et
énormes dont seuls les sommets étaient éclairés
par le soleil et qui surplombaient de chaque côté la
voie du chemin de fer à crémaillère qui
l'amenait à Chamonix où il devait passer 3 semaines de
vacances.
Deux
camarades d'école partis la veille l'attendaient probablement
à la gare de Chamonix. Comme il prenait de l'altitude,
brusquement, tout s'éclaira, l'aveuglant complètement.
Il plissa les yeux, incrédule devant tant de blancheur et de
scintillement. A cette heure matinale personne n'apparaissait à
l'horizon non plus que d'habitation. Le train lui-même était
quasiment vide, ce qui amplifiait l'ambiance irréelle qui
l'entourait.
Arrivé
dans la vallée haute, il revint à la réalité.
Il aperçut des maisons presque enfouies sous la neige, des
gens dont les têtes dépassaient à peine des murs
de neige qui bordaient les chemins.
-
Pourvu qu'ils soient venus lui chercher à la gare, pensa-t-il.
Les deux camarades d'école qui l'avaient convaincu de venir
passer ce mois de vacances à Chamonix étaient arrivés
la veille et normalement devaient le guider jusqu’à
l'auberge de la jeunesse où leurs places étaient
réservés. Il fut aussitôt rassuré, ils
étaient là gesticulant sous le soleil, leurs
respirations accompagnés de fortes buées.
-
Hello! Grand-Père, comment vas-tu? Lui crient-ils. As tu fait
un bon voyage?
-
Ca va, vous avez des mines superbes, merci d'être venu à
cette heure matinale. Expliquez-moi comment cela se passe, je n'en ai
aucune idée.
-
Ne t'en fais pas, c'est peut-être un peu spartiate, mais les
responsables de l'auberge sont très sympas même s’ils
ne sont pas très souriants. Il y a actuellement peu de monde.
Les gens sont la plupart du temps à l'extérieur pour
skier et ne rentrent que le soir. Il y a un anglais assez
extraordinaire d'à peu près 35 ans qui vit là
environ 6 mois par an soit l'hiver soit l'été depuis
des années, il connaît absolument tout de la montagne et
est très serviable; On ne sait pas de quoi il vit.
Il
passe le reste du temps à voyager par le monde, surtout en
Orient et à ses dire travaille de temps en temps un mois à
Paris le temps d'avoir assez d'argent pour subsister le reste de
l'année. Le travail en question était d'ailleurs assez
mystérieux,
Il
refuse absolument d'en parler, de peur de la concurrence.
Tout
en discutant, ils étaient arrivés près de
l'auberge qui se trouvait à l'extérieur de
l'agglomération à 2 kilomètres en montant
légèrement. Chemin faisant, ils avaient croisé
quelques traîneaux qui seuls avaient le droit de circuler, ils
n'avaient pas attendu d'en trouver un et préféré
aller à pied en se répartissant le sac et l'équipement
de ski de Pierre.
-
Ils t'ont donné des skis gigantesques remarqua son ami Pa., je
suis grand mais les miens sont beaucoup plus petits, tu ne va jamais
réussir à tourner avec ces engins.
-
je n'en sais rien, je n'y connais rien du tout; à l'école
ils m'ont fait tendre le bras et sans tenir compte de mon poids plume
et de la longueur exceptionnelle de mes bras ils l'ont choisi cette
taille, je verrai bien sur place, avant de tourner, il faut déjà
que je tienne dessus.
Le
jour était maintenant complètement levé et le
paysage tout en restant magnifique avait perdu son apparence
irréelle. La neige débordait de partout et était
encore d'une blancheur éclatante, elle crissait sous les pieds
bien que la route ait été damée par les engins
et la circulation.
On
arrivait à l'auberge à moitié ensevelie sur la
face Nord, on accédait par un sentier dégagé à
la pelle qui la contournait par l'ouest jusqu'à la façade
sud grâce à un escalier de pierre aux larges marches ou
l'on avait répandu du mâchefer qui amenait à une
petite porte vitrée donnant sur la pièce commune
servant également pour les repas.
Dès
l'arrivée du groupe dans la pièce vide, un homme rentra
par une porte de côté et se présenta d'une
manière abrupte:
-
bonjour, je suis le père aubergiste, vos amis vous
expliqueront le règlement qui est absolument impératif,
faute de quoi vous serez comme n'importe qui expulsé sans
autre préavis, il n'est pas compliqué, on l'accepte ou
alors on s'en va. Vous allez voir ma femme, vous lui réglerez
vos frais de séjours au moins une semaine à l'avance
elle vous indiquera vôtre place de dortoir et bonnes vacances.
Il
n'avait pas pu placer un mot, ses camarades non plus et il suivit
l'homme dans la pièce contiguë qui servait de cuisine où
se trouvait la mère aubergiste. D'une quarantaine d'années
elle avait l'air assez effacé mais solide à la fois.
Elle eut vite fait de régler les formalités et lui
montra son lit dans le grand dortoir situé sur la face Est du
bâtiment. La neige y bouchait presque les fenêtres, il
faisait très frais et pour le moment il était le seul
occupant.
-
N'essayez pas d'ouvrir les fenêtres vous n'y arriverez pas
actuellement. Vous déposerez vos affaires de ski dans la
réserve située entre vôtre dortoir et la cuisine.
Il y a tout ce qu'il faut pour farter et réparer les skis. Ses
camarades l'appelèrent bruyamment:
-
tout le monde est déjà parti skier, le mieux que tu as
à faire, si tu n'es pas trop fatigué, est de t'inscrire
aux cours de ski ce matin pour pouvoir commencer l'après midi.
Commence par le cours 7 ou 6, nous allons nous entraîner pour
la compétition de demain où nous sommes tous inscrits.
Eux-mêmes
avaient commencé le ski depuis plus d'un an et se
débrouillaient déjà pas mal.
-
Rendez-vous au repas de midi, surtout ne soit pas en retard.
Le
soleil était maintenant très haut et réchauffait
complètement l'atmosphère car il n'y avait pas un
souffle de vent; Le paysage avait perdu son aspect irréel du
petit matin, mais était magnifique et incitait à
l'euphorie. Malgré la lassitude d'une nuit de voyage il fit
rapidement les quatre kilomètres aller et retour pour aller en
ville où se trouvait le bureau de l'école de skis; on
était hors saison, il n'eut aucun mal pour s'inscrire et
rentrer à l'heure pour le repas.
Il
y avait peu de monde autour de la grande table, un certain nombre de
personnes partaient pour la journée et ne rentraient que le
soir, ses amis étaient là tout excités par leurs
performances à l'entraînement chronométré
et supputaient leurs chances pour le lendemain. L'Anglais Paul était
là, la voix tonitruante, le teint resplendissant, il avait un
physique d'une densité impressionnante surtout au milieu de
tous ces étudiants dont la croissance était à
peine terminée. Il avait assisté à
l'entraînement et faisait tout: les commentaires les questions
et les réponses, mimait les attitudes de chacun avec une
grande justesse et donnait des conseils. Un vrai numéro qui
engendrait un climat de bonne humeur générale. Comme
l'on se mettait à table le téléphone sonna et
l'aubergiste revint en annonçant que les deux suissesses
arrivées deux jours auparavant ne seraient pas là,
l'une avait fait une mauvaise chute et son amie l'avait accompagnée
à l'hôpital, elles espéraient rentrer dans
l'après midi.
La
nourriture était très simple, mais bonne et abondante
et tous avaient bon appétit. Après le repas tous
desservaient et participaient à la vaisselle. L'aubergiste
prit son cahier et répartit les corvées de balayage de
peluches et de déblaiement de la neige pour le lendemain.
C'était parait-il le plus pénible mais pendant les huit
jours suivants il n'est plus tombé de neige, c'était le
grand beau temps. La corvée est devenue très
recherchée.
Et
en un rien de temps tout le monde s'égailla chacun occupé
par ce qu'il avait prévu.
Pierre
mit son équipement de ski qui était assez surprenant
avec les guêtres militaires qui protégeaient le bas de
ses pantalons. Il essaya de fixer ses skis sur ses chaussures, il n'y
avait pas alors de fixations de sécurité mais un
système de longues lanières qui tenaient assez bien le
pied tout en conservant une certaine souplesse. Après cet
essai à blanc, il déchaussa, enfila ses moufles, mit
son bonnet kaki également et partit au lieu de rassemblement
des cours qu'il avait repéré le matin.
Ils
n'étaient que quatre ou cinq débutants, en voyant ses
skis le moniteur fit la grimace: trop longs fit-il et en les
examinant de plus près il ajouta:
-
Il faut les farter sans cela vous ne glisserez pas et en plus ils
sont légèrement vrillés.
Gentiment
il appliqua un peu de paraffine sur les semelles et dit:
-
cela ira pour aujourd'hui.
La
leçon commença sans incident. Il trouva cela assez
facile tant qu'il ne s'agit que de faire des traces directes ou du
chasse neige et le moniteur lui dit:
-
vous monterez dans le cours supérieur demain.
Il
était très fier et très fatigué aussi
après la nuit de voyage et les nombreuses chutes qu'il avait
faites, heureusement la neige était douce, elle n'avait pas
encore eu le temps de geler.
Il
revint doucement a l'auberge les skis sur l'épaule, le jour
tombait rapidement et il sentit le sommeil le gagner, dés
qu'il fut rentré, il tomba sur son lit et fit une bonne sieste
de plus d'une heure. Il fut réveillé par son second ami
Go. qui fut obligé de le secouer un peu en riant:
-
Alors ces premiers débuts,
Il
raconta par le menu ses expériences, son ami était
soulagé de savoir qu'il y avait pris goût parce qu'ils
avaient une grande responsabilité dans sa décision de
venir skier avec eux.
Ils
lui avaient fait de tels tableaux qu'ils auraient été
désolés qu'il n'aime pas le ski.
-
Passons dans la salle, les autres sont rentrés.
La
salle était pleine, on fit les présentations, la
plupart étaient des hôtes de passage. Ils restaient un
jour ou deux au plus, il y en avait de tous les genres et les
conversations allaient bon train.
A
sept heures, on passa à table, cela permet ensuite à
chacun d'organiser sa soirée. La nourriture, toujours très
simple et abondante était relevée par un petit vin de
pays qui était un véritable luxe sur l'origine duquel
il était recommandé de ne pas trop s'appesantir. Les
deux suissesses étaient rentrées de l'hôpital, il
s'agissait d'une mauvaise entorse. La blessée paraissait
beaucoup souffrir et elle envisageait sérieusement de rentrer
à Genève dés le lendemain, son amie qui parlait
très bien le français dit:
-
j'espère qu'une bonne nuit là dessus permettra d'y voir
plus clair et qu'elle pourra rester comme prévu, quitte à
être prudente et peut-être ne plus faire de ski.
On
eut vite fait d'oublier ces ennuis et sous l'impulsion de l'Anglais
la conversation reprit de plus belle ponctuée d'énormes
éclats de rire. Chacun avait quelque chose à raconter,
c'était la pleine euphorie; la vie était belle et la
fatigue physique de chacun y rajoutait.
Saoulé
de paroles, de fatigue et de l'effet du petit vin, Pierre, avec les
autres, desservit, balaya la pièce et fit la vaisselle. Comme
dans un rêve, il souhaita bonne nuit et se coucha en un rien de
temps; un instant après, il dormait d'un sommeil peuplé
de performances de ski, des discours de l'Anglais et d'engueulades de
l'aubergiste.
Le
lendemain matin, il fut réveillé par les bruits de skis
et de grosses chaussures qui résonnaient dans la pièce
voisine, il était 8 heures. Il se sentait léger et
dispos, mis à part quelques courbatures et une douleur
prononcée à la hanche droite, plus exactement à
la rotule sur laquelle il était tombé plusieurs fois la
veille.
Il
se leva rapidement et fit sa toilette à l'eau froide dans la
salle d'eau attenante. Le gong raisonna pour annoncer le petit
déjeuner. Il se rendit dans la salle où arrivaient
aussi la plupart des autres, excepté quelques courageux déjà
partis en ballade depuis plus d'une heure. Le chocolat était
mousseux, le pain frais et le beurre légèrement salé.
Tous y faisaient honneur.
-
A quelle heure est ton cours? Dépêche-toi, lui crièrent
ses amis, notre départ est prévu vers 11 heures,
viendra-tu nous voir? Ce n'est pas loin d'ici.
-
j'ai bien le temps, je n'ai cours que cet après midi, ce matin
il faut que je farte mes skis convenablement, ensuite j'irai skier un
peu seul et j'irai vous admirer.
-Il
se rendit dans le local réservé au matériel,
prit ses skis les plaça sur l'établi semelles en l'air
et les regarda songeur.
C'était
des skis de frêne la semelle en bois était à nu,
il voyait rangés contre le mur d'autres skis qui tous avaient
un revêtement épais et uniforme d'une matière
noirâtre ou rouge douce au toucher. Il y avait rangé sur
une étagère tout un arsenal de paquets ou de tubes de
fart de toutes natures ainsi que des petits brûleurs et une
collection de fers destinés sans doute à les étaler.
Il
y avait avec lui deux ou trois autres personnes, qui resserrant une
vis, qui améliorant la qualité de son fartage.
-
Vous devriez mettre du fart à chaud, dans l'état où
ils sont, le fart à froid ne tiendra jamais, il faut une sous
couche solide. Je vais vous montrer comment faire lui dit une des
jeunes suissesses.
-
merci bien, ce n'est pas de refus, car je ne sais vraiment pas
comment m'y prendre, mais je ne voudrais pas vous mettre en retard.
-
j'ai un peu de temps, et il faut que je répare mes skis, les
carres ne tiennent plus bien, ils sont bien fatigués, je les
ai depuis huit ans, je vais aussi refaire le fartage. Vous n'avez
qu'à faire comme moi, ce n'est pas difficile il faut seulement
du soin et choisir le bon fart, ici il y en a de l'excellent. Elle
installa ses skis à l'autre extrémité de
l'établi, prit un paquet de fart noirâtre à
l'aspect peu engageant, alluma un petit réchaud sur lequel
elle fit chauffer deux outils à mi-chemin entre le fer à
repasser et le fer à souder et elle lui tendit un autre pain.
C'était plus facile à dire qu'à faire et si elle
eut vite fait de refaire son fartage, le sien n'avançait
guère, mais elle l'encouragea:
-
vous êtes sur la bonne voie, ne vous découragez pas, les
autres jours ce sera plus facile.
Il
lui demanda des nouvelles de son amie:
-
souffre-t-elle encore?
-
Malheureusement elle souffre beaucoup, c'est sans doute plus sérieux
que l'on croyait, je vais la remettre au train de onze heures, elle
rentre à Genève.
Les
autres personnes avaient quitté le local. Elle lui dit:
Je
suis très ennuyée, nous étions venues ensemble,
mes parents nous croient à l'hôtel, nous sommes venues
ici par raison d'économie pour pouvoir faire beaucoup de ski,
les pistes sont bonnes et très intéressantes, j'ai
envie de rester, mais ce n'est pas très raisonnable seule
fille ici au milieu de garçons de toutes les sortes que je ne
connais pas, je risque d'être ennuyée par certains.
Pouvez vous me rendre service? Mon amie m'a conseillé de
m'adresser à vous, vous avez l'air gentil et bien élevé.
Pouvez vous me promettre de m'aider si j'étais importunée?
-
Bien sur, répondit-il, mais je ne pense pas que ce sera très
utile et avec mes amis on fera le nécessaire.
-
Vos amis sont très corrects, mais c'est à vous que je
fais confiance.
Ensuite
s'engagea une conversation un peu absurde qui le laissa songeur.
-
De toute manière je n'ai pas l'intention d'intervenir à
tous propos, les femmes protestent toujours, mais dans le fond elles
sont ravies d'être un peu bousculées, vous devez être
comme les autres.
-
Elle devint subitement furieuse:
-
c'est bien des idées de français, les Français,
je m'excuse de vous le dire, ont des idées complètement
fausses sur la plupart des sujets, sur les femmes en particulier, ils
vivent d'idées toutes faites ou surannées, ils n'ont
aucune ouverture sur l'extérieur, ne parlent pas les langues
étrangères, moi je pratique quatre langues presque
couramment, et cependant ils se croient des êtres supérieurs.
Les femmes veulent être respectées pour ce qu'elles sont
et surtout par les gens grossiers. Pouvez vous comprendre cela?
Un
peu interloqué et vexé, Pierre attaqua résolument.
-
Vous avez, vous-même, une idée un peu ridicule des
français, vous ne devez pas en connaître beaucoup.
-
Quelques-uns uns, dont mes professeurs.
-
Sont-ils comme cela, cela m'étonnerait?
-
Non pas eux, ce sont sans doute des exceptions.
-
je ne pense pas, j'ai sans doute eu le tort de dire que les femmes
aimaient être bousculées, quoique j'aie des exemples où
certaines provoquaient et recherchaient manifestement ces
bousculades, mais ce n'est ni une règle, ni la généralité
et ce ne me semble pas vôtre cas.
-
Certainement pas. Mais de toutes manières les Français
n'ont pas de quoi être fiers après ce qu'ils ont fait
pendant la guerre et vous qui êtes militaire vous appartenez
peut-être à la plus mauvaise armée du monde.
Malgré
ces paroles, il sourit, il venait de s'apercevoir qu'elle était
belle, emportée par sa colère, jusqu'à présent
il ne l'avait pas, pour ainsi dire, regardée et elle était
engoncée dans ses vêtements. L'animation lui allait
bien, quel caractère.
-
Avez vous toujours aussi mauvais caractère? Vos appréciations
sont trop excessives pour me vexer, et les femmes ne connaissent rien
aux choses militaires. Arrêtons de nous disputer bêtement,
merci pour vôtre coup de main, mes skis sont maintenant prêts
je vais aller les essayer.
-
D'accord, à ce soir je vais conduire mon amie et j'ai pris un
pique-nique, je ne rentrerais que ce soir.
Il
partit rapidement les skis sur l'épaule vers l'endroit où
avaient eu lieu les cours de la veille pour faire des essais de
glisse.
Il
fut étonné par l'amélioration et s'amusa
beaucoup, il entendit sonner 11 heures au clocher du bourg, il
fallait aller supporter ses amis dans leur championnat.
Le
parcours de la compétition était sur le chemin de
l'auberge, il y fut rapidement; la compétition était
déjà commencée; le tracé était
facile et emprunt able par des quasi débutants, bien damé
avec de nombreuses portes, les plus lents partaient en premier, car
il s'agissait d'une épreuve de promotion étendue au
plus grand nombre. En attendant le passage de ses amis, il repensa à
la discussion du matin en souriant intérieurement, quel drôle
de fille, ça le mettait de bonne humeur et le réconciliait
avec la vie, de nature facilement inflammable, il attrapait
inévitablement le béguin pour les quelques filles
agréables qu'il rencontrait, et, en venant, il se croyait très
amoureux de Béatrice et sans espoir de retour, tout d'un coup
il se rendait compte que c'était bien exagéré et
même sans beaucoup d'importance. Une fille chasse l'autre,
pensa-t-il, mais cette fois ci je vais faire attention. Elle l'avait
quand même remarqué, plutôt que ses amis, il
n'était donc pas si négligeable que cela, cela lui
donna un peu de la confiance en lui dont il manquait tant.
Le
haut parleur donnait le nom des partants. Au bout d'un moment il
entendit : Pa., Il attendit, mais rien, il avait du tomber.
Effectivement tout de suite après que le suivant fut annoncé,
il vit l'un après l'autre et assez près passer un
skieur inconnu et son ami tout couvert de neige et avec un style de
bonne facture. Go. fut annoncé cinq minutes plus tard, il
passa sans encombre mais l'allure était plutôt
besogneuse.
Sans
les attendre, il rentra à l'auberge, où il arriva juste
à l'heure ce que lui fit remarquer l'aubergiste. Ses amis
arrivèrent un quart d'heure plus tard, ils avaient l'excuse du
championnat. Effectivement, Pa. , par manque de concentration avait
fait une faute de carre et était aller se répandre dans
la neige profonde, il pestait, car le reste du parcours lui avait
beaucoup plu.
Mais
les choses sérieuses se passaient l'après midi, et à
l'auberge il y avait de véritables champions, la mère
aubergiste annonça que l'on fêterait les résultats
le soir.
Pierre
de son côté partit à son cours dès le
repas terminé. Là, il eut la surprise de voir qu'il n'y
avait pas de cours six où on lui avait dit de se rendre; on le
mit d'office en cours cinq. Il se trouva entraîné tout
de suite dans un tire-fesses où il eut de nombreuses frayeurs
manquant chuter au départ comme à l'arrivée. Ce
fut un peu un calvaire les pentes lui faisaient peur et tous les
autres plus expérimentés savaient déjà
tourner, il essayait bien mais tombait tant et plus, il compta vingt
cinq chutes. Aussi fut-il soulagé à la fin du cours.
Alors il reprit courage et continua à skier d'une manière
plus détendue et prit vraiment du plaisir sur cette piste qui
au début lui avait paru si difficile.
Sans
être un virtuose il tournait facilement en chasse neige virage
et faisait assez bien le christiania amont. Il s'inscrivit au cours
du lendemain matin de manière à pouvoir aller se
balader l'après midi. Tout content et bien fatigué, il
rentra à l'auberge, le soleil était parti, il ferait
bientôt nuit.
L'auberge
était pleine. L'un des hôtes avait remporté
l'épreuve et l'Anglais s'était très bien classé,
la jeune suissesse était là, en survêtement, elle
avait pris un début de coup de soleil et discutait avec ses
amis.
-
Comme j'étais seule, j'ai profité de ma liberté
pour m'en donner à coeur joie, j'ai fait toutes les pistes
difficiles de la station sans à peine m'arrêter, mon
amie skiait moyennement et n'aurait pas pu faire cela, je suis
fourbue; demain je serai plus raisonnable.
L'Anglais
réclama l'attention et donna lecture du palmarès des
hôtes de l'auberge salué par une ovation et un triple
hourra, l'aubergiste dit:
-
j'offre le vin blanc et une tarte aux myrtilles, il faut aller les
chercher à la boulangerie du dessous où je les ai
commandés. Qui est volontaire?
-
Moi, dit la suissesse, accompagnez-moi, dit-elle à Pierre.
Ils
se vêtirent chaudement, la nuit et avec elle le gel étaient
tombés, le ciel étoilé était splendide,
ils descendirent par de petits sentiers glissants jusqu'à la
boutique en se tenant l'un l'autre pour ne pas tomber. Bonjour,
monsieur dame, leur dit la patronne à leur entrée, cela
les fit rire, ils expliquèrent qu'ils venaient chercher la
commande de l'auberge pour fêter les résultats du
championnat, La patronne était une amie du ménage de
l'auberge et les chargea de leur transmettre son bonjour.
Ils
repartirent toujours bras dessus, bras dessous, chargés des
paquets, Ils étaient heureux. En remontant, il lui raconta sa
journée, il ne fut plus question de la dispute du matin.
Ils
rentrèrent ensemble dans la salle commune. Son ami Pa. lui dit
en souriant:
-
tu n'as pas participé au championnat, mais tu n'as pas tout
perdu, au contraire.
Il
ne lui répondit pas, car il ne savait trop que penser, il
appréciait simplement ces moments où tout le monde
semblait heureux de vivre. La soirée fut joyeuse et animée;
chacun y allait de son histoire. Le repas, les corvées ne
furent qu'éclats de rire. Ils allèrent se coucher fort
tard, très fatigués.
Le
lendemain matin, Pierre se réveilla à sept heures et
demi en pleine forme, il avait dormi d'un seul trait et ne gardait le
souvenir d'aucun rêve. Il faut que je me dépêche
pensa-t-il, j'ai juste le temps de faire mon lit, de me laver, de
déjeuner et de refaire le fartage de mes skis avant le cours.
Il fit le plus vite possible, et après le déjeuner se
retrouva dans le local à skis avec la jeune suissesse.
-
Bonjour, avez vous passé une bonne nuit, fit-il?
-
Parfaite, dit-elle en s'étirant, vous avez l'air bien pressé.
-
Plutôt, les cours n'attendent pas, mais excusez-moi, quel est
vôtre nom, je ne le connais même pas.
-
Thérèse., et mon nom est un peu compliqué: Z., nous habitons au bord
d'un lac en Suisse. Vos amis vous appellent Grand-Père,
est-ce vôtre nom?
-
Pas du tout, c'est un surnom, en réalité je m'appelle
Pierre B, c'est un jeu de mot facile: Pierre le Grand-Père.
Tout le monde à l'école m'appelle comme cela, cela
m'amuse plutôt.
-
Vous avez bon caractère, je ne sais pas si j'aimerais cela.
Tout
en bavardant, il avait remis ses skis en état et il sortit de
l'auberge en lui disant:
-
Vous ne rentrez que ce soir, bonne journée, et bon ski.
Arrivé
aux cours, nouvelle surprise, il n'y avait pas de cours cinq, il
fallait choisir entre le six et le quatre, son moniteur de la veille
lui conseilla d'aller au cours quatre. Il commençait à
trouver la plaisanterie un peu forte.
Heureusement
le moniteur était très compréhensif et cherchait
surtout à les emmener en ballade sur les pistes de l'aiguille
l'après midi. Aussi, tout le travail fut-il fait en douceur.
Il fit ainsi beaucoup de progrès et ne tomba presque pas.
Séduit,
il s'inscrivit pour la ballade de l'après midi, le rendez-vous
était au départ du téléphérique
qui se situait sur le même versant un peu au-delà de
l'auberge, on pouvait même rentrer directement à skis à
l'auberge en empruntant ces pistes et ses amis lui avaient dit que si
elles étaient longues et pentues elles n'étaient pas
très difficiles quand la neige était bonne.
Après
le déjeuner à l'auberge en petit comité car,
compte tenu du temps, presque tous étaient partis pour la
journée avec un repas froid commandé la veille, il
améliora le fartage de ses skis et partit pour le
téléphérique. Le reste du cours était là
plus deux autres personnes. L'installation était ancienne et
sans aller très haut (3200 mètres) comportait deux
tronçons. Le moniteur dit:
-
ceux qui se sentent fatigués peuvent nous attendre au premier
tronçon nous les prendrons au passage, mais ce n'est pas plus
difficile là haut.
Pierre
alla jusqu'en haut ainsi que la plupart des autres, le soleil
rayonnait face à la pente, la piste était large et
dégagée, il n'avait plus neigé depuis plusieurs
jours.
-
Tout le monde à la queue leu leu derrière moi, pas de
traînard. Il désigna un serre-file expérimenté.
-
Il s'agit de faire trois très grandes traversées en
trace directe avec christiania amont pour se ralentir quand il le
faut, ne vous laissez pas prendre par la vitesse, la neige est
idéale, on dirait du savon tant elle est douce.
La
descente commença, sans autre encombre que quelques chutes
sans importance. Le moniteur les attendait de place en place, la
confiance les gagnait progressivement, ils en oubliaient de regarder
le paysage. A l'occasion d'une halte le moniteur les mit en garde:
-
Méfiez-vous de cette piste elle est très large et il y
a peu de balises, il faut les suivre impérativement car elle
est bordée d'à pic sur le côté et en
dessous que l'on ne voit qu'au dernier moment, de plus le brouillard
tombe rapidement sur ce versant. Il faut obligatoirement retrouver la
station intermédiaire pour traverser la faille le reste de la
piste se trouve de l'autre côté.
Après
environ une heure ils arrivèrent à la station ou le
reste de la troupe les rejoignit. La fatigue se faisait sentir pour
beaucoup; si la pente était moins raide, la piste devenait
moins large et la neige plus lourde, il fallait accomplir de nombreux
virages et les chutes se multiplièrent, Pierre en particulier
revint sur terre il n'avait que trois jours de ski et il avait
énormément de mal à suivre accumulant fautes sur
fautes et perdant toute facilité. Heureusement ce tronçon
était plus court et il le termina vaille que vaille en
obliquant directement vers l'auberge au pied de la piste. Il y avait
là tout un groupe d'hôtes se prélassant au soleil
qui l'accueillirent avec des commentaires mi-moqueurs,
mi-encourageants, ses amis le félicitèrent. Il eut à
peine la force de leur répondre et alla rapidement se doucher
et changer de vêtements. Le fart de ses skis n'avait pas
résisté au traitement, il était à refaire
mais comme ils étaient humides il dut attendre le lendemain
matin.
Maintenant
il avait pris le rythme de l'auberge, comme il y avait beaucoup de
passage, il faisait avec ses amis figure d'ancien.
Le
lendemain matin, il avait de fortes courbatures, mais courageusement
il repartit au cours qui se passa sans encombre, mais il semblait
avoir atteint un plafond et ne progressait plus beaucoup. Aussi
l'après midi il se reposa à l'auberge en prévision
du lendemain où le moniteur devait les emmener toute la
journée dans une station voisine fameuse pour sa piste
olympique. Évidemment ils ne l'emprunteraient pas sauf dans la
partie haute, la plus facile. c'était toujours le grand beau
temps,
La
neige commençait à fondre dans les parties basses des
pistes exposées au soleil et se transformait en glace la nuit.
Il
se prélassa au soleil devant la façade sud de l'auberge
et bavarda avec la patronne et deux ou trois personnes en épluchant
des pommes de terres, des carottes et des navets.
Le
soir se passa à écouter l'Anglais jouer de l'harmonica
et chanter des mélodies écossaises ou irlandaises
reprises en choeur par ceux qui savaient le faire.
Le
lendemain fut très agréable, décidément
il préférait de beaucoup les ballades aux cours. Ils
descendirent deux fois une piste magnifique, très facile, qui
serpentait au milieu des sapins. Il pensa que les jours suivants il
aimerait refaire cette ballade avec ses amis s’ils étaient
d'accord, bien sur, il n'y avait aucune difficulté, mais
c'était si joli. Le soir il leur proposa de le faire, sans
succès, ils y avaient déjà skié deux
jours de suite et préféraient essayer autre chose. La
jeune suissesse entendant cela lui proposa d'y aller avec lui car
elle ne connaissait pas le secteur, ce qui l'intéressait
c'était la piste olympique qu'elle voulait essayer.
-
Allons-y ensemble, on se donnera des rendez-vous au café du
bas et pendant que vous ferez le grand tour je prendrais la piste
directe.
Ils
s'inscrivirent pour avoir un panier pique-nique et se convinrent de
se retrouver le lendemain matin à huit heures trente, prêts
et petit déjeuner terminé.
Aussi,
comme il l'avait fait avec son cours la veille ils reprirent le petit
chemin de fer à crémaillère, à cette
heure il n'y avait presque personne.
-
On est peut-être un peu en avance, mais je préfère,
car j'aime profiter de tout au maximum. on sera là au départ
de la première benne du téléphérique.
Ils
avaient le temps de bavarder. Il apprit ainsi qu'elle faisait des
études d'interprète avec l'amie qui l'avait quittée,
elle en avait encore pour deux ans et entendait bien travailler dans
ce domaine ce qui posait des gros problèmes avec sa famille;
elle la respectait beaucoup et en était très fière,
mais disait-elle, ils sont d'une autre époque. Toute leur vie
tourne autour de la maison familiale une énorme bâtisse
au bord du lac, dont l'entretien est dévorant, Ils font tout
pour la conserver dans la famille et la transmettre à leur
fils son jeune frère de douze ans. Pour cela l'héritier
de la maison depuis des générations reçoit tout
l'héritage et la tradition veut que les filles se fassent
bonnes soeurs ce qui ne coûte rien à la famille, cela ne
lui chantait guère et elle faisait tout pour pouvoir être
indépendante financièrement et avoir un métier.
En
attendant la vie d'étudiante à Genève était
très gaie, il y avait énormément de travail et
les gens étaient très intéressants en
particulier un jeune séminariste qui suivait les mêmes
cours et avec lequel elle était très amie et qu'elle
admirait beaucoup car c'était un homme quasiment universel,
très drôle, d'une grande culture et qui chantait
magnifiquement en s'accompagnant à la scie musicale.
-
Quel dommage qu'il soit séminariste, disait-elle.
Pierre
était carrément jaloux, tout en appréciant
énormément le charme qu'elle dégageait; comme
elle est belle, pensait-il, et quelle fille bizarre avec son air
têtu, son aplomb, et ses réactions surprenantes.
Arrivés
en haut du téléphérique, ils chaussèrent
leurs skis et firent une centaine de mètres ensemble, elle
skiait remarquablement, godillant naturellement en toute
décontraction.
-
je n'arriverai jamais à ce niveau, il aurait fallu que je
commence plus tôt et que je sois plus doué.
-
Essayez avant de désespérer, c'est beaucoup plus facile
que l'on croit, il faut skier souvent, après cela vient tout
seul, dit elle gentiment. Vôtre piste part sur la gauche, à
quelle heure se retrouve-t-on en bas?
-
Dans une heure et quart, c'est ce qu'il me faut, je pense.
Pierre
mit en fait moins d'une heure, il avait fait des progrès
depuis la veille.
En
bas il l'attendit près d'une demi-heure, assis à la
terrasse. Elle arriva animée et toute souriante:
-
j'ai fait quatre fois la piste elle est formidable, la dernière
fois je n'ai pas arrêté et j'ai mis moins de dix minutes
pour descendre, l'ennui est le temps de montée, il faut vingt
minutes, c'est pour cela que je suis en retard, pour me faire
pardonner, je vous propose de vous y emmener, vous pouvez très
bien le faire, je vous montrerai où passer, on prendra tout
son temps.
-
Si vous êtes sur que je peux le faire j'irai volontiers mais
auparavant reprenons des forces, il est midi, faisons honneur à
ce que nous a préparé l'aubergiste.
C'était
très simple, mais tout était très bon, le pain
était frais du matin ce qui est un exploit vu l'heure matinale
de leur départ. Le reste consistait en jambon, en pâtés
et fruits avec une petite gourde de vin du pays. Ils y firent
largement honneur leurs appétits étant ouverts par
l'exercice qu'ils avaient pris. Ils repartirent à deux heures.
Pendant que le téléphérique montait Pierre
sentait monter la crainte ou l'appréhension, mais il ne
l'aurait avoué pour rien au monde. La piste avait une telle
réputation.
En
haut il se chaussa très soigneusement réglant
minutieusement la tension de ses lanières et il commença
à se laisser glisser.
-
Suivez moi lui dit elle et passez exactement où je passe je
connais les bons endroits. Le début se déroula
correctement mais la pente était très forte et il
n'avait pas toujours le courage de déclencher ses virages
surtout vers la droite où il se sentait peu sur, il ne voulait
pas trop tomber avant le fameux goulet pour ne pas être fatigué
au moment de le franchir; il fit donc de nombreuses conversions qui
les retardaient et faisait presque tout en dérapage pour ne
pas prendre trop de vitesse.
Arrivée
au goulet, son amie l'arrêta. A cette heure il était à
l'ombre et la neige qui était fondante dans la matinée
se transformait en glace. Elle lui dit:
-
N'essayez plus de déraper vous ne tiendriez pas, faites
uniquement des conversions et des traces directes sur la partie
glacée, les bords sont meilleurs, allez doucement vous ne
risquez rien. Je vais prendre le plus droit possible, pour moi c'est
le mieux, le reste de la piste est facile, arrivée en bas je
prendrai le téléphérique et je referai une
piste. Attendez-moi au café.
-
D'accord, je vais être très prudent, à bientôt.
La
descente du goulet fut un long calvaire. Faire des conversions dans
une pente aussi abrupte, à moitié glacée dans
les meilleures portions avec des skis de cette taille était
difficile et fatiguant, il n'en voyait pas la fin et ressentait de
fortes crampes, de toute évidence, c'était trop
difficile pour lui compte tenu de son inexpérience. Mais enfin
il arriva à la fin du passage sans être tombé
heureusement car dans ce cas il aurait dévalé une bonne
longueur de piste avant de pouvoir s'arrêter et compte tenu des
bosses cela fait très mal.
Le
reste lui parut de l'enfantillage, il avait d'un seul coup perdu son
appréhension pour la pente qui pourtant était encore
forte, mais par comparaison elle paraissait accueillante et il fut
très vite en bas. Il s'installa au café et l'attendit,
une vingtaine de minutes plus tard elle arriva et dit:
-
j'arrête la piste est de plus en plus glacée ce n'est
plus amusant et je veux rentrer sans blessure. J’ai beaucoup de
travail à faire en rentrant, le but de nôtre séjour
était de nous mettre en bonne forme pour ensuite mieux
travailler et pour l'instant c'est réussi en ce qui me
concerne.
Ils
commandèrent un thé au citron et des petits gâteaux
de pays, installés sur la terrasse qui était encore au
soleil. Elle lui demanda quelles études il faisait:
-
je ne comprends pas bien, vôtre école a une grande
réputation comme école d'ingénieurs, mais vous
êtes militaire, même ici vous êtes en uniforme,
j'ai vu vos deux camarades ainsi au bourg.
-L'école
a un statut militaire de tradition, car elle fournissait à
l'origine l'armée d'officiers destinés à toutes
les armes techniques, maintenant, il n'y en a presque plus, les
élèves sortent dans les corps civils de l'état
ou sont recrutés par les entreprises.
-
Ils ne peuvent pas être formés pour des taches si
différentes, surtout en deux ans.
-
Une grande partie des élèves fait une école
d'application spécialisée par la suite. Les autres
apprennent sur le tas. On nous a appris à apprendre et cela
marche. Cependant cette forme d'école est une exception et ne
réussit que parce qu'elle attire à son concours les
tous meilleurs élèves.
-
je ne suis pas persuadé que ce soit un excellent système,
que pensez vous faire après l'école?
-
je n'en ai aucune idée, le choix des postes dépend du
rang de sortie, le mien sera assez modeste et à ce niveau on
ne peut prévoir le choix des précédents,
j'attends pour savoir.
-
Vous n'avez pas d'envie spéciale?
-
Malheureusement non, jusqu'à présent rien ne m'attire
spécialement, j'ai fait l'école uniquement parce que
j'étais capable d'y entrer, et aussi parce que les
mathématiques et la physique me plaisent. Mais je suis d'un
tempérament optimiste j'espère que cela se passera bien
par la suite, bien sur, il vaudrait mieux avoir une véritable
vocation. Vous-même avais vous la vocation de devenir
interprète?
-
Pas à l'origine, mais cela fait maintenant deux ans que je
fais tout pour y arriver.
Ils
reprirent le train et rentrèrent à l'auberge juste à
temps pour le repas du soir qui fut très joyeux comme
d'habitude. On parlait de départ, ses amis partaient à
la fin de la semaine, lui disposait d'une semaine supplémentaire
et la jeune suissesse n'avait plus que trois jours. Ses amis
l'invitèrent à faire la piste de l'aiguille le
lendemain et T. le retint pour le jour suivant en vue d'une excursion
qu'elle irait reconnaître le lendemain. Il alla se coucher de
bonne heure avant la fin de la veillée pour retrouver des
forces pour les jours suivants. Tant pis pour les cours, pensa-t-il.
La
ballade à la piste de l'aiguille fut tout de suite perturbée
dés le départ par la venue soudaine d'un brouillard
auquel rien ne les avait préparés, plus aucun autre
point de repaire que la pente et les traces de skis, il se rappela
les recommandations de son moniteur avant tout il fallait viser à
retrouver la station intermédiaire pour traverser la faille,
il l'expliqua à ses amis et fit avec eux de grandes traversées
tant que la neige était damée et partant dans l'autre
direction dès qu'ils rencontraient la neige vierge, ils
retrouvèrent ainsi les premières balises, mais la neige
se mit à tomber et le vent se leva, on ne distinguait
quasiment plus rien. Très groupés, ils décidèrent
d'appuyer vers le côté gauche du versant ou se trouvait
la station, la seule inconnue était la hauteur. Au bout d'un
moment ne distinguant plus rien ils s'arrêtèrent,
voulant éviter le ravin. Heureusement dans une petite
éclaircie ils aperçurent à environ cent mètres
un peu au-dessous la masse sombre de la station tant espérée.
Le reste de la piste était très bien balisé et
il y avait beaucoup plus de monde et à mi route le ciel se
dégagea d'un seul coup. Restait que la neige était très
lourde et que Pierre avait une technique encore trop rudimentaire
pour y faire face, ses amis skiaient plus vite et lui tombait tant et
plus, il s'épuisa rapidement à vouloir essayer de les
suivre. Arrivé près de l'auberge, Pa. dit en le
regardant:
-
Tu es couvert de neige, il faudrait que tu améliores tes
virages, sinon tu vas t'épuiser. C’est dommage, la haut
il faisait un temps dégueulasse, mais maintenant le soleil est
revenu et avec la couche de neige qui est tombée cela doit
être formidable. Je remettrai bien cela.
-
Très peu pour moi, dit Pierre, mais allez-y, c'est une bonne
idée.
Ils
repartirent à deux, le laissant se bronzer au soleil. On
appela pour le déjeuner, il resta dehors car il avait pris un
pique-nique et il attendait le retour de ses amis pour le consommer,
tout en grignotant pour passer le temps. Ils revinrent vers deux
heures et demi-épanouis et affamés.
-
On a bien eu raison cela change tout, la neige fraîche était
remarquable, juste comme il fallait pour virer et extrêmement
douce. Mais ils avouèrent qu'ils étaient aussi
fatigués. Ils vinrent à bout de la totalité de
leurs provisions et se firent offrir un petit café par
l'aubergiste avant d'aller faire une petite sieste réparatrice.
Le
reste de l'après midi se passa à faire un bridge avec
la jeune suissesse qui était rentrée. Elle avait cassé
ses skis. Plus exactement elle n'avait plus de carre interne sur le
ski droit et le bois était en trop mauvais état pour
qu'il soit possible de les réparer.
-
Cela m'est arrivé dès la première descente ce
matin, j'ai continué à explorer les pistes tout
doucement en vue de demain, il y a de tout, certaines sont faciles,
mais il faut bien choisir sa trace. Vous pouvez les faire en étant
prudent car les pentes sont fortes à certains endroits.
Malheureusement je ne pourrais skier avec vous, je prendrai le
téléférique avec vous car rien que pour la vue
j'y retournerais bien, on peut déjeuner là haut. Qu'en
pense vous?
-
je ne suis pas très emballé à l'idée de
faire la piste seule, comme vous je préfère monter la
haut en promeneur. Mes amis partent dans la matinée et vous le
lendemain, j'aurai tout le temps ensuite pour faire du ski en solo
pendant les quelques jours qui me restent. Je peux me mettre en
uniforme si cela vous amuse.
-
Tout à fait, j'aimerai voir vôtre allure, je ne vous
imagine pas du tout en militaire, ce n'est pas vôtre genre.
-
Vous verrez.
Le
lendemain il se leva de bonne heure pour aider ses amis à
porter leurs bagages jusqu'à la gare et rentra se changer à
l'auberge, après avoir pris le petit déjeuner. Ils
avaient rendez-vous à 11 heures de façon à
pouvoir faire une course avant de monter au restaurant d'altitude. Il
fit rapidement ses comptes pour savoir ce qu'il pouvait
raisonnablement se permettre.
Quand
il retrouva Thèrése dans la salle de l'auberge ils poussèrent tous
deux un cri de surprise! Elle avait revêtu avec son pantalon
habituel un joli chemisier et un très beau pull-over, elle
avait fait un joli chignon agrémenté d'un ruban et
portait un très beau collier ancien, elle était
légèrement fardée et faisait très femme,
elle souriait sure de sa beauté:
-
Comme vous êtes beau, lui dit elle, examinant son uniforme,
cela vous va formidablement, le képi surtout l'intriguait, je
vais être fière de me promener avec vous, cela vous
donne un air impressionnant que je ne vous connaissais pas.
Ils
prirent lui son manteau et ses gants elle son anorak, et ils
sortirent, elle lui prit le bras. Il se dégagea et lui dit:
-
C'est absolument interdit par le règlement, mais si vous le
préférez, je peux me remettre en civil, ce sera moins
contraignant.
-
Oh! Non, je comprends, si c'est la règle respectons là,
cela m'amuse quand même plus comme cela, je raconterai cela à
mes amis qui n'en reviendront pas.
Ils
arrivèrent rapidement au bourg en se regardant du coin de
l'oeil en souriant.
-
Je dois acheter quelques souvenirs pour mes parents, surtout pour mon
petit frère et pour mon amie de Genève. Il y a une
boutique bien achalandée sur la place.
Ils
rentrèrent. Bonjour messieurs-dame leur dit la vendeuse, ils
se regardèrent encore en riant, elle expliqua ce qu'elle
voulait et l'employée répondit en louchant sur son
uniforme, il remarqua alors son léger accent qui d'ailleurs
faisait partie de son charme. Elle trouva son bonheur et ils
sortirent salués de la même façon, à
croire qu'ils étaient mariés.
Ils
se rendirent à la station de téléphérique
et montèrent dans la cabine, il y avait beaucoup de monde,
serré comme des sardines; la conversation était quasi
impossible tellement les oreilles des voisins étaient proches,
ils se contentèrent de se regarder. Son attention se porta sur
la peau de son visage, vu d'aussi près la surface n'en avait
plus cette quasi-perfection que lui laissait supposer sa légère
myopie mais montrait une diversité de grain qui le surprit et
qui l'émut, elle était vraiment humaine et quand même
si jolie avec quelques mèches blondes courtes et bouclées
qui échappaient à sa coiffure et encadraient son
visage, ses yeux d'un bleu gris limpide souriaient légèrement;
a quoi pensait-elle?
Il
ne le sut jamais, ils arrivaient à destination et avant
d'aller déjeuner, ils firent un tour de promenade sur le
belvédère qui faisait face au massif principal où
de gros nuages épars et le soleil semblaient livrer bataille.
C'était grandiose. Ils y restèrent un quart d'heure
cherchant à reconnaître les sommets les plus importants
et les énormes glaciers qui les séparaient. Ils furent
surpris brusquement par l'arrivée de nuages qui en moins d'une
minute les entourèrent complètement amenant avec eux le
vent, le froid et des rafales de neige.
-
Rentrons
La
salle de restaurant était une vaste pièce carrée
soutenue en équilibre au-dessus du vide et offrait des vues
vertigineuses sur trois côtés, le quatrième
adossé à la montagne étant utilisé pour
le service. Ils obtinrent facilement une table de deux personnes un
peu en retrait pour la vue, il lui laissa la place dos à la
montagne de façon à lui laisser le paysage. Au début
on ne distinguait rien au milieu de la tempête et puis par
instants le ciel s'éclairait brusquement d'embellies soudaines
pour finir par laisser place à nouveau au soleil.
La
nourriture était bonne, malgré le monde l'ambiance
était calme et feutrée. Ils reprirent leur conversation
avec une certaine retenue ou une certaine nostalgie, ils pensaient
l'un et l'autre que c'était le dernier jour et ne désiraient
pas en parler mais seulement savourer les moments qui restaient.
Ils
parlèrent un peu plus de leurs familles respectives, ils
avaient tous deux beaucoup d'estime pour leurs parents et d'affection
pour leurs frères et soeurs, ils décrivaient leurs
aspects et leurs caractères.
Pierre
pensait:
-
Je suis en train de redevenir amoureux, je suis incorrigible, mais il
n'avait aucune envie de résister à ce sentiment qui le
submergeait avec encore plus de puissance que tout ce qu'il avait
connu. Avec elle, il n'y a rien qu'il ne se sente capable de faire.
Et
cependant il était étrangement lucide:
-
Nous n'avons rien qui nous prédispose à vivre ensemble:
ni la nationalité, ni la culture, ni le milieu, ni les goûts,
nos discussions sont de perpétuels quiproquos. Tout cela sera
sans lendemain, et pourtant que je suis heureux pour l'instant.
Elle
aussi était songeuse, elle lui sourit et lui dit:
-
je veux profiter de cette occasion pour vous remercier de vous être
occupé de moi si gentiment.
-
je vous en prie, tout d'abord cela a été un plaisir
pour moi, vous êtes une fille très agréable et
suffisamment originale pour que l'on apprécie vôtre
compagnie, d'autre part, je n'ai rien fait, vous auriez pu très
bien vous passer de moi.
-
Pas du tout. Avec mon amie, j'avais été importunée
la veille de vôtre arrivée. Si vous n'aviez pas accepté
je ne serais pas resté ce qui aurait été dommage
à tous points de vue; c'est aussi pour cette raison que je
vous ai demandé de m'accompagner le soir du championnat pour
aller à l'épicerie, comme cela tout le monde savait que
j'étais avec vous et plus personne ne s'est avisé
ensuite de m'aborder et vous êtes devenu un véritable
ami dont j'ai apprécie la délicatesse.
Il
sourit.
-
On ne m'a jamais fait autant de compliments, c'est trop beau pour
être vrai, mais cela me fait grand plaisir.
Le
repas était terminé, le temps se couvrait à
nouveau. Elle insista absolument pour payer elle-même son
repas, bien que Pierre lui ait assuré qu'en France cela ne
faisait pas de laisser payer les femmes.
-
Les Français sont bizarres, en Suisse cela ce fait très
bien. Malheureusement je crois qu'il est impossible de se promener
dehors à cette altitude, habillés comme nous sommes, il
fait trop froid, nous avons été un peu trop optimistes.
-
Je vous propose de redescendre car si le vent se lève encore
nous risquons même d'être bloqués ici, le
téléphérique peut-être stoppé par
sécurité.
-
Vous avez raison, descendons.
A
la descente il y avait beaucoup moins de monde, on était en
plein nuage et bien que rien ne les y obligeait, ils se turent
jusqu'à l'arrivée, envahis par la mélancolie.
Ils repassèrent au bourg, elle y fit encore quelques courses
et retint une place dans l'autobus de retour et alors que la neige
tombait à légers flocons ils rentrèrent à
l'auberge en parlant des orages. Il raconta ceux qu'il avait connu,
une fois la foudre lui était tombée tout près
alors qu'il était près d'une porte donnant sur
l'extérieur et il n'avait plus vu qu'une énorme boule
de feu qui remplissait toute l'embrasure. Toujours aussi catégorique
elle dit:
-
Je n'ai absolument pas peur de l'orage, j'ai trop l'habitude; nôtre
maison est tout au bord d'un lac, il y a des tourelles et à
chaque fois la foudre tombe dessus et cela depuis des siècles.
Parfois cela déclenche des incendies et l'on est toujours sur
le qui vive. Il y a de très grands paratonnerres qui marchent
très bien mais la foudre les détériore et ils
coûtent très cher à entretenir. Ce doit être
la proximité de l'eau qui l'attire. Cette nouvelle touche
extraordinaire le renforça dans l'intuition qu'il avait de ne
jamais la comprendre tout à fait, comme s'ils ne vivaient pas
exactement sur la même planète et cela mettait en éveil
le bon sens paysan qui l'habitait. Et il pensait qu'elle ne le
comprenait pas mieux.
La
soirée à l'auberge fut surtout animée par des
groupes de nouveaux arrivants désolés de voir le
mauvais temps installé. Ils se quittèrent de bonne
heure, il irait la conduire au bus le lendemain matin.
Elle
ne partait qu'en fin de matinée, aussi en profitèrent-ils
pour faire encore quelques courses avant le départ. Le temps
était revenu au grand beau, presque printanier car le froid
avait laissé la place à une douce tiédeur. Le
dégel se constatait partout.
Ils
étaient nostalgiques.
-
Cela me manquera de ne plus vous voir, dit-elle, l'existence est
bizarre qui rapproche et éloigne les gens aveuglément,
nous aurions pu être de bons amis, qu'en pensez-vous?
-
Vous me manquerez certainement beaucoup, pour moi vous êtes une
amie et pourtant j'en ai très peu car je suis plutôt
sauvage et je n'écris pratiquement jamais ce qui ne favorise
pas l'entretien des relations.
-
C'est bien dommage, vous pourriez peut-être quand même
m'écrire, j'aimerai continuer d'avoir de vos nouvelles, je
vous répondrai, voulez-vous mon adresse, on ne sait jamais,
vous aurez peut-être envie de le faire, dit-elle en souriant
d'un air moqueur.
-
Je veux bien la prendre et vous donner la mienne, comme vous dites,
on ne sait jamais, mais il ne faut pas trop rêver, vous seriez
déçue.
Ils
échangèrent leurs coordonnées, elle lui donna
l'adresse de ses parents à Lucerne; il lui donna à la
fois l'adresse de l'école et celle de ses parents à
Amiens. Le bus arrivait, il l'aida à monter, ils se serrèrent
longuement la main et elle alla s'installer. Elle le salua de la main
à travers de la vitre comme l'autobus partait.
Il
ressentit aussitôt un grand vide. Le sentiment de plénitude
qui l'avait habité pendant ces vacances l'abandonnait, il
retombait sur terre. Quel dommage pensait-il, qu'elle ne soit pas
restée jusqu'à la fin de mon séjour. Il soupira
et se dit:
-
Il faut que je me secoue, cet après midi je vais aller faire
la piste de l'aiguille, je vais en baver et je penserai à
autre chose. Il eut bien du mal à y arriver. Il skiait mal, la
neige à moitié fondue était très
désagréable dans les parties basses et il se fit très
mal lors de certaines chutes, la fin du séjour fut plutôt
un pensum. Il fut soulagé quand il toucha son terme.
***
Il
rentra directement à l'école, l'esprit plus tellement
concentré sur ses études, plus le temps passait plus il
avait besoin de la voir ou de l'entendre, il perdait aussi le
souvenir exact de son timbre de voix et cela le désespérait.
Petit
à petit l'idée de lui écrire s'imposa mais que
lui dire? Il ne pouvait lui expliquer l'état dans lequel il se
trouvait, à quoi cela servirait-il? Sa pudeur l'en empêchait.
Il tournait en rond.
Un
matin il se réveilla avec la solution, comme pour un problème
de math: il devait éviter de compliquer les choses mais tirer
les conséquences des évidences qu'il fallait voir en
face.
Ces
évidences, c'était:
Il
aimait Thérèse, cette fois ci il en était sur, et si elle l'aimait
autant il n'y avait pas d'obstacle insurmontable.
Les
obstacles étaient considérables, il acceptait de s'y
affronter et il avait l'intuition qu'il fallait ne pas perdre de
temps pour cela, car le temps travaillait contre eux; il s'agissait
d'obstacles culturels donc très profonds et qui chaque jour
apportaient une difficulté nouvelle, il fallait être
deux pour les surmonter.
Si
elle ne l'aimait pas suffisamment, il valait mieux renoncer, le bon
sens l'indiquait.
Il
prit donc son courage à deux mains et rédigea très
rapidement une lettre expliquant tout cela très simplement,
lui demandant de lui répondre franchement si elle l'aimait
également, que lui-même l'espérait mais qu'il
l'ignorait réellement car elle pouvait très bien
n'avoir pour lui que de la sympathie, ce qu'il comprendrait très
bien. Il la relut, corrigea l'orthographe le mieux qu'il put, car il
était véritablement infirme dans ce domaine et
l'envoya.
Cela
lui procura un grand calme. Les dés étaient jetés,
il fallait attendre pour savoir sur quelle face ils retomberaient.
Il
n'attendit pas longtemps, cinq jours plus tard, il reçut une
lettre écrite d'une grande écriture régulière
et décidée.
Elle
commençait ainsi:
Oh!
Pierre quelle joie j'ai eu à lire vôtre lettre... Elle
était émue à penser qu'il l'aimait, elle avait
réfléchi deux jours et s'était décidée
à lui répondre, bien sur elle l'aimait aussi, mais il
ne se rendait certainement pas compte des obstacles qui existaient de
son côté, il fallait qu'ils en discutent très
sérieusement et très calmement.
La
lettre était longue et pleine de fantaisie, il la relut au
moins dix fois et eut beaucoup de mal à dormir. Au lieu de le
calmer, elle l'avait placé dans un état de bonheur
volcanique, il ne savait plus quoi faire. Continuer à échanger
des lettres lui parut bien insuffisant, il avait trop de mal à
s'expliquer et elle aussi. Il fallait qu'ils se revoient pour démêler
tout cela correctement et il avait tellement envie de la voir et de
la prendre dans ses bras.
Il
profita du week-end pour rentrer à Amiens, il fallait informer
ses parents qui sauraient le conseiller sur la façon d'agir.
Dès son arrivée, après avoir embrassé sa
mère, il lui expliqua ce qui lui arrivait.
¶
-
Je te sens heureux, j'en suis ravie et j'espère à la
fois que cette fille t'aime vraiment et qu'elle est quelqu'un de
bien, Évidemment ce n'est pas l'idéal d'épouser
une étrangère car cela crée toujours des
difficultés un jour ou l'autre, mais tout bonheur se mérite
et dépend surtout des gens eux-mêmes. Cependant, avant
toute chose, il faut prendre des renseignements sur la famille, s'ils
étaient "nazi" par exemple ce serait très
fâcheux, il vaut mieux le savoir le plus tôt possible.
Il
donna à lire à sa mère la lettre qu'il avait
reçue.
-
Elle a l'air de t'aimer, son style et ce qu'elle dit montre qu'elle
est très bien élevée et très gentille,
cependant elle-même fait état de grandes difficultés
à prévoir, ne t'emballe donc pas trop, je ne voudrais
surtout pas que tu sois déçu et malheureux. Je
téléphone tout de suite à E. P. mon cousin
supérieur des jésuites, je suis sure qu'il pourra se
procurer très vite les renseignements indispensables, jusque
là ne fait rien.
Ce
fut très rapide et très simple, en s'adressant au curé
de la paroisse concernée en Suisse son cousin E.P. lui rapporta les
meilleurs
renseignements. Il s'agissait d'une très vieille famille,
honorablement connue, absolument pas "nazi", la jeune fille
elle-même est remarquable et s'occupe efficacement des
personnes âgées, nécessiteuses de la paroisse. Sa
mère lui transmit ces nouvelles à l'école en lui
disant de faire pour le mieux.
Alors
tout alla très vite, on était à quatre jours de
Pâques, et Pierre disposait alors de trois jours libres. Il
reprit la plume pour avertir Thérèse qu'il voulait profiter de Pâques
pour aller en Suisse et aborder directement avec elle les
difficultés dont elle parlait, car ensuite il faudrait
attendre au moins deux mois pour se voir et cela lui semblait une
éternité.
Il
arriverait là bas le samedi soir à dix neuf heures le
mieux serait qu'elle l'attende au train, sinon il se rendrait chez
elle le lendemain matin vers neuf heures, il coucherait à
l'hôtel. Il savait bien qu'elle n'aurait pas le temps de lui
répondre.
Le
samedi, il partit en train en civil, sans vrai bagage, revêtu
d'un costume marron et d'un léger imperméable mastic
acheté pour l'occasion. Le voyage prit presque toute la
journée, les correspondances étaient mal assorties et
beaucoup de temps fut perdu aux frontières; sa carte
d'identité fut d'ailleurs retenue si longtemps pour examen
qu'il se demandait s'il allait pouvoir continuer son voyage. Son
esprit était entièrement occupé par la
perspective de la revoir, et ces ennuis ne le touchaient guère.
A
l'arrivée en Suisse grosse déception: personne
ne l'attendait sur le quai, ni dans la gare. Il attendit une
demi-heuree environ et se décida à rechercher un hôtel.
Tout
était très bien indiqué et il put choisir
facilement par téléphone un hôtel pension de
famille assez près de la gare et du lac, les hôteliers
parlaient français, il s'y rendit à pied pour
s'installer et se renseigner sur l'emplacement de la place où
elle habitait.
Il
découvrit avec surprise que cette place était sur le
bord du lac, tout près de la gare et qu'un monument nommé Z. s'y
trouvait. Il fit un tour rapide pour se rendre compte;
il s'agissait d'une énorme maison fortifiée, très
ancienne, dont toute la partie basse avait été aménagée
pour servir aux commerces de luxe. A part celles des magasins il n'y
avait qu'une seule porte assez petite qui devait desservir la partie
habitée.
Les
toits en ardoise comportaient une tour et l'ensemble avait bien
cinq ou six étages. Le commentaire sur les orages lui revint à
la mémoire, il le comprenait mieux. Il rentra perplexe,
commençant à entrevoir le type de difficultés
dont lui avait parlé son amie. Et puis, comme c'était
si près, pourquoi n'était-elle pas venue à la
gare? Peut-être la lettre n'était-elle pas arrivée.
Il décida d'attendre le lendemain comme il l'avait indiqué
pour sonner chez elle. Il dîna fort bien et alla se coucher,
mais eut bien du mal à s'endormir, il était trop
dépaysé et trop anxieux. Rien n'allait comme il l'avait
espéré.
Le
lendemain, jour de Pâques, il déjeuna rapidement et fit
un petit tour en ville afin de pouvoir se présenter à 9
heures chez elle.
Il
sonna et demanda à la concierge:
-
Mademoiselle Thérèse Z
Elle
répondit:
-
C'est au troisième étage, chez l'avocat.
¶
Il y accéda par un grand escalier de pierre et sonna le coeur
battant.
Il
n'attendit pas plus de deux secondes, la porte s'ouvrit sur son amie
en costume provincial, deux grandes nattes, une jupe courte et de
grosses chaussettes, comme cela elle n'avait aucune allure et faisait
très petite fille, elle avait l'air très contrariée.
-
C'est la catastrophe, dit-elle, nous ne sommes rentrés qu'hier
soir, j'ai trouvé votre lettre trop tard et n'ai pas pu aller
à la gare, mes parents ne savent rien, laissez-moi un peu de
temps pour leur dire, rendez-vous dans une heure derrière la
cathédrale à la sortie de la messe, je vous
expliquerai, maintenant pour l'amour de dieu, sauvez-vous.
¤¤
Il
partit donc et se rendit à la messe de neuf heures à la
cathédrale de façon à être sur de ne pas
rater le rendez-vous qu'elle lui avait fixé.
¤¤
La
cérémonie en latin, comme toujours à cette
époque était très belle, il admira surtout
l'orchestre de cuivres qui non seulement accompagnait les chants mais
aussi jouait de longues partitions. La messe se termina à dix
heures et à la sortie il aperçut T. qui lui faisait
signe de venir la rejoindre à quelque distance.
-
Excusez-moi, pour l'accueil de tout à l'heure, j'étais
très ennuyée et ne savais que faire, cependant je suis
très contente de vous voir, dit elle en souriant timidement,
mais vous m'avez complètement surprise, venez, nous allons
faire une longue promenade, je dispose d'à peu près une
heure et nous pourrons nous expliquer. Je vous avais dit qu'il y
avait des obstacles, ils sont encore plus grands que je ne le
pensais. Je viens d'en parler à mes parents qui sont très
fâchés contre moi. J'aurais dû vous mettre en
garde. Notre famille est très spéciale, sans être
ce que vous appelez une famille noble, elle est encore plus exclusive
que cela, elle remonte au douzième siècle et par
exemple depuis au moins le dix huitième siècle elle
participe au commandement de la garde pontificale. Le capitaine actuel
est un de mes oncles. Nous nous marions quasiment entre cousins et la
seule exception connue a suivi huit ans de fiançailles; si
vous voulez m'épouser, il vous faudra vaincre bien des
réticences tenaces et attendre certainement très
longtemps, peut-être dix ans. Je veux bien essayer, mais je ne
suis pas sure que nous y réussissions, il vous faudra être
très patient, et je ne vous promets rien.
C'était
exactement le contraire de ce qu'il souhaitait. Il réfléchissait
et n'arrivait pas à souscrire à cette proposition. Ils
s'étaient arrêtés devant un point de vue
magnifique sur le lac, il la regardait intensément, il soupira
et parla enfin.
-
Je commence à comprendre toute la distance qui nous sépare,
c'est un terrible handicap qui s'oppose à ce que nous soyons
heureux, seul un amour plus fort que tout peut en venir à
bout, j'ai la conviction que si vous n'éprouvez pas un tel
amour dès maintenant nous n'avons aucune chance de réussir,
c'est pourquoi je n'ai aucunement l'intention d'être patient ce
serait de la faiblesse; ayons la force de nous aimer dès
maintenant, sinon renonçons et si je ne vous sens pas prête
à dire oui maintenant, moi je le suis, mais jamais je
n'attendrai dix ans.
-
Je ne suis pas prête à dire oui comme cela et je ne
comprends pas votre hâte, je vous aime vraiment je serais très
peinée de ne plus vous voir ou de ne plus vous écrire,
mais ne soyez pas trop pressé.
Tout
en marchant, ils discutèrent longtemps sur ce thème
sans parvenir à rapprocher leurs points de vues.
-
mes parents m'ont demandé de vous inviter à déjeuner,
ils voudraient vous parler. Pouvez vous venir à midi? N’ayez
pas peur, ce sera très simple et malgré nos histoires
de famille ils sont très gentils et ils parlent assez bien le
français.
-
je vous remercie, je viendrais mais je vous répète que
sans engagement de votre part très rapide, je ne continuerai
pas nos relations, nous risquerions de trop en souffrir, et pourtant
cela me sera très pénible car je vous aime réellement.
-
Elle soupira à son tour, et elle le quitta en répétant
à midi.
Il
resta un moment à regarder la vue et songea:
-
Ai-je vraiment envie qu'elle me réponde oui, il dut avouer que
d'une certaine façon la somme de difficultés et de
malentendus prévisibles avec elle l'effrayait.
-
En la brusquant ainsi, je fuis d'une certaine manière.
De
l'avoir vue dans son cadre aussi peu à son avantage le
consolait également aussi; je suis un cynique abominable,
pensa-il, mais il en était sûr si elle acceptait de
s'engager, il serait le plus heureux des hommes et il l'accepterait
telle qu'elle était sans vouloir la changer quelque soient les
difficultés.
-
Faisons confiance à Dieu pour nous éclairer.
Le
temps était aux giboulées, le soleil et de brèves
averses de neige alternaient, il retourna à l'hôtel pour
faire un peu de toilette et échapper aux ondées qui se
préparaient.
A
midi cinq, il sonnait à la porte de l'appartement de l'avocat
le coeur un peu battant. Thérèse lui ouvrit, elle avait toujours la
même
tenue et elle l'invita à le suivre au salon où se
trouvait sa mère. C'était une personne assez grande et
élancée à la poitrine confortable, les cheveux
gris et à l'aspect souriant, elle devait être un peu
plus âgée que sa propre mère.
Elle
le salua en lui disant que sa fille lui avait expliqué ce
matin qui il était, qu'elle blâmait la conduite de sa
fille peu claire à son égard et avant de continuer,
elle invita celle-ci à aller s'habiller pour le repas et les
laisser discuter.
Elle
lui offrit de l'apéritif et excusa son mari qui ne rentrerait
que dans une demi-heure.
-
j'ai demandé à ma fille de vous inviter pour plusieurs
raisons: tout d'abord par correction envers vous qui vous êtes
dérangé jusqu'ici, pour vous connaître aussi,
habituellement j'ai toute confiance en ma fille aînée
mais je voulais savoir pour qui elle avait de l'attirance, enfin pour
que vous nous aidiez à rattraper le scandale qu'elle a
imprudemment déclenché en ville. Vous ne vous rendrez
certainement pas compte de ce que sont les convenances dans cette
petite ville. Ce matin je ne l'avais autorisé qu'à vous
inviter et au lieu de cela elle a passé plus d'une heure à
discuter avec vous en tête-à-tête aux vues de tout
le monde. Il ne s'est pas passé une demi-heure avant que nous
en soyons avertis, car ici les jeunes gens ne se rencontrent
normalement que dans le cadre de leur famille; si nous ne faisons
rien sa réputation sera perdue pour des années.
-
Cela me semble extraordinaire, dit-il, notre conduite a été
irréprochable.
-
Heureusement, mais il faut absolument montrer aux gens que vous êtes
accepté par la famille, en visite chez nous par exemple, et
pour cela je vous demanderais de bien vouloir faire une promenade
avec mon mari en début d'après midi pour que cela soit
clair pour tout le monde.
-
Si cela peut lui rendre service ainsi qu'à vous-même je
le ferai volontiers.
Personnellement,
je ne reproche rien à votre fille, je suis aussi responsable
qu'elle, je regrette que nous ayons tant de mal à nous
comprendre; c'est ce qui me fait penser que si elle ne veut pas
s'engager vis à vis de moi maintenant il vaut mieux rompre nos
relations qu'essayer vaille que vaille de les faire durer comme votre
fille semble le vouloir.
-
Mon mari et moi, je ne vous le cache pas, préférons de
beaucoup que vous en restiez là, même si vous me semblez
un garçon de valeur.
-
C'est elle qui choisira.
-
Je la connais, elle ne s'engagera jamais en si peu de temps.
-
Peut-être.
La
conversation prit ensuite un tout autre tour, celui d'une hôtesse
conversant avec un invité. Le jeune frère, tout à
fait dans l'âge ingrat et une soeur de dix sept ans, brune et
un peu ingrate aussi arrivèrent et T. rentra. Elle était
changée de tout au tout, elle portait une jolie robe verte et
avait coiffé ses cheveux en un chignon impeccable, légèrement
fardée, souriante elle était splendide, il la
retrouvait comme à Chamonix, et il découvrait sa taille
fine et ses jambes splendides.
Je
n'avais pas rêvé, pensai-il, comment quelqu'un peut-il
changer d'aspect aussi vite, elle le surprendrait toujours et il ne
savait en réalité pas ce qu'elle voulait, ses pensées
sont changeantes et elle n'y voyait peut être pas plus clair
que lui.
L'avocat
rentra dans la pièce, trapu il avait plus de soixante ans
apparemment, il souriait peu et semblait préoccupé. Sa
femme lui expliqua à mots couverts et rapidement ce que nous
avions convenu et il se dérida, il les invita à passer
à table. Le temps était compté car ils devaient
tous partir en début d'après midi pour la montagne où
ils étaient attendus, il s'en excusa.
On
passa à table. Il s'agissait en fait d'une très vaste
pièce commune chauffée par un de ces poêles
monumentaux de type alsacien, un coin de la pièce faisait
office de salle à manger. Il y avait une série de
fenêtres sur deux des faces disposées de ce coté
et l'on avait une vue magnifique sur le lac un peu déformée
par les carreaux des doubles fenêtres dont la profondeur des
embrasures permettait de mesurer l'épaisseur des murs,
sûrement plus d'un mètre. Le repas était simple
si l'on excepte la présentation très recherchée.
Les mets lui dit-on étaient traditionnels le jour de Pâques.
L'atmosphère
était un peu tendue mais cordiale. On parla surtout de la
France qui les intéressait beaucoup. Tout en conversant, il ne
cessait d'observer Thérèse pour en garder le souvenir, car ils
pensaient
l'un et l'autre qu'ils ne se reverraient plus. Thérèse. semblait
mélancolique, ce qui ne lui était pas habituel et
essayait de sourire bravement en le regardant également. Les
autres enfants ne parlaient pas français et ne comprenaient
manifestement rien à la situation. Tout de suite après
le dessert l'avocat l'invita à aller faire un tour sur le bord
du lac avec lui.
Il
prit son imperméable, car le temps menaçait, l'avocat
revêtit un manteau et un chapeau à bord roulé et
ils sortirent.
Il
comprit aussitôt la raison de cette promenade; ils ne pouvaient
faire cinquante mètres sans croiser une personne ou un groupe
qui saluait du chapeau l'avocat avec déférence et
lui-même répondait avec gravité mais sans
chercher à lier conversation. Ils allèrent jusqu'au
bout de la promenade et revinrent sur leurs pas sous une tornade de
neige d'une extrême violence. Le père de T. ne changea
pas son rythme pour autant et quand ils rentrèrent n'ayant
échangé que des banalités, il était
positivement frigorifié, car il était très
légèrement vêtu.
Ils
prirent en famille le café et des alcools pour se réchauffer
et le temps était venu de se quitter. Il les remercia vivement
de leur hospitalité et les assura que celle ci resterait au
moins un bon souvenir de cette journée.
Sa
mère proposa gentiment à Thérèse de l'accompagner jusqu'à
la porte, ils descendirent l'escalier ensemble, il sentit dans sa
poche d'imperméable quelque chose d'insolite il en retira un
petit paquet contenant des oeufs de Pâques et un lapin en
chocolat.
-
Ce n'est pas moi, lui dit-elle, ce doit être mon frère,
il est très gentil.
-
Remerciez le, dit-il sur le pas de la porte, ils avaient du mal à
se quitter.
-
C'est dommage, dit elle, un peu penchée vers lui.
Il
hésita à l'embrasser, mais par timidité
certainement et par raison, il n'en fit rien.
-
Au revoir, dit-il en lui serrant la main ou plutôt adieu. Il
lui sourit un peu et s'éloigna rapidement.
Ils
ne se revirent jamais. Il crut bien l'apercevoir deux ans plus tard,
à la porte d'un restaurant où il déjeunait avec
sa femme, elle examinait la carte, elle était accompagnée
et ne rentra pas; mais c'était sans doute uniquement une
ressemblance, cela lui montra combien leur rencontre avait compté
pour lui.
Rentré
à Paris, il envoya une petite brochure d'art sur la cathédrale
d'Amiens à la mère de son amie pour la remercier de son
accueil et sa gentillesse. Elle lui répondit très
aimablement en l'assurant qu'il avait pris la décision la plus
sage et en lui souhaitant de trouver dans la vie le bonheur qu'il
méritait.
Dix
huit mois plus tard, à l'occasion de ses fiançailles,
il écrivis à Thérèse pour les lui apprendre et l'assurer
qu’il ne l'oubliait pas, même s’il était
très heureux et qu'il lui en souhaitait tout autant. Elle lui
répondit pour le féliciter l'assurant qu'il avait
toujours une place dans son coeur et qu'il avait bien de la veine
lui... il ne sut trop que penser de ces points de suspension qui lui
montraient une fois de plus combien il avait de mal à la
comprendre. Ils n'eurent plus aucune nouvelle l'un de l'autre.
O.
et Françoise..
Après
la secousse que lui avait causée sa dernière déception
amoureuse, il était complètement démobilisé
et n'avait plus attaché d'importance à son rang de
sortie; il devait étant donné son âge d'entrée
accepter un emploi militaire à la sortie de l'école, il
n'avait en fait le choix qu'entre les fabrications d'armements qui
lui répugnaient moralement et une arme classique. Il choisit
le Génie et pour cela le rang de sortie importait peu, il
avait suffisamment d'avance pour pouvoir se relâcher. Il passa
donc les deniers mois à se distraire et à accepter un
certain nombre d'invitations à Amiens.
Au
cours de ces réceptions il fit la connaissance d'une jeune
fille très agréable et il ne résista pas à
la tentation de lui faire la cour pour se guérir un peu de sa
tristesse, il constata une fois de plus que le remède était
efficace; tout au plus avait-il quelques remords car il sentait la
jeune fille, O., très éprise de lui. Aussi par
précaution il lui expliqua qu'il devait passer six ans dans
l'armée que c'était une situation très précaire
et qu’il n'avait aucune intention de se marier avant. Cela
sembla la navrer et la rendit plus réservée comme il le
voulait.
Au
mois de septembre il rentra à l'école du génie
d'Angers, où il devait rester un an. Il acheta une moto avec
ses premières économies, ce qui lui donna de
l'indépendance. Angers est une ville très gaie où
l'existence des facultés de droit et de médecine, de
l'école d'agriculture et l'école d'application du Génie
donnait beaucoup d'animation et que les vins d'Anjou ou du Layon
contribuaient à parfaire ainsi que le caractère
accueillant des familles angevines.
L'automne
et l'hiver furent assez calmes, et furent égaillés par
quelques bridges chez le colonel commandant l'école ou chez le
colonel commandant en second qui tous deux avaient des filles à
marier plutôt gentilles et très entourées, mais
également très surveillées. Par elles le petit
groupe de ses amis firent connaissance d'autres jeunes angevines qui
par la suite les invitèrent régulièrement à
différentes festivités dès le début du
printemps. Déjà à l'occasion de la fête
traditionnelle de la sainte Barbe, les élèves officiers
du génie avaient pu en inviter certaines à la soirée
organisée à cette occasion. Un tissus de relations se
tissait ainsi petit à petit. A peu près à la
même époque il avait eu la surprise de rencontrer comme
par hasard son amie O. tout près de l'entrée de la
caserne accompagnant une petite fille et un bébé en
landau, il lui dit :
-
Que faites-vous là, je ne vous savais pas dans la région.
-
Je suis chez ma soeur qui habite à quelques mètres
d'ici, je suis venue l'aider avant la naissance de son cinquième
enfant qui doit avoir lieu ces jours ci. Je savais que vous étiez
ici, mais jusqu'à présent, je ne vous avais pas aperçu
comme je l'espérais.
-
Y a-t-il longtemps que vous vous êtes là?
-
Environ quinze jours, et je dois dire que je m'ennuie un peu à
garder mes jeunes nièces, si vous le pouvez, venez prendre le
thé cela me distraira, je ne pense pas que ma soeur y voit
d'inconvénients et c'est tout près.
-
Vous êtes bien aimable, c'est très facile, nous sommes
libres tous les jours à cinq heures et ce n'est pas le travail
qui nous étouffe en dehors des exercices extérieurs.
Cela me distraira également.
Il
mena ainsi une vie très agréable, tous les deux ou
trois jours il passait et ils discutaient tous les deux en prenant le
thé assis dans de profonds fauteuils écoutant souvent à
la radio les récits pimentés d'un explorateur qui
racontait ses expériences avec une verve remarquable, il était
intarissable et un peu leste également, ce qui la faisait
rougir mais ne l'empêchait pas d'écouter. La maison
était à eux à cette heure là, ils
aidaient les enfants à prendre leurs bains et à se
mettre en tenue pour la nuit. Il partait généralement
quand la soeur aînée rentrait. Celle ci l'invita à
dîner un soir pour faire la connaissance de son mari un jeune
avocat très en vue qui présidait également les
destinées du club de football local et faisait un peu de
politique.
La
table était magnifique, mais on avait à peine fini les
hors d'oeuvre que la jeune femme fut obligée de partir pour la
clinique accompagnée de son mari, la naissance tant attendue
survenait brusquement. Il finit rapidement de dîner seul avec
son amie, amusée par la tournure des événements,
ils couchèrent les enfants qui avaient été
alertés par le bruit du départ précipité
et il la quitta de bonne heure. Son amie rentra à Amiens peu
de temps après la naissance et Ils ne se revirent plus.
Ses
parents prirent contact avec les parents de Pierre en leur disant que
leur fille serait très heureuse si leur fils voulait
l'épouser, car elle en était très éprise.
Quand il le sut, il fus contrarié, il avait beaucoup d'estime
et d'amitié pour elle et ne put que répéter une
fois de plus qu’il ne désirait pas se marier pour
l'instant et qu'il le lui avait déjà dit. Elle fut très
déçue. Il la plaignait car il savait par l'expérience
récente vécue avec son amie Thérèse ce qu'elle pouvait
ressentir, elle avait beau être charmante, il ne la considérait
que comme une amie mais pas comme une femme possible et il était
incapable de dire pourquoi. Mais il était plein de remords
d'avoir en passant ces moments si agréables ajouté à
sa peine.
Ce
fut par une ironie du sort peu de temps après qu’il
rencontrât Françoise qui lui fit oublier toutes ces résolutions.
Il
fut invité, par le canal des filles du colonel, avec un de ses
camarades, fils de général qui les connaissait très
bien à une sorte de surprise partie comme il se faisait en
Anjou qui commence vers cinq heures de l'après midi et qui
finit impérativement à minuit ce qui est agréable
et moins artificiel car on peut profiter de l'agrément des
jardins, chez des personnes possédant une très belle
propriété au Nord de la ville (les Tabarly). Ils
avaient une fille originale qui se déplaçait en moto et
faisait du cheval et deux frères qui ne rêvaient que de
bateaux et qui devinrent plus tard des navigateurs mondialement
connus, comme d'autres angevins de la même génération.
Son
camarade prit en charge les filles du colonel, il était tout à
fait libre. Pierre se dit par jeu:
-
déterminons d'abord quelles sont les filles les plus agréables
à priori, je les inviterai à danser ensuite.
Sur
le seul aspect il en retint quatre ou cinq et surtout deux qui
étaient vraiment remarquables. La première Solange
qu'il invita lui parut tout de suite superficielle et coquette, douée
d'un tempérament peu commun et à la fois très
gentille, il se sentit un peu débordé, d'ailleurs elle
avait un succès phénoménal et n'avait pas besoin
de lui pour s'amuser. Il ne la réinvita qu'une autre fois par
politesse ainsi que quelques fois la jeune fille de la maison, du
genre garçon manqué, sympathique et sans détours.
Il
invita ensuite la seconde qui physiquement rappelait un peu la
première. En réalité, elle lui faisait penser à
l'une de ses tantes en plus jeune, cette tante avait dans sa famille
la réputation exagérée d'être à
moitié folle, en particulier elle recevait si bien les
vagabonds que ceux ci se succédaient sans interruption à
la ferme familiale.
Il
l'invita à danser et un peu provocateur lui dit:
-
Vous me rappelez une de mes tantes qui est à moitié
folle mais qui est très jolie et très gentille. Elle
lui répondit qu'elle avait du mal à prendre cela comme
un compliment. Il s'excusa de sa maladresse, et la conversation prit
un tour plus normal.
(Mais
ceci est une autre histoire, cette jeune fille Françoise allait devenir
sa
femme.)